Les annonces de suspensions d’activités des sociétés étrangères en Russie se succèdent depuis quelques jours, alors que l’étau financier se resserre sur le pays, le coupant d’une partie de l’économie et des finances mondiales. Un signe que l’économie russe ressent d’ores et déjà les effets des sanctions financières des Occidentaux et de leurs alliés en Asie, en attendant la construction d’hypothétiques alternatives. Revue de détail avec, notamment, les analyses d’André Casterman, Hubert Testart et Thierry Apoteker.
L’annonce par Visa et Mastercard de la suspension de leurs services de carte de paiement interbancaire internationale en Russie, le 5 mars, était attendue alors qu’une avalanche de sanctions financières se sont abattues sur la Russie depuis le déclenchement de sa guerre contre l’Ukraine, le 24 février.
Alors que cette guerre fait l’objet d’une large condamnation au niveau international, de nombreuses sociétés étrangères annoncent la suspension de leurs activités avec la Russie, même si elles ne sont pas concernées par les sanctions sur les exportations de biens. Le fait que les paiements internationaux y deviennent un casse-tête n’est sans doute pas étranger à ces décisions en cascade. Dernières en date pour la France, les marques de luxe Kering, LVMH, Chanel, Hermès ont annoncé le 4 mars fermer boutique.
Un signe que l’impact des sanctions financières sur l’économie et les finances russes est sévère, y compris la déconnexion d’une partie des banques russes, à compter du 12 mars, du système de messagerie Swift, incontournable pour le financement du commerce international.
Quelle est leur efficacité réelle ? Quelles seront les alternatives pour les entreprises et les banques russes ?
La niche Swift se fissure depuis plusieurs années déjà
« Swift, c’est un peu l’Internet des banques au niveau international », souligne André Casterman, qui a travaillé 24 ans chez Swift avant de créer son propre cabinet de conseil indépendant Casterman Advisory, spécialisé sur les nouveaux applicatifs dans l’univers de l’interbancaire.
Le système de messagerie Swift, créée à l’origine par un groupement de banques, s’est imposé, à partir de 1977, sur une niche mondiale comme « le standard le plus sécurisé et le plus accepté » pour la communication interbancaire liée aux paiements internationaux, rappelle ce spécialiste. En être déconnecté est embêtant mais pas insurmontable.
D’autres solutions techniques existent au niveau des paiement internationaux, les plateformes développées pour les cartes de paiements interbancaires, type Visa ou Mastercard, par exemple, qui viennent de déconnecter la Russie. Mais elles sont conçues pour traiter de petits montants. Toutefois, pour Swift, « la niche se fissure depuis plusieurs années pour des raisons géopolitiques », constate André Casterman, donnant naissance à des alternatives.
A partir de 1995, Swift avait été étendu aux systèmes de communication interbancaires domestiques en Europe, en Asie, en Afrique, offrant aux systèmes bancaires nationaux une solution commode et ouverte sur l’international. Puis l’évolution du contexte géopolitique, marqué par des tensions croissantes avec les États-Unis et le monde occidental dans les années 2010, a incité la Russie et la Chine à développer leur propre système de communication interbancaire domestique, en offrant aux intervenants extérieurs de s’y connecter.
Les alternatives n’éviteront pas le risque de sanctions
La Chine a ainsi créé en 2015 le CIPS (Cross Border Interbank Payment System) qui traite les transactions financières internationales en yuan. La Russie a construit le SFPS, basé sur le rouble (20 % des transactions en devises de la Russie passerait par cette plateforme), qui est relié au système domestique MIR. Mais si plusieurs grandes banques internationales ont adhéré au CIPS chinois (HSBC, Standard Chartered…), peu ont adhéré au système russe.
Surtout, Swift n’est qu’un outil technique. « En être exclu est un choc immédiat mais s’en relever est possible car ce n’est que la couche technique », rappelle André Casterman. Pour lui, ce sont les sanctions génériques visant les banques russes elles-mêmes qui sont les plus dévastatrices pour l’économie du pays. « Si les sanctions sont correctement formulées, les banques étrangères ne pourront même pas se connecter au système russe », estime André Casterman. Et celles qui sont connectées au système chinois « devront éviter les transactions avec les contreparties russes sous sanction ».
Problème plus épineux : internationaliser le rouble
Le problème le plus épineux pour la Russie va être de trouver très rapidement une alternative efficace aux devises occidentales visées par les sanctions internationales pour continuer à commercer avec le reste du monde, en d’autres termes, internationaliser le rouble. Sur ce plan-là, le rouble est loin du compte hors de la zone d’influence russe, principalement la CEI, comparé au Yuan que la Chine a commencé à internationaliser lentement mais sûrement depuis le début des années 2010.
