Président de la Commission Asie-Pacifique (APAC) des Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF) et vice-président du comité Singapour des CCE, Michel Beaugier décrypte pour Le Moci l’impacte de la guerre en Ukraine sur le rôle de la Chine, mais aussi, à terme, le commerce extérieur de la France.
Cette question revient en boucle dans les débats télévisés, dans les articles de presse plus ou moins bien documentés sur les frictions des plaques géopolitiques des pays d’Europe de l’Est et d’Asie. Elle revient également au sein des conseils d’administration des sociétés françaises du CAC 40 mais aussi chez nos ETI et PME, celles-là même qui ont souffert de 24 mois de fermetures des frontières et des visio-conférences qui s’éternisent à jusqu’aux brumes matinales. Quelle va être la partition commerciale et règlementaire jouée par la Chine pour atténuer les effets de la fermeture des marches ukrainiens et russes ?
L’Asie, à la majorité absolue, sans l’ombre de la moindre concertation, a adopté une position de neutralité absolue vis-à-vis du conflit. Spontanément, la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Sud et les 10 pays de l’Asean se sont empressés de ne pas prendre parti ou, dans le meilleur des cas, tièdement. Seul Singapour, petit pays, et champion toute catégorie de la neutralité, à laquelle l’île État doit sa jeune existence, a annoncé d’entrée soutenir certaines des sanctions décidées par l’Union européenne (UE) et les États-Unis.
Ceci s’explique d’abord par la faiblesse des échanges commerciaux. Ensemble, la Russie et l’Ukraine n’absorbent, selon les derniers calculs de la Banque asiatique de développement (ADB), que 1,5 % de toutes les exportations d’Asie et 2,5 % de ses importations. Mais surtout, comme l’a écrit le philosophe Luc Ferry, parce que « …être craint et haï par des démocraties molles n’est qu’anecdotique ». Aux yeux de la Russie, l’avenir du monde a basculé du côté de l’Asie et de l’inde, sanctuarisant ainsi un grand nombre de « démocratures ». « Démocrature », l’antonyme moderne de démocratie !
La Chine va capter les opportunités
Concrètement…économiquement, commercialement, qu’est-ce que tout ceci pourrait vouloir dire pour la France, pour nos entreprises, pour notre balance du commerce extérieur qui affiche un solde négatif de 85 milliards d’euro à fin 2021, et, prioritairement, pour nos expatriés qui ont déjà tant souffert de l’isolement sous pandémie ? Quelques tendances commencent à se dessiner.
« Culturellement, scientifiquement, démographiquement, économiquement, militairement, l’avenir sera chinois » dit encore Luc Ferry. Personne ne peut nier les avancées permanentes du rouleau compresseur Xi Jinping en faveur de l’hégémonie commerciale de son pays.
La BRI (Belt Road Initiative) ne manquera pas de capturer toutes les opportunités grandes et petites que lui offriront les mesures de boycott sur l’économie russe, quitte à bâtir dans l’urgence les infrastructures qui manqueraient au pays. « L’amitié sans limite entre les 2 pays », (Li Keqiang, 1er ministre chinois) et « l’amitié solide comme un roc » (Wang Yi, ministre des Affaires étrangères de Chine) se cimentant autour des Etats-Unis, l’ennemi commun !
Le gazoduc Power of Siberia (seule route pour le gaz naturel entre la Russie et la Chine) ne peut acheminer qu’une petite fraction des ventes réalisées vers l’Europe. Il n’est pas connecté aux champs gaziers russes qui alimentent l’Europe, comme le note Frederic Schaeffer pour Les Echos.
De plus, les besoins en minéraux, en aluminium, en nickel dont les cours explosent avec la demande de voitures électriques et de terres rares, vont s’accroitre. L’industrie automobile doit trouver d’urgence des alternatives pour les câbles et faisceaux aux coûts raisonnables que fournissait l’Ukraine.
MIR, le système électronique de la banque centrale de Russie n’étant pas encore au point, la Chine pourrait mettre à disposition de la Russie le CIPS (Cross Border Interbank Payment System), l’alternative chinoise au Swift comme outil de paiement rapide et sécurisé, même si le CIPS ne pourra absorber qu’une faible partie des flux financiers de SWIFT.
L’impact de la position de la Chine
Quel va être l’impact de la position de la Chine sur la balance du commerce extérieur de la France sur les 2 prochaines années ? Alors que les économistes travaillent sur l’actualisation des agrégats, les médias, plus rapides, semblent s’accorder sur un impact négatif, sans précèdent.
