L’enjeu de la décarbonation est le sujet du moment pour les entreprises qui ont l’international comme horizon. La cinquième édition de l’Université d’été de l’internationalisation des entreprises (UEIE), qui s’est tenue les 6 et 7 juillet à Marseille, l’a confirmé. Son thème « Commerce international : le défi carbone » a rassemblé plus de 200 participants, professionnels de l’export et dirigeants d’entreprises, pour un vaste brainstorming qui a permis de percevoir les premiers impacts concrets, pour les entreprises et leurs écosystèmes, de cette nouvelle urgence planétaire.
Etienne Vauchez, président du Think Tank la Fabrique de l’exportation, co-organisateur de l’UEIE 2023* a résumé la philosophie de cette édition : sur ce « sujet relativement polémique » – le commerce international est beaucoup décrié dans l’opinion et les milieux écologistes pour son impact négatif supposé sur le changement climatique- l’idée des organisateurs était de l’aborder sous plusieurs angles concrets. Et de voir comment accélérer cette transition, leur conviction étant que « les entreprises qui prennent ce problème à bras le corps réussissent mieux que les autres ».
Plusieurs témoignages lors des plénières et des ateliers ont, de fait, permis de constater que loin des discours et des postures générales et polémiques, cette transition de la décarbonation de l’activité prend une tournure très concrète, au moins en Europe, à travers les nouvelles réglementations qui obligent les grands donneurs d’ordre à passer au peigne fin leurs chaînes d’approvisionnement, entraînant avec eux des filières entières.
L’impulsion des réglementations
Car au-delà de la prise de conscience citoyenne depuis la crise sanitaire, l’impulsion initiale vient de la vague de nouvelles réglementations qui déferle depuis en France et dans l’Union européenne (UE) et touche tous les secteurs. Elle a été évoquée tout au long de ces journées.
Pour l’UE et son paquet législatif du « Green Deal » (ou Pacte vert), on n’en citera qu’une : la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), sur l’obligation de reporting extra-financier sur toutes les questions de RSE (Responsabilité sociétale et environnementale des entreprises, ESG pour le sigle anglais). Celles-ci incluent l’obligation de réaliser bilan carbone et trajectoire de décarbonation selon un calendrier dont les échéances se rapprochent.
En 2025, toutes les grandes entreprises de plus de 500 salariés devront produire un rapport, obligation qui sera étendue aux ETI de plus de 250 salariés et aux PME cotées en 2026. « Cela va mettre une pression énorme sur les ETI » confiait par exemple Yvon Martinet, avocat chez DS Avocats.
En France, la Stratégie nationale bas carbone adoptée en 2019 a devancé l’UE : elle fixe une trajectoire de réduction des émissions de CO2 pour tous les secteurs afin de parvenir à la neutralité carbone en 2050. C’est dans ce cadre qu’ont été fixées les obligations de réaliser un bilan carbone et de définir une trajectoire de réduction des émissions aux grandes entreprises et ETI cotées et non cotées. Dès 2020, cela devait être fait sur le « scope 1 » et le « scope 2 », autrement dit les émissions directes et indirectes des entreprises, et, à partir de juillet 2022, sur le fameux « scope 3 », qui concerne la chaîne des fournisseurs (supply chain).
Or, ces obligations réglementaires commencent à se diffuser, par la force des choses, auprès des plus petits acteurs qui font partie des écosystèmes des grandes entreprises qu’elles ciblent. C’est la deuxième impulsion qui contribue à accélérer le mouvement. Au moins trois exemples l’ont démontré lors de l’UEIE.
Carrefour et Total Energies commencent à sensibiliser leurs fournisseurs
Dans le BtoC, Carine Kraus, directrice des engagements chez Carrefour (Chief impact officer en anglais, une fonction qui se répand comme une trainée de poudre dans les grandes entreprises internationales) a détaillé la stratégie de ce géant de la grande distribution (90 milliards d’euros de CA ; 90 000 personnes dans 40 pays en Europe et en Amérique latine) pour réduire son empreinte carbone.
