Les 20 dernières années ont vu l’apparition d’entreprises à l’internationalisation précoce et accélérée, dites Born Global, qui abordent de très nombreux marchés très vite et en parallèle. On les a vues à l’œuvre dans la tech en particulier, où certaines entreprises ont été capables de conquérir le marché mondial en quelques années. Ces stratégies s’opposent au modèle incrémental et progressif dit “Uppsala” qui consiste à aborder les marchés un par un en consolidant progressivement ses positions.
Quelles sont les pratiques des entreprises born global ? Toutes les entreprises peuvent-elles adopter ou s’inspirer de leurs méthodes agiles ? Faut-il devenir une Born Global dans le monde post-covid ? Charles Aymard, doctorant en Sciences de gestion et associé chez OkayDoc et Etienne Vauchez, président du think tank La Fabrique de l’Exportation, partagent leurs réflexions sur ce sujet en exclusivité avec les lecteurs du Moci.
Qui sont les entreprises Born Global ?
Les Born Global sont des entreprises qui, dès leur création, conçoivent leur business model à destination des marchés internationaux. Ces entreprises prennent toutes leurs décisions en fonction de cet objectif unique : organisation, recrutements, conception produits, concepts marketing, et modes d’entrée, sont tous pensés pour l’international. Leur rapidité d’évolution repose notamment sur la détermination des dirigeants et sur leur appétence pour l’international.
D’abord considérées par les économistes comme un phénomène émergent, ces entreprises sont devenues des modèles pour tous les entrepreneurs qui souhaitent se développer à l’international.
Elles font souvent reposer tout ou partie de leur stratégie commerciale sur les nouveaux outils numériques (marketing digital, places de marché, prospection par visio, etc) qui accélèrent le développement commercial, ce qui les a renforcées pendant la crise du Covid : la prospection internationale s’est affranchie des voyages, et il est désormais plus facile d’entrer en contact et de collaborer avec un interlocuteur situé dans une région éloignée grâce aux applications de visioconférence, ce qui bouleverse les habitudes de prospection (voyage, salons).
En France 20% des nouvelles entreprises sont des Born Global, et très peu d’entreprises établies ont des stratégies d’internationalisation rapide. Il s’agit donc pour l’instant principalement d’entreprises du numérique ou des entreprises de taille petite ou moyenne, mais qui grandissent très vite.
Dès lors il faut se poser la question : l’état d’esprit Born Global est-il aujourd’hui la meilleure manière de penser son internationalisation ? Peut-il inspirer les stratégies de toutes les entreprises exportatrices ?
Focus
La stratégie Born Global : un état d’esprit conquérant
Le cas de l’entreprise Swapcard, relaté par Le Moci*, est particulièrement pertinent pour illustrer les stratégies Born Global.
La société fondée en 2013 et spécialisée dans le networking évènementiel, est aujourd’hui présente dans 42 pays. En 2020 l’entreprise a créé 6 filiales dans le monde, portant à 9 le nombre de pays où elle opère : “ la startup a dû créer pas moins de six filiales à l’étranger depuis le début de la crise sanitaire faisant passer leur nombre à 9 : Allemagne, Portugal, Espagne, Canada, Dubaï, Royaume-Unis, Inde, Singapour, et les États-Unis”.
Le choix des destinations se fait surtout en suivant les clients sur les marchés étrangers tout en ayant sur place une personne de confiance : “à Dubaï, nous avons embauché une personne qui travaillait chez un concurrent et qui connaît parfaitement le marché”. Cette stratégie résolument orientée vers l’international fait la part belle aux dépenses de recherche et de développement pour innover et pénétrer rapidement des marchés à forte croissance en exploitant de nouvelles opportunités.
*Source : www.lemoci.com/
Une habitude d’internationalisation progressive
Jusqu’à présent la plupart des entreprises adoptent un mode d’internationalisation plus classique, souvent appelée “Uppsala” par les académiques, du nom de l’Université en Suède où la théorie a été formalisée dans les années 70.
Ces entreprises optent pour une démarche progressive, pays par pays, choisis sur une base de la proximité géographique avant de partir sur des marchés lointains qu’elles ne connaissent pas très bien. Ces entrepreneurs préparent chaque nouvelle étape de leur stratégie à l’export (renforcement du contrôle dans un pays, approche d’un nouveau pays, etc.) sur la base du succès de l’étape précédente.
