« On a l’impression que Vladimir Poutine vit dans un autre monde ». Aussi surprenante que ce soit, cette phrase a été prononcée par plusieurs des participants au petit déjeuner sur l’Ukraine, organisé le 19 mars à Paris par le cabinet Gide, notamment par Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères du gouvernement Jospin (juin 1997-mai 2002), et Jacques Faure, ancien ambassadeur de France en Ukraine (août 2008-octobre 2011).
« Je pensais que l’interdépendance économique et énergétique allait freiner les ardeurs. J’ai sous-estimé que politiquement c’était rentable pour tous les protagonistes », a livré ainsi l’ex-ministre, partenaire du cabinet Gide depuis dix ans. Notamment la Russie et les États-Unis. Si la patrie de Vladimir Poutine va récupérer la Crimée, qui avait été donnée à l’Ukraine en 1954 par Nikita Khrouchtchev, le président Obama, « accusé de mollesse et de faiblesse, surtout depuis le bombardement avorté en Syrie », peut, de son côté, afficher une ligne dure, « ce qui peut s’avérer utile pour obtenir l’appui du Congrès s’il veut à terme la levée des sanctions à l’encontre de l’Iran ».
Désescalade, enlisement ou…guerre
Aujourd’hui, Hubert Védrine imagine trois scenarii :
1/La désescalade. S’il pense qu’on « ne pourra pas revenir sur les élections en Crimée », en revanche, l’Ukraine pourrait redevenir « un pont » à condition qu’on « ne l’oblige pas à choisir entre l’Est et l’Ouest ». Ce qui sous-entend que l’ex-République soviétique n’entre pas dans l’Otan, soit un État fédéral qui garantisse les droits de toutes les minorités. A court terme, reconnaît Hubert Védrine, cette perspective est « nulle » en raison des sanctions décidées à l’encontre de la Russie par l’Union européenne et les États-Unis. Mais, ces mesures ont une durée d’application temporaire et une fois que des sanctions réciproques auront été prises, il faudra bien sortir de cette situation…
2/L’enlisement, « plutôt une guerre des tranchées ».
Menaces et contre-mesures durent trois-quatre mois. « Mais il faudra bien qu’Européens, Russes et Américains se croisent au G20, d’autant que les pays émergents y seront et ne veulent plus se laisser dicter leur politique par les Occidentaux », assure Hubert Védrine. Ce serait alors, selon lui, « un travail laborieux pour le redémarrage », mais qui pourrait être rendu possible si « deux ou trois pays européens pouvaient se détacher de la ligne dure d’Obama ».
3/La guerre. Hubert Védrine n’y croit pas, mais le président russe peut quand même être entraîné à faire la guerre, si l’on considère que « Poutine vit dans un autre monde, comme l’a laissé fuiter Angela Merkel » et si des troubles sont fomentés dans les régions russophones de l’est de l’Ukraine à l’approche des élections présidentielles du 25 mai.
Les cibles successives de Vladimir Poutine selon Jacques Faure
Aujourd’hui, observe de son côté Jacques Faure, aucune personnalité ukrainienne n’a déposé sa candidature pour le scrutin du 25 mai. Pas même l’ancien champion du monde de boxe Vitali Klitschko, un des leaders des manifestations de la place Maïdan à Kiev, qui a pourtant annoncé depuis plusieurs semaines qu’il briguerait la présidence du pays. Or, rappelle le diplomate, cet homme politique a affirmé qu’il remettrait en cause l’accord conclu par l’ex-président Ianoukovitch (chassé du pouvoir le 22 février) avec son homologue russe, portant sur le stationnement de la marine russe de la Mer Noire à Sébastopol jusqu’en 2042 (avec une option supplémentaire de cinq ans).
Un risque supplémentaire pour la paix, d’autant qu’après les premiers morts enregistrés dans l’est de l’Ukraine et en Crimée, Jacques Faure ne croit pas que l’agenda politique du président russe s’arrête à Sébastopol. Il identifie ainsi les cibles successives de Vladimir Poutine :
1/La Crimée. Selon l’ancien ambassadeur, quand Viktor Ianoukovitch a été légalement élu à la tête de l’État en 2010, les services de sécurité ukrainiens ont été « recolonisés » par leurs homologues russes et donc « la Crimée, c’était le coup le plus facile à jouer », d’autant qu’elle est peuplée en majorité de russophones et de retraités de l’Armée rouge.
2/L’est de l’Ukraine. La deuxième étape « se joue en ce moment à l’est de l’Ukraine, affirme le diplomate français, un peu à Lougansk, plus à Kharkiv et surtout à Donetsk où des troubles sont fomentés par des pro-russes », mais « ils ne sont pas, selon lui, sûrs de réussir, car les pro-ukrainiens, même russophones, y sont nombreux ».
3/Kiev. C’est la troisième cible. La Russie veut à Kiev « un gouvernement qui lui convienne », donc « avec des russophones et des gens à eux ».
François Pargny