Celle-ci est très importante : 100 millions de tonnes de CO2 annuel, l’équivalent de ce que fait l’Irlande. Mais seulement 2 millions proviennent de ses magasins, très peu du transport, tout le reste vient des produits qu’elle distribue, autrement dit le fameux scope 3. « La cannette de soda est très émettrice » a rappelé la responsable.
En conséquence, Carrefour a décidé d’agir sur ses fournisseurs. « Nous demandons au top 100 de nos fournisseurs de se doter d’une trajectoire climat d’ici 2026 » a précisé Carine Kraus.
Chez Vicat, « c’est le sujet d’aujourd’hui »
La même tendance est à l’œuvre dans le BtoB. Le groupe cimentier Vicat, leader français de son secteur, en est un exemple très concret. Dans ce domaine, alors que le ciment est réputé l’un des matériaux parmi les plus émetteur de gaz à effet de serre, ce groupe familial plus que centenaire « ne peut pas se contenter d’être suiveur, on doit être pionnier et chef de file de ce sujet de décarbonation » a déclaré Marie Godard-Pithon, en charge de la performance du groupe. « Ce n’est pas un sujet parmi d’autres, c’est le sujet d’aujourd’hui ». Le béton est, en volume, le deuxième produit le plus consommé dans le monde après l’eau.
Contrairement à Carrefour, chez Vicat, 80 % des émissions viennent du « scope 1 », son activité industrielle, peu du scope 2, et relativement peu du scope 3 (15 %, dont 20 % du transport). Pour réduire cette empreinte, Vicat mise à fond sur l’innovation dans ses process (dont elle fait bénéficier ses filiales) et les matériaux, ainsi que le recyclage des déchets comme source d’énergie de substitution pour ses fours. « On adapte notre outil industriel en fonction de cette source d’énergie que sont les déchets ».
Autre exemple, Total Energies, un mastodonte du secteur pétrole et gaz qui a engagé sa transformation pour progressivement augmenter ses investissements dans les énergies renouvelables et réduire son empreinte carbone. Lors d’un atelier sur le thème « comment la décarbonation change les termes de la concurrence », Alexandre Martin-Denavit, de Total Energies, a détaillé la manière dont le groupe commence à faire pression sur la chaîne d’approvisionnement du « scope 3 » pour tenir sa trajectoire de décarbonation.
Il le fait progressivement, dans le cadre d’une stratégie « achats responsables » et la sensibilisation de ses fournisseurs. Cette démarche l’a ainsi conduit à identifier 1300 fournisseurs clés, dont « 500 prioritaires » car ils représentent 70 % de l’empreinte carbone.
Ils font l’objet d’un programme en cours de préqualification et de sensibilisation pour les inciter à franchir une nouvelle étape : se doter d’une démarche de décarbonation d’ici 2025. « 65 % l’on déjà fait » a assuré le responsable. La prochaine étape, ce sera de tester concrètement l’intégration de critères « achats responsables » dans des appels d’offres de Total Energies.
La commande publique à la traîne
Si le canal des grands donneurs d’ordre privés est un incontestablement un levier de plus en plus efficace pour diffuser les obligations de décarbonation dans des filières entières, domestiques et internationales, est-ce le cas du secteur public ? A ce stade, ce n’est pas encore le cas.
A l’international, on en est au tout début. « Les banques de développement s’y mettent mais les critères ESG/RSE ne comptent quasiment pas pour le moment », a observé Yvon Martinet lors de cet atelier.
Quant à la France, les critères RSE sont la plupart du temps encore absents de la commande publique. Et ils sont parfois interprétés de façon très large : dans un appel d’offre récent de la SNCF, la protection des données numériques faisait partie des critères RSE…
OMC et COP 28 : quant commerce international et climat se rapprochent
Intervenant lors de l’UEIE, à Marseille le 7 juillet, lors d’une plénière consacrée à l’OMC (Organisation mondiale du commerce) et au climat animée par l’ancien président des CCEF Alain Bentéjac, le français Jean-Marie Paugam, directeur général adjoint de l’OMC a annoncé qu’il y aurait une journée consacrée au commerce international lors de la Cop 28 de Dubaï (30 novembre-12 décembre). L’OMC sera même « hébergée » dans le pavillon de la Chambre de commerce internationale (ICC).
