Depuis les déclarations de Farhat
Rajhi, éphémère ministre de l’Intérieur du gouvernement de transition tunisien,
sur le choix de l’armée d’imposer un régime militaire si le parti islamiste
Ennahda (Renaissance) l’emporte lors de l’élection de l’Assemblée constituante,
le 24 juillet, les manifestations musclées se succèdent à Tunis. Des groupes de
jeunes, parfois de très jeunes garçons (15 ans), a pu constater Moci.com, s’opposent aux forces de police avenue Habib
Bourguiba, ce qui a amené le gouvernement à décréter le couvre-feu le 7 mai.
Les manifestants seraient manipulés
ou seraient des membres d’Ennahda. A vrai dire, on ne voit pas pourquoi ce
parti déstabiliserait la transition démocratique, alors que, seul mouvement
bien organisé, Renaissance devrait, en toute logique, acquérir une position
majeure à la faveur des élections. D’ailleurs, le parti a joué l’apaisement en
déclarant ne pas douter de l’intégrité de l’armée.
S’agirait-il alors, au moins en
partie, de chômeurs ? Peut-être… Ou encore d’adhérents ou de jeunes
manipulés par des sympathisants de l’ancien parti au pouvoir, le Rassemblement
constitutionnel démocratique (RCD) ? Cette thèse ne peut être écartée,
tant le RCD, comme une pieuvre, a étendu sous l’ancien régime ses tentacules
dans tout le pays. Un certain nombre de barrages dans les régions lui sont ainsi
attribués. D’autres seraient le fait de chômeurs ou de pauvres.
« Jamais, du temps de Ben
Ali, je n’avais été consciente d’une telle misère dans l’intérieur du pays. Et
je ressens une certaine culpabilité », avoue la dynamique directrice
générale des Industries textiles, Dalila Ben Yahia, elle-même originaire d’un
petit village de l’intérieur, près de Gabès. Cette misère a amené le
gouvernement temporaire à prendre des mesures d’urgence en faveur des
populations défavorisées et à rééquilibrer les priorités géographiques en
faveur des régions les plus déshéritées.
« L’équipe au pouvoir compte
nombre de technocrates de qualité, mais qui ne connaissent pas bien le contexte
local, parce qu’ils opéraient à l’étranger. Elle gère les urgences et ne peut
aujourd’hui que préparer le travail pour celle qui lui succèdera après les
élections », explique, à son tour,
Noura Laroussi Ben Lazreg, directeur général de l’Agence nationale pour
la maîtrise de l’énergie (ANME). Tous les interlocuteurs rencontrés dans la capitale,
tunisiens ou français, estiment qu’il faudra compter au moins 18 mois avant que
le processus démocratique en cours depuis la « révolution du
jasmin », il y a seulement trois mois, permettre à la Tunisie d’acquérir une
stabilité politique et sociale.
La révolte a débouché sur des
comportements exacerbés. Même les ministres peuvent être
« chahutés », interpellés vivement, trop vivement par leurs
interlocuteurs, déplore-t-on au sein de plusieurs administrations. Seul le
Premier ministre, Caïeb Essebsi, homme d’expérience, semble conserver son
autorité aux yeux de tous, fonctionnaires, entrepreneurs, hommes et femmes de
la rue. Quant aux syndicats, depuis la démission de son président, Hédi
Djilani, l’organisation patronale Utica est en proie à des luttes internes.
Seule l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) semble aujourd’hui
crédible.
La centrale syndicale, qui avait abandonné la
lutte sociale depuis une dizaine d’années, comme « cassée » par
l’Etat policier, semble avoir retrouvé sa légitimité. Elle a su prendre en
marche le train des revendications sociales, puis jouer le rôle de modérateur.
Une bonne nouvelle, car « les filiales d’entreprises étrangères, en
particulier, vont devoir aujourd’hui penser local, ne pas seulement se référer
à la politique et à la discipline de leur maison mère, pour inventer une
politique de ressources humaines qui n’était pas nécessaire du temps de Ben
Ali », assure Stéphane Le Graët, directeur général de PMGI Maghreb,
spécialiste de l’organisation et du management.
Faute d’expérience d’un véritable
dialogue social en Tunisie, c’est la discussion au sein de chaque entreprise
qui prime pour le moment. Quand c’est possible… « L’UGTT a organisé des
élections dans notre société. Il n’y avait pas assez de votants et tout est à
recommencer », observe, un peu fataliste, Arnaud Boulard, directeur de NP
Tunisia, le site local du plasturgiste lyonnais Nief Plastic. Ce jeune patron
de 40 ans a, toutefois, « anticipé, de son propre aveu, sur d’éventuelles
négociations en accordant une augmentation salariale de 15 %, au lieu de 5 %
les années précédentes ». Il est vrai que NP Tunisia affiche des
croissances remarquables de son activité, de 20 à 30 % bon an mal an.
Arnaud Boulard estime que
« + 15 % est un minimum pour pérenniser l’activité ». Sa société, qui
a très rapidement repris son activité aux lendemains de la révolte populaire,
organise depuis le transport de son personnel. Une initiative d’autant plus
appréciée des salariés qui craignent aujourd’hui pour leur sécurité et celle de
leurs proches. « Incontestablement, la délinquance de rue s’est développée
et les relations entre les Tunisiens se tendent », selon Arnaud Boulard.
Cet environnement un peu difficile, assure cet homme optimiste, « ne va
pas nous empêcher d’investir encore un million d’euros pour se doter de
nouvelles machines d’injection ».
François Pargny, envoyé spécial