Commissaire de l’Union européenne (UE), Thierry Breton veut défendre l’Europe. Tel est le message que le responsable du Marché intérieur était venu délivrer à Paris le 20 janvier, soit moins de deux mois après l’entrée en fonction, le 1er décembre, de l’exécutif présidé par Ursula von der Leyen.
Détenteur d’un portefeuille élargi à l’industrie, la défense, l’espace et le numérique, l’ex-président de la société informatique Atos pendant dix ans a souligné sa volonté de promouvoir une Europe de la Défense. Un sujet qui lui tient d’autant plus à cœur, a-t-il insisté, que, sous la présidence de François Hollande, il avait initié un « concept » de fonds européen de sécurité et de défense.
« C’était une initiative citoyenne, comme ancien ministre de l’Économie, des finances et de l’industrie (février 2005-mai 2007) sous la présidence de Jacques Chirac », a-t-il précisé, se félicitant aujourd’hui que la création d’un Fonds européen de défense (Fed) soit sur la table de l’exécutif à Bruxelles.
Mais l’ancien patron d’Atos s’est fait aussi le défenseur de l’UE, quand il a réitéré au fil des questions des journalistes sa volonté d’un marché intérieur structuré, protégeant les consommateurs et les milieux d’affaires européens. Tel fut le cas notamment sur des questions qu’il connaît bien et dont il la charge : taxe numérique, plateformes digitales, protection des données, cyber sécurité, 5 G, etc. De fait, à une autre période de sa carrière, Thierry Breton a aussi présidé aux destinées de deux grandes entreprises françaises, Thomson et France Telecom, pendant huit ans (mars 1997-février 2005).
T. Breton : « on ne va pas avoir une Armée européenne »
Sur le premier grand dossier, la défense européenne, Thierry Breton s’est montré offensif, tout en jouant la modération. Les industriels en France, comme le rappelait récemment Eric Trappier, patron de Dassault et du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas), sont mobilisés autour de la proposition de la Commission européenne de créer le Fed et de le doter des 13 milliards promis à l’origine dans le cadre financier pluriannuel (CFP) 2021-2027 de l’UE.
Tout en confirmant l’ambition de départ, Thierry Breton a laissé entendre qu’il avait joué un rôle à l’époque, en présentant son idée d’un budget commun à la ministre de la Défense de l’Allemagne, qui était Ursula von der Leyen, et au président de l’exécutif européen en exercice, Jean-Claude Juncker, « qui finalement a mis en route un fonds ».
La vocation du Fed est aujourd’hui de « favoriser la recherche en amont » sur l’ensemble du territoire européen. Rien de plus. « On ne va pas avoir une Armée européenne, des Opex (opérations extérieures), ça prendra du temps », a prévenu Thierry Breton. Mais, selon lui, ce que peut faire dans l’immédiat l’Europe c’est « d’accroître son autonomie dans des domaines critiques ».
D’ailleurs, il serait temps d’agir, car, selon le commissaire européen, « l’Europe a diminué son effort de défense d’environ 10 % quand les autres continents l’ont augmenté ». Le succès ne sera, cependant au bout du chemin, que si tous les Etats membres sont impliqués et profitent de l’initiative, et pas seulement les plus grands (France, Italie, Espagne, Suède, Allemagne).
Des compétences en Hongrie, en Tchéquie, en Slovaquie, en Roumanie
Du coup, les projets qui seront présentés pour être éligibles au Fed devront concerner au moins trois États membres de l’UE et associer des PME aux plus grandes entreprises. Ce qui signifie au passage que les bénéficiaires pourront être des sociétés juste créées et des startup.
Outre lancer des projets, il s’agit de développer des filières. Et, à ce égard, Thierry Breton a insisté sur « le regard particulier et sur le besoin de se protéger » de l’Europe de l’Est vis-à-vis d’autres pays « encore plus à l’est ».
Cette position singulière, historique et géographique sur le continent, aurait permis à la Hongrie, la Tchéquie, la Slovaquie ou encore la Roumanie de se doter de réelles compétences en matière de cyber sécurité, d’ingénierie, de logiciels. Maintenant, sans faire de l’essaimage avec le Fed, Thierry Breton estime que « la défense doit être l’affaire de tous ».
Taxe numérique : la Commission européenne sera inflexible
S’agissant d’un autre volet de son portefeuille, la politique numérique de l’UE, l’ancien ministre a brandi l’arme de la souveraineté, en l’occurrence de la souveraineté technologique. Que les Européens veuillent taxer les entreprises numériques est « légitime » sur le territoire européen et Thierry Breton espère qu’une « solution équitable et contraignante » sera trouvée dans « l’enceinte de l’OCDE ».