Alors que l’OMC n’a pas de mandat pour traiter du climat en tant qu’organisation internationale, sa direction, convaincue que le commerce peut accélérer la circulation des technologies vertes, plaide néanmoins, dans les discours de sa directrice générale Ngozi Okonjo-Iweala et en coulisse, pour que les échanges de biens de la « green tech », contribuant à la lutte contre le changement climatique, ne fasse l’objet d’aucune restriction, voire soient libéralisés : « il faut y aller, même par petits groupes de pays » a estimé Jean-Marie Paugam, en précisant qu’il s’exprimait à titre personnel.
Pour autant, l’alignement sur les directives de l’UE et sa taxonomie est inéluctable mais la question du timing est source de préoccupations pour nombre de PME qui ne discernent pas encore bien les avantages, en termes commerciaux, qu’elles peuvent tirer d’un engagement résolu dans un plan de décarbonation, qui nécessite des ressources humaines et des investissements.
La foire aux labels
La question de la valorisation commerciale des engagements de réduction de son impact carbone -et plus généralement ses engagements RSE- est cruciale pour accélérer la transition des entreprises. Les « labels » et autres certifications officielles sont une réponse, d’autant plus que les obtenir oblige à mettre en place une stratégie et une méthodologie utiles, et qu’ils seront de plus en plus exigés dans les années à venir par les donneurs d’ordre et les consommateurs. Mais il faut bien reconnaître que cet univers des labels RSE est encore une véritable foire, entre les labels officiels et les labels « maisons », et les différences entre secteurs.
« Il n’existe pas de liste définitive » expliquait l’intervenante d’un atelier consacré au sujet. En outre, même lorsqu’ils sont sérieux à l’instar d’Ecovadis, un label RSE qui a vocation à s’internationaliser, ces labels français ne sont pas toujours reconnus à l’étranger, chaque pays ayant ses propres labels nationaux. Un participant industriel a relaté que pour se simplifier la vie, il a décidé de se doter du label le plus reconnu localement dans les pays d’origine du top 5 de ses clients… En attendant que des équivalences se négocient entre gouvernement, un conseil : dans se domaine, mieux vaut se faire accompagner par un expert des labels de son secteur…
Ainsi, les clients sont-ils prêts à payer plus cher pour des produits ou des prestations décarbonées ? A voir. Cela dépend fortement du degré de maturité des marchés sur la question climatique, avec de grands écarts entre les pays développés et en voie de développement et entre les secteurs. Chez Vicat, le ciment bas carbone ne représente encore que 1 % des ventes, certes en croissance…
« Le sujet de prix est un énorme sujet, a rappelé Ludovic Subran, directeur de la recherche économique d’Allianz. Si on faisait payer toutes les externalités négatives, beaucoup de consommateurs ne pourraient pas se payer un steak de bœuf ». Et de fustiger le phénomène « import bashing », parallèle à l’engouement pour le Made in France, qui consiste à critiquer systématiquement les produits importés pour leur supposé impact sur le climat. « On a tous un biais domestique », a estimé l’économiste, mais qui s’explique surtout par la méconnaissance de l’empreinte carbone des produits venus de loin. « On manque de transparence » a ajouté Ludovic Subran.
Une chose est sûre, on en est au tout début d’une transformation de long terme. Car le consommateur n’est pas le seul paramètre à prendre en compte. Les Carrefour, Vicat et Total Energies ont également cité les investisseurs, de plus en plus sensibles aux critères RSE, quitte à en faire des motifs d’inéligibilité, mais aussi celui de la « marque employeur », pour continuer à attirer les jeunes talents qu’ils ont tant de mal à recruter actuellement.
Christine Gilguy
* Les organismes co-organisateurs de l’UEIE 2023 sont, outre la Fabrique de l’exportation : OSCI, Medef International, CCI France International, Conseillers de commerce extérieur de la France, Bpifrance, EOC International.