Le fait que les Occidentaux et leurs alliés aient bloqué l’accès de la Banque centrale russe à une partie de ses immenses réserves de change à l’étranger, évaluées à 630 milliards de dollars, n’est pas pour rassurer quant à la solidité de la monnaie russe dans le contexte actuel. Début mars, le ministre français de l’Economie et des finances Bruno Le Maire assurait ainsi qu’en quelque jours, un tiers des avoirs à l’étranger de la Banque de Russie avait été identifié et gelé.
La Banque de Russie a dû instaurer en toute urgence, dès la semaine dernière, des mesures drastiques de restriction monétaire (hausse des taux d’intérêt directeurs de 20 %, obligation faites aux entreprises russes de convertir en roubles 80 % de leurs revenus en devises, interdiction des sorties de devises liées aux remboursements d’emprunts ou au versement de dividendes, etc).
En raison des sanctions, de nombreuses banques occidentales refusent désormais de traiter du rouble, selon les informations qui remontent des trésoriers d’entreprises, via l’AFTE.
Au-delà de la conjoncture, c’est la confiance à long terme qui fait la force d’une monnaie à l’international. « Imposer une nouvelle devise de règlement ou de réserve est beaucoup plus compliqué car cela nécessite des accords inter-États » indique André Casterman. Surtout, « il faut que les contreparties, acheteurs comme vendeurs, acceptent cette devise ».
La Chine, un ballon d’oxygène financier ?
Les passerelles ouvertes entre la Russie et la Chine peuvent elles servir d’alternative ?
Le fait est qu’immédiatement après l’annonce du retrait de Mastercard et Visa, la Sberbank russe (qui n’est pas visées par les sanctions contre les banques pour le moment) a annoncé qu’elle émettrait des cartes de paiement reposant sur le système interbancaire local russe MIR et la plateforme internationale China UnionPay (C.U.P), l’équivalent chinois de Mastercard ou Visa, qui émet des cartes de paiement interbancaires reconnues dans 141 pays. Un signe que la Chine est perçu comme un ballon d’oxygène monétaire.
La Russie a accéléré son rapprochement avec la Chine en 2014, après les premières sanctions occidentales à son encontre adoptées en protestation de l’annexion de la Crimée, en Ukraine. Dès 2014, rappelle Huber Testart, professeur à Science Po Paris dans un article publié par le site AsiaLyst*, un accord pour une ligne de swap de 24,5 milliards de dollars a été signé entre les deux banques centrales, renouvelable tous les trois ans. En 2019, un accord bilatéral était conclu pour remplacer le dollar dans les règlements internationaux bilatéraux et pour progressivement s’affranchir du système Swift. Parallèlement, les livraisons de gaz russe à la Chine se sont développées via un premier gazoduc.
Mais tout cela prend du temps. Les transactions sino-russes étaient à 90 % libellées en dollars en 2013, cette proportion est tombée à 36,6 % en 2021, selon Huber Testart. « Mais la principale devise qui s’est substituée au dollar est l’euro, qui représente actuellement 47 % des règlements en devises entre les deux pays. Le couple rouble-yuan ne dépasse pas 16 % des transactions bilatérales en devises », souligne -t-il dans l’article déjà cité.
Quant au Yuan, il ne représentait que 14 % des réserves de change de la Russie au moment où la guerre en Ukraine a été déclenchée.
Pour autant, la Chine, qui a adopté une position prudente dans la crise ukrainienne jusqu’à présent, s’abstenant lors des votes hostiles à l’invasion de l’Ukraine par Russie à l’ONU, pourrait bien profiter de la situation pour accroître son influence économique et financière sur cette partie du continent européen, quitte à monnayer chèrement son éventuel assistance à la Russie dans ce contexte.
Ainsi, à la question « les sanctions financières vont-elles précipiter la Russie dans les bras de la Chine ? », l’économiste Thierry Apoteker répond oui, sans hésiter : « La Chine sort gagnante de ce conflit, a-t-il estimé en réponse à cette question lors d’un webinaire organisé par son cabinet d’analyse TACS Economics, le 3 mars. C’est le pays de puissance qui ne prend pas partie. Il va en profiter pour accélérer l’internationalisation du yuan ».
Pour ce spécialiste des évaluations de risques financiers dans les pays émergents, le rapprochement entre la Russie et la Chine, qui a précédé l’actuelle crise, est plutôt « une alliance de circonstance » car les deux pays se perçoivent comme « rivaux ». Et plus qu’à la Russie, elle devrait permettre à la Chine « de se renforcer ».
Christine Gilguy
*Guerre en Ukraine : Poutine peut-il compter sur le soutien économique de la Chine