Le trafic ferroviaire Chine-Europe est interrompu par la guerre et les sanctions. Il était l’alternative à la pénurie et aux coûts prohibitifs des conteneurs depuis les premiers jours de 2021. Les 11 000 km de voies ferrées, le million de conteneurs par an et les quelques 50 trains quotidiens ne pèsent pourtant que 5 % à 7 % du fret Chine-Europe. Decathlon en était, par exemple, un gros utilisateur.
Il est probable que ces marchandises rebasculent vers le maritime et accroissent le «stress» et les délais déjà considérables sur les ports de Chine. Les profits des transporteurs maritimes devraient encore augmenter. CMA-CGM et Maersk ont publié un profit annuel de 18 milliards de dollars chacun en 2021, soit dix fois le profit réalisé en 2020 pour la société marseillaise.
Cela donne raison à Ludovic Subran, jeune et brillant chef économiste d’Allianz, qui déclarait en juin 2021, dans un forum organisé à Marseille sur une estrade ou il côtoyait Rodolphe Saadé (CEO de CMA-CGM), que la pénurie de conteneurs et le blocage des navires produiraient une inflation supérieure à 3 % pour la France en 2022. Le taux d’inflation pour la zone Euro est à 5,8% en février 2022 pour 5.1 % en janvier et 3,5% pour les biens industriels en février, il est à 3,6% pour la France seule au mois de février, avant le début des hostilités.
Le trafic aérien et l’industrie aéronautique (premier contributeur à la balance du commerce extérieur de la France) déjà plombés par le Covid, vont aussi en pâtir car se cumulent le nouveau confinement de la Chine et de Hong Kong, l’interdiction de survol des espaces aériens russes et ukrainiens (2 heures supplémentaires de vol sur un Seoul-Paris) et un baril de « jet fuel » qui a augmenté de près de 100 % en un an. L’achat de fuel à terme (achats anticipés à des prix fixés à l’avance) ne permettra pas à Air France d’absorber intégralement l’impact de la hausse.
La réindustrialisation impossible ?
La réindustrialisation de la France, souhaitée par la totalité des candidats à la présidence de la République, est-elle possible dans ce contexte et sur fond de prédominance économique de l’Asie pour les décennies à venir ?
Comment rattraper 40 ans de désertification industrielle et de délocalisations demandait Patrick Artus de Natixis ? Sa réponse est claire et sans détour : la réindustrialisation de la France est une chimère ! L’industrie représente 25 % du PIB en Allemagne, 20 % en Italie alors qu’elle ne pèse que 14 % du PIB Français.
Il parait impossible de faire revenir ou de rebâtir une industrie française à court terme. Il suffit de voir les difficultés auxquelles se heurtent Renault et Stellantis pour installer des usines de batteries dans l’hexagone. Richard Lamure, dans Les Echos, n’entrevoit lui que 3 pistes pour mettre fin au dénigrement industriel français :
-l’éducation et la revalorisation des filières professionnelles ;
-la baisse des charges sociales ;
-la numérisation de nos industries
E-commerce, une solution ?
Le E-commerce deviendrait-il alors une solution pérenne ? Est-il en train de se substituer au commerce dit de « brick & mortars » ?
Avant le Covid et en l’absence de statistiques officielles, les professionnels considéraient que le E-commerce pesait 10 % à 12 % des échanges mondiaux de biens de consommation en B2B et B2C. Aujourd’hui il pèserait 30 %, filant allègrement vers les 40 à 50 % d’ici à 2025, poussé par l’Asie, Chine en tête.
Le taux de connexion Internet dans les pays émergents comme l’Indonésie et les Philippines frôle les 75 % de la population (source Google). Les moyens de paiements numériques totalement dématérialisés, domaine dans lequel la Chine se pose en leader, vont accentuer ce phénomène. Xi Jinping a entrepris de contrôler avec une main de fer, les géants du numérique, Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, (les BATX) car ils seront les clés de voute de la croissance et plus encore, le jour ou la Yuan-digital fera son apparition… ce qui ne saurait tarder.
La France va perdre plus d’un tiers de ses expatriés
Et nos expatriés dans tout cela ? Nos soldats du commerce extérieur de la France à qui nous devons tant !
Nous en avions déjà perdu 33 000 dans la zone Asie-Pacifique entre décembre 2019 et juin 2021, pour tomber à 133 000 (chiffres consulaires officiels). Il semblerait que 20 000 à 30 000 individus supplémentaires vont quitter l’Asie dans les prochains mois. A fin 2022 nous devrions donc avoir perdu plus d’un tiers de nos expatriés.
Et de fait, comment un tel contexte géopolitique peut-il générer l’envie de s’expatrier chez nos cadres, nos étudiants et nos VIE. Car, comme le dit Pascal Bruckner : « Les européens prenaient la paix pour la norme, elle n’était qu’une exception ! »
Michel Beaugier