Ces stratégies dites « progressives » ou « incrémentales » mobilisent l’expérience acquise sur les marchés étrangers déjà maîtrisés pour aborder des marchés de plus en plus lointains et / ou déployer des modes d’entrée avec de plus en plus de contrôle.
Cette stratégie, parfois décriée pour sa lenteur et pour son manque de réactivité, a néanmoins fait ses preuves. Cependant, est-elle adaptée à un monde instable, en mouvement perpétuel, où les changements sont rapides et où la réactivité constitue un avantage concurrentiel ?
Focus
La stratégie incrémentale : un état d’esprit prudent
Le cas du groupe LBA, auquel Le Moci a consacré un article*, est particulièrement pertinent pour illustrer ce qu’est une stratégie prudente de développement à l’international.
Le groupe, spécialisé dans la production de barrières automatiques et de herses de protection, commercialise ses produits dans une vingtaine de pays : Russie, Moyen-Orient, Mexique, Maroc, Turquie. La société réalise 90 % de son chiffre d’affaires à l’étranger : “des contrats importants ont encore été signés récemment avec des sociétés autoroutières italiennes et marocaines”.
Après plusieurs années de présence à l’international, le groupe ambitionne d’atteindre 10 millions d’euros de chiffre d’affaires à l’export. Pour atteindre cet objectif, LBA choisit de cibler un marché proche pour en faire “un second marché national” : l’Espagne. La stratégie du groupe repose sur une implantation forte dans ce pays : “ l’objectif est d’avoir un grand nombre de clients en Espagne comme c’est le cas en France […]. Nous souhaitons dupliquer en Espagne notre modèle français de distribution”.
*Source : www.lemoci.com/
Quel modèle choisir ? Born Global ou internationalisation progressive ?
Choisir sa stratégie n’est pas une chose aisée, car il faut pondérer le risque et l’ambition, mais on peut néanmoins émettre quelques recommandations.
Premier conseil : prendre le temps de se poser la question
Notre premier conseil est de réellement prendre le temps de se poser cette question, et surtout de n’écarter aucune option avant de l’avoir mûrement réfléchie : nous voyons tous bien que nous sommes dans une phase de modification profonde de la manière d’exporter, mais nous sortons de 50 ans d’internationalisation incrémentale et nos esprits sont imprégnés par cette approche classique qui a été conçue dans les années 70, dans un monde sans technologie digitale et où exportation rimait forcément avec voyages.
Pour bien donner sa chance au changement de stratégie, il faut commencer par s’affranchir des visions héritées du passé et bien identifier les déterminismes qui nous ont jusqu’à présent amené à adopter le modèle incrémental.
Deuxième conseil : bien mesurer le coût des échecs
Le deuxième conseil consiste à bien mesurer le coût des échecs.
Les échecs sont fréquents à l’international : souvent, ils sont dus à la faiblesse de la conceptualisation de la stratégie à l’export, à des décisions prises “sur un coup de tête”, ou à des erreurs dans la mise en œuvre de la stratégie sur un pays; ou bien ils sont liés à l’absence de ressources et de compétences nécessaires à la concrétisation des projets; mais parfois leur cause n’a rien à voir avec l’entreprise, qu’il s’agisse d’un stop and go du marché, d’un problème réglementaire soudain, etc.
Dans notre monde instable où les échecs exogènes risquent d’être plus nombreux, il est vraiment conseillé de faire en sorte que les échecs soient gérables, que l’on puisse y survivre ; à ce titre les modes d’entrée dits “légers”, qui impliquent une collaboration commerciale avec un tiers, entraînent en général des coûts d’échec beaucoup plus bas que la fermeture d’une filiale commerciale.
Troisième conseil : bien choisir ses modes d’entrée
Le troisième conseil consiste donc à bien choisir ses modes d’entrée, avec trois critères :
- leur efficacité (ce mode d’entrée permet-il de vendre efficacement votre produit sur le marché visé ?),
- leur scalabilité (si je réussis sur ce marché avec ce mode d’entrée, pourrai-je répliquer ce mode d’entrée sur un autre marché ?),
- le coût d’un éventuel échec de son déploiement (pourrai-je poursuivre ma stratégie d’expansion internationale malgré un échec sur un pays ?).
Le choix du mode d’entrée est en général une étape peu explorée de la stratégie export, alors qu’il existe une large variété de modes d’entrée et que ce choix est déterminant pour le succès ou l’échec à l’international. Nous en listons ici un certain nombre, mais cette liste n’est pas exhaustive:
- vente directe depuis le siège;
- vente via des agents, des distributeurs, une franchise;
- vente avec d’autres exportateurs, via un grand compte;
- vente via une société de commerce international, via des plateformes digitales, via un partenaire industriel local ;
- filiale commerciale, de production;
- JV de distribution, de production, etc.
