C’est peu de dire que le secteur privé de l’Hexagone ne partage pas la position de l’État français, quant aux relations avec la Russie. Depuis le déclenchement de la crise en Ukraine, « il y a une certaine inquiétude dans la communauté d’affaires franco-russe », vient de mettre en garde Emmanuel Quidet, président de la Chambre de commerce et d’industrie franco-russe (CCIFR). « En France, il y a même beaucoup d’inquiétude », a renchéri Yves-Thibault de Silguy, vice-président de Medef International, à l’occasion du 2e colloque France-Russie, organisé le 24 avril à Paris par le mouvement patronal, la CCIFR, l’Observatoire franco-russe et l’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).
Il est vrai que la France se classe parmi les premiers investisseurs européens de la Russie, avec un stock de 8,7 milliards d’euros en 2012, et parmi ses principaux fournisseurs sur le Vieux Continent, avec des exportations d’environ 7,7 milliards d’euros l’an dernier. Selon Emmanuel Quidet, plus de 1 200 entreprises de l’Hexagone sont installées sur place et 6 000 à 7 000 sociétés tricolores exportent chez le 10e pays client de la France. Pour certains grands noms, comme Danone, la Russie constitue même le premier marché mondial.
S’y ajoutent des matériels sensibles qui lui sont livrés, comme les navires de guerre Mistral. Les autorisations d’exportation doivent être accordées à l’automne. Que se passera-t-il si Paris décide de geler les contrats des deux bâtiments de projection et de commandement (BPC) promis à Moscou, parce que la France désapprouve la politique du Kremlin à l’encontre de l’Ukraine ?
Andreï Kortounov : « la crise n’est pas finie »
Alors, à Moscou comme à Paris, les hommes d’affaires français espèrent que la raison l’emportera entre l’Union européenne (UE), dépendante aux deux tiers du gaz russe, et la patrie de Vladimir Poutine, dont 60 % du commerce sont orientés vers l’Europe. Un espoir qui ne semble pas à portée de la main aujourd’hui, si l’on en croit l’ambassadeur de France en Russie. « Nous souhaitons continuer à travailler ensemble, mais le business as usual, ce n’est pas possible », a ainsi prévenu Jean-Maurice Ripert, faisant allusion à la volonté de Moscou de vouloir « recréer une zone d’influence dans des conditions difficiles à imaginer depuis la fin de l’URSS et de la guerre froide ». En recourant à « de vieilles méthodes », la Russie, selon lui, « nous fait entrer dans un autre monde ».
Or, pour Andreï Kortounov (notre photo), directeur général du Conseil russe pour les affaires internationales, il est clair que « la crise n’est pas finie » et que « le risque d’escalade est réel » après la décision des Occidentaux d’imposer des sanctions. Côté Union européenne, c’est la phase 2 des sanctions qui a été décidée, se traduisant essentiellement par le gel des avoirs et des restrictions politiques touchant des personnalités russes et ukrainiennes. Avec la phase 3, les sanctions prendraient une tournure plus économique.
C’est pourquoi, pour « éviter le risque d’une nouvelle guerre froide », il prône un nouveau départ « sur la base des relations construites pendant 20 ans » en matière d’éducation, de sciences, de coopération régionale. En outre, ajoute-t-il, « si les sanctions à l’encontre de la Russie vont avoir des conséquences dommageables pour l’économie russe, il n’est pas certain qu’elles auront l’impact politique escompté ». Au demeurant, les hommes d’affaires craignent des « contre sanctions par la Russes », s’inquiète-t-on au sein des Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF).
Bruno Cotté : « si la Russie est bloquée, il n’y a plus d’industrie aéronautique mondiale »
« Aujourd’hui, on va décaler nos investissements », indique Bruno Cotté, directeur général international de Safran, qui estime, pourtant, que « travailler en Russie, c’est travailler avec un partenaire européen ». Et de préciser que l’aéronautique est « une activité industrielle complètement mondialisée » et que « si la Russie est bloquée, il n’y a plus d’industrie aéronautique mondiale ».
Source supplémentaire d’inquiétude pour le secteur privé français, la récession qui guette l’économie russe. En 2013, l’économie devrait avoir -aux mieux- atteint un taux de croissance + 1 % et les sorties de capitaux se seraient montées à 63 milliards de dollars. Mais rien qu’au premier trimestre de 2014, le volume de ces évasions de capitaux se serait déjà élevé à 64 milliards. L’inflation grimpe, le rouble s’affaiblit. Certes, côté positif, « il y a des réserves de change importants : 500 milliards de dollars », consent Raphaël Bello, en charge des Affaires bilatérales et de l’internationalisation des entreprises à la DG Trésor.
Côté CCIFR, on assure, pourtant, que le ralentissement économique de la Russie, pays peu endetté, n’est que temporaire. « Et puis il y a une classe moyenne extrêmement puissante », constate Emmanuel Quidet. Quelque 40 % de la population – fonctionnaires, cadres – vivraient ainsi dans des villes de plus de 100 000 habitants. Directeur de l’Observatoire franco-russe, Arnaud Dubien encourage les Français à s’engager, non seulement à Moscou et Saint-Pétersbourg, mais aussi dans d’autres régions. Selon lui, comme les deux tiers des exportations de l’Hexagone sont composées de produits de haute technologie, les sociétés françaises sont bien placées pour accompagner la modernisation de l’économie dans le reste du pays.
François Pargny