Nous publions ci-dessous en tribune*, une analyse de Thibaud Moulin, associé du cabinet de conseil en management Kyu, sur les conséquences de la guerre en Ukraine sur les approvisionnements des entreprises et la gestion de leur risques Supply Chain.
Après la crise du COVID, le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine, et à travers elle l’ensemble des pays Occidentaux, désormais au soutien pour tenter de préserver le pays d’une annexion pure et simple, accroit encore un peu plus les risques sur la Supply Chain mondiale déjà dans une situation d’incertitude et de tension extrême, comme nous l’indiquions dans notre baromètre 2022 des Risques Supply Chain.
Car en sus des combats qui mettent en danger les populations civiles en Ukraine et des menaces de dissuasion qui font peser un risque vital sur l’Europe, c’est la santé de l’économie mondiale qui va être immanquablement touchée par la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine.
En premier lieu car ces pays représentent un maillon essentiel dans les Supply Chain des secteurs de l’énergie, de l’agroalimentaire et de l’industrie, en deuxième lieu car une partie des flux logistiques mondiaux les traverse et enfin car la Supply Chain est également un terrain de conflit dans une guerre devenue hybride.
Energie : impact sur les entreprises et les prix
L’énergie d’abord avec la dépendance de l’Europe au gaz russe qui représente 40 % de ses approvisionnements principalement à destination de l’Allemagne, de l’Italie et en Europe de l’Est globalement.
La hausse actuelle des cours, voire la diminution potentielle des volumes fournis par la Russie en représailles des sanctions économiques qui lui sont imposées par l’Europe et les États-Unis pourrait aboutir à l’arrêt de l’activité de nombre d’entreprises du fait de leur incapacité à reporter les surcoûts ou d’un manque de ressources énergétiques disponibles. Certaines entreprises seront sans nul doute sévèrement touchées et devront mettre fin à leur activité si les États ne viennent pas à leur secours.
Corollaire de cette situation à haute tension sur le gaz, le prix du baril fait l’objet de spéculations intenses et dépasse les 100 USD, entraînant des surcoûts dans tous les secteurs, notamment celui du transport. Cette hausse des coûts de l’énergie, va accroitre une inflation déjà record qui va mécaniquement entraîner une baisse de la consommation et limiter la reprise de la croissance sur laquelle comptait de nombreux pays pour éviter la récession.
Agroalimentaire : hausses de prix et ruptures d’approvisionnement
Le secteur agroalimentaire va également être impacté par des hausses de prix et de potentiels défauts d’approvisionnement, notamment le marché des céréales car l’Ukraine et la Russie représentent à eux deux près d’un tiers de la production mondiale de blé dans un contexte où les récoltes ont été particulièrement élevées depuis 2019, atteignant même en 2021 un record de tonnage en Ukraine.
L’Ukraine est également un des plus grand pays producteur et exportateur d’huile de tournesol qui entre dans la composition de très nombreux produits alimentaires. Enfin les rendements de l’agriculture en Europe pourraient aussi subir une baisse par manque d’engrais dont la production nécessite de très importants volumes de gaz naturels.
Les Supply Chain de l’agroalimentaire vont ainsi être largement perturbées et là encore les effets sur l’inflation devraient être significatifs.
Industrie : risques sur les approvisionnements en matières premières
Le secteur industriel quant à lui connaît d’importantes hausses des coûts de ses matières premières notamment les métaux, car Russie et Ukraine sont parmi les premiers exportateurs de minerais de fer et de fonte vers l’Europe. En particulier le bassin du Donbass qui concentre l’activité sidérurgique du pays.
Les sanctions contre la Russie vont entraîner une hausse des cours de l’aluminium, du cuivre et du platine qu’il va falloir aller sourcer ailleurs. Plus critique encore, le Titane, essentiel dans l’aéronautique pourrait faire défaut au secteur car l’entreprise russe Vsmpo-Avisma produit 30 % du titane mondial dont une large partie en Ukraine et approvisionne par exemple 65 % des besoins d’Airbus.
D’autres matières premières vont venir à manquer à certains industriels, comme par exemple, le néon ukrainien dont dépendent les fabricants de puces déjà largement sous capacitaires, des terres rares dont l’Ukraine et la Russie sont d’importants exportateurs ou encore le lithium dont l’Ukraine serait la plus importante réserve d’Europe.
On voit bien tous les impacts que de telles pénuries ou prises de contrôle pourraient avoir sur nos industries en particulier pour l’automobile qui conduit actuellement un virage à marche forcée vers l’électrique et qui subit d’ores et déjà une pénurie majeure de semi-conducteurs. C’est d’ailleurs déjà le cas en Allemagne ou deux usines Volkswagen vont devoir fermer à cause de l’arrêt de l’activité de certains de leurs fournisseurs en Ukraine.
Tensions accrues sur la logistique et la cybersécurité
Autre risque mis en exergue dans notre baromètre, la crise logistique actuelle, qui provoque d’ores et déjà de nombreuses pénuries et retards d’approvisionnements, devrait se renforcer si le trafic ferroviaire entre la Chine et l’Europe venait à être stoppé car il a considérablement cru depuis 2019 et représente pour de nombreuses entreprises aujourd’hui une voie alternative majeure.
Enfin dans le nouveau contexte de guerre hybride, les Supply Chain du monde entier pourraient subir une attaque cyber de grande ampleur similaire à NotPetya en 2017 qui était déjà d’origine russe et visait à déstabiliser le gouvernement ukrainien. Cette attaque avait touché de très nombreuses entreprises comme Saint-Gobain, le laboratoire américain Merk ou encore le géant du transport Maersk pour un coût total avoisinant les 8 Md USD.
Mettre en place des plans de continuité globaux des Supply Chain
Ainsi comme on le voit le risque Supply Chain ne peut être isolé des grands évènements que nous traversons et l’incertitude va croissante à mesure que le monde change à un rythme extrêmement rapide.
Le risque géopolitique qui était passé au second plan lors de la crise du Covid va prendre sans nul doute une place prépondérante dans les cartographies de risques des entreprises.
Ses conséquences sur le risque Supply Chain sont très importantes et renforcent la nécessité impérieuse pour les entreprises de gagner en maîtrise sur ce réseau d’interdépendance complexe qui peut mettre à mal leur activité voire leur pérennité. Elles doivent impérativement se mettre en capacité de détecter les risques et de réorienter leur schémas industriels et logistiques efficacement pour prospérer.
En premier lieu il s’agit de travailler à améliorer la visibilité sur sa Supply Chain pour évaluer son exposition au regard de la localisation de ses fournisseurs, de ses flux et de ses clients. Ensuite il convient de construire et de jouer des scénarios à grande échelle pour projeter les impacts potentiels et déterminer des alternatives en arbitrant les priorités en fonction du coût du risque au regard des investissements nécessaire à l’amélioration de la résilience.
Ce travail est primordial et doit désormais constituer une priorité des dirigeants d’entreprises et de leur Comex en mettant en œuvre des plans de continuité globaux sur leur Supply Chain.
Thibaud Moulin,
Associé du cabinet Kyu
*Les intertitres et gras sont de la rédaction du Moci
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