Pour sa part, la France impose, depuis le 1er janvier 2019, les grandes entreprises du numérique à hauteur de 3 % de leur chiffre d’affaires. C’est une solution transitoire, en attendant l’adoption d’une fiscalité internationale, a encore expliqué Emmanuel Macron à son homologue américain Donald Trump lors d’un entretien téléphonique dans la soirée du 19 janvier, dont la teneur a été révélée le lendemain. Au moment où Thierry Breton s’exprimait à Paris, une source diplomatique a Paris faisait savoir à la presse que les deux chefs d’État se sont entendus pour prolonger les négociations jusqu’à la fin de l’année sans que les États-Unis n’infligent de sanctions commerciales à la France.
En l’occurrence, pour le commissaire européen, le cadre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) est « le bon » pour parvenir à une accord global sur la taxation des entreprises du numérique. Reste, a-t-il averti, que, si, au terme des discussions, aucun accord n’était trouvé, l’UE « adopterait sa propre solution ». Par ailleurs, si les États-Unis décidaient d’alourdir les droits de douane sur les importations françaises par mesure de rétorsion, comme Donald Trump en a brandi la menace, alors l’UE à son tour adopterait des mesures de rétorsion.
5 G : une stratégie tout en nuance
Se défendant de vouloir pointer quiconque parmi les opérateurs, Thierry Breton préfère parler de « taxe numérique » que de « taxe Gafa » (Google, Amazon, Facebook, Apple). Dans le même esprit de neutralité, il aura réussi l’exploit à Paris de dessiner les contours de sa stratégie en matière de téléphonie mobile de 5e génération (5 G), sans jamais citer le nom du géant chinois Huawei. Une stratégie tout en nuance.
Alors que les États membres sont divisés quant à l’ouverture de leurs marchés au numéro un mondial des télécommunications, d’origine chinoise, le commissaire européen estime, de son côté, que le recours à des entreprises européennes sera favorable au déploiement de la 5 G. « Quoi qu’on en dise, l’Union européenne n’est pas en retard, ce serait même le contraire », a martelé le commissaire.
Ainsi, selon lui, 55 % des brevets essentiels à la 5 G sont déposés par les Européens, 30 % par le Chinois et 18 % par les Américains. « Si les États-Unis recourent à nos fournisseurs, ce n’est pas pour rien », a-t-il renchéri, dévoilant au passage que « dès le deuxième jour de son arrivée à Bruxelles, il avait lancé des investigations sur la 6 G ».
Une nouvelle architecture
Thierry Breton défend d’autant plus la souveraineté technologique de l’UE, que la 5 G ne serait pas seulement un simple réseau de télécommunications et que les risques pour les consommateurs, les États membres et les entreprises seraient réels. « C’est une toute nouvelle architecture, qui sera mise en place vers 2023 » avec un débit plus rapide mais une portée moindre, ce qui signifie qu’il va falloir beaucoup plus d’antennes que pour la 4 G. Or, ce seront « des antennes intelligentes » qui « seront capables d’échanger et de traiter en temps réel », a-t-il exposé.
Dans ces conditions, comment contrôler tous ces « points d’entrée », comment être à l’optimum en matière de cybersécurité ? Autant de sujets fondamentaux à traiter. Sans compter que dans une nouvelle architecture, il peut toujours y avoir des bugs, favorables aux logiciels malveillants et aux hackers.
Non seulement il faut « des logiciels gigantesques et beaucoup de maintenance pour le contrôle », a encore souligné Thierry Breton, mais il faut aussi penser que « les opérateurs, en dehors des gros, devront faire appel à des sous-traitants, lesquels ne se trouvent pas forcément tous dans l’UE, ce qui est un problème pour la sécurité de tous ».
Dans un rapport sur les risques de sécurité sur les réseaux 5G, la Commission européenne a déjà pointé les menaces que représentent les fournisseurs liés à des États tiers ou sans contre-pouvoir de type démocratique. De son côté, Thierry Breton s’est défendu de fermer la porte à quiconque, mais à condition de respecter des normes strictes et les valeurs européennes. Il a au passage confirmé la mise en place d’une « boîte à outils », qui sera mise au service des États membres pour réguler et éliminer si possible les menaces et les risques que pourraient représenter certains équipements dans la 5 G. On devrait en savoir plus d’ici la fin du mois.
François Pargny