A quoi reconnaît-on les classes moyennes dans les pays
émergents ? Pour s’en faire une idée précise, le marché automobile est une source appréciable. Ainsi, le champion français Renault a-t-il piloté ses propres analyses dans les grands États émergents où il est implanté : Brésil, Inde, Russie (il n’est pas encore installé en Chine).
« Nous estimons que les ménages ayant accès à des véhicules neufs disposent de revenus
de l’ordre de 500 dollars par mois en Inde, quand ce montant est de 1 000
dollars, soit le double, au Brésil et s’élève à 1 300 dollars en
Russie », a détaillé Catherine Girard, économiste corporate de la marque
au losange, à l’occasion du colloque Risques pays, organisé par Coface, le 22
janvier à La Défense. Selon cette
responsable du premier constructeur français, « la part des ménages
pouvant ainsi accéder au neuf atteint 18 % en Inde, 30 % au Brésil et 50 % en
Russie ».
20 % de Russes concentrent les plus hauts revenus
Si les Russes sont plus riches, en revanche, le taux de croissance des classes moyennes
en Inde et au Brésil est supérieure. « En
Russie, on considère que 20 % de la population concentrent les plus hauts
revenus », précise Natalia Zubarevich, professeur à l’université d’État de
Moscou, directeur du programme régional de l’Institut indépendant de politique
sociale.
D’après une enquête réalisée en 2011 par le cabinet GGS auprès de
11 261 ménages russes, 5 % seulement des foyers constitueraient le cœur de
la classe moyenne, c’est-à-dire réunissant tous les critères : revenus,
patrimoine immobilier, statut professionnel, auto-identification. En ajoutant
une frange plus modeste de la population ne répondant pas à l’ensemble des
critères, la proportion passerait à 19 %. Ce qui est relativement peu.
Cependant, à la périphérie de cette classe moyenne, 24 % du panel connaîtraient
encore une amélioration de leurs conditions de vie, notamment parce que leurs
revenus s’accroissent.
« La classe moyenne va continuer à croître en Russie mais le
rythme va ralentir », prévoit aujourd’hui Natalia Zubarevich. En Inde,
c’est différent, puisque « la classe moyenne commence juste à s’envoler »,
observe Amitabh Kundu, professeur d’économie à l’université Jawaharlal Nehru. « Pour
les deux roues, précise-t-il, la demande croît de 15 % par an et ce sont
surtout les habitants des petites villes qui en Inde consomment des meubles,
des machine à laver ou des systèmes de climatisation ».
« Aujourd’hui, ajoute Amitabh Kundu, si l’on considère les
Indiens vivant avec 10 à 50 dollars par jour, ils ne sont que 2 millions,
c’est-à-dire 5 % de la population totale, mais le taux de croissance de la
classe moyenne est phénoménal ». Cette catégorie émergente, assure-t-il,
« ne veut plus de l’interventionnisme de l’Etat. Elle ne veut pas non plus
du protectionnisme. Elle veut du libéralisme et du consumérisme et donc se
satisfait que les salaires soient maintenus à des niveaux faibles, parce que le
secteur informel peut alors fournir des produits à l’économie réelle à des prix
bas ».
25 millions de Brésiliens ont franchi le seuil de pauvreté
Au Brésil, la politique de redistribution des revenus, menée par les
deux anciens présidents Enrique Cardoso et Inàcio Lula da Silva, et la formalisation
du marché du travail ont porté leurs fruits. « Quelque 25 millions de
personnes ont franchi le seuil de pauvreté, rejoignant ainsi la classe moyenne,
qui devrait ainsi passer de 100 millions de Brésiliens à l’heure actuelle, soit
52 % de la population globale, à 120 millions dans huit ans », expose
Zeina Latif, économiste et partner chez GCE