Les stratégies incrémentales et Born Global ont tendance à s’opposer sur le sujet des modes d’entrée : les stratégies incrémentales conseillent de commencer avec des modes d’entrée légers (ex: agents, distributeurs) puis de passer ensuite à des filiales commerciales pour s’assurer davantage de contrôle; les stratégies Born Global recommandent au contraire de choisir un mode d’entrée léger et de s’y tenir, pour mettre toute son énergie à y exceller et le déployer géographiquement le plus loin possible (et donc d’éviter d’en changer avant de l’avoir épuisé géographiquement).
Dans ce domaine, les stratégies Born Global sont paradoxalement plus prudentes que les stratégies incrémentales car changer de mode d’entrée est risqué, chaque mode d’entrée nécessitant des compétences bien spécifiques (on ne gère pas de la même manière un agent et une filiale).
On observe ainsi beaucoup d’échecs lorsqu’une entreprise, pensant bien maîtriser un marché, met toute son énergie à évincer son distributeur pour reprendre la distribution en direct, souvent via une filiale : elle ferait souvent mieux d’investir cette même énergie à ouvrir un autre pays en y activant un autre distributeur plutôt qu’à chercher à changer de mode d’entrée.
Quatrième conseil : un regard lucide sur les compétences
Le quatrième conseil est d’avoir un regard lucide sur les compétences internationales déployées par votre entreprises dans votre exportation versus celles déployées par vos concurrents : compétences pays, compétences business (modes d’entrée, soutien marketing, etc.) et compétences produit.
Votre stratégie et vos compétences internationales doivent être alignées, cohérentes, sinon vos risques d’exécution seront trop grands. L’ajustement des compétences et de la stratégie internationales est donc un exercice fondamental : elle peut se faire soit par l’interne (recrutement, formation), soit par le partage d’expérience (entre pairs exportateurs, etc.), soit par le partenariat avec des prestataires qui apportent leur expertise (spécialistes pays, spécialistes e-commerce, spécialistes recyclage, etc.).
Cette analyse des compétences de votre entreprise est très importante, en particulier sur la maîtrise des modes d’entrée, car vos concurrents born global seront par construction très forts sur la compétence mode d’entrée.
Ils auront en effet déployé un seul et même mode d’entrée dans de très nombreux pays, et auront capitalisé une énorme compétence dans la gestion de ce mode d’entrée. Ils seront également probablement plus forts en compétence-pays, car ils auront recruté partout dans l’entreprise des ressources humaines choisies pour leur diversité culturelle.
On voit ici qu’une des forces du modèle Born Global est construire plus vite une compétence internationale qui est ensuite clé pour le succès à l’international.
Pas de “one best way”
Ainsi, lorsque l’on compare les stratégies incrémentales et Born Global, on constate qu’il n’y a pas de “one best way” [Ndlr : pas de recette miracle], mais il faut avoir conscience de ce qu’on fait :
- si l’on souhaite s’implanter durablement dans une région en adoptant une stratégie prudente, il faudra apprendre à gérer au moins deux modes d’entrée, agents/distributeurs et filiale, qui nécessitent des compétences extrêmement différentes au sein de l’entreprise (par exemple on ne peut pas gérer de filiale sans compétence en contrôle de gestion international);
- si l’on souhaite s’internationaliser rapidement pour exploiter plus vite des opportunités à l’étranger, il faudra mettre toute son énergie sur le déploiement géographique sans perdre de temps à apprendre à gérer plusieurs modes d’entrée.
Autrement dit, il ne s’agit pas d’un choix définitif, mais d’un choix à itérer en fonction des compétences de l’entreprise et de la rentabilité des deux options possibles.
Pour bien faire ce choix fondamental et ainsi réduire son risque d’exécution dans la conquête de nouveaux marchés il est fortement conseillé d’être accompagnés par un tiers extérieur à l’entreprise, par exemple des experts de l’internationalisation qui maîtrisent ces deux familles de stratégie : bien accompagné les exportateurs seront alors davantage en mesure de sélectionner le modèle qui correspond le mieux à leur ambition.
Charles Aymard,
doctorant en Sciences de gestion et Associé chez OkayDoc
et Etienne Vauchez,
Président du think tank La Fabrique de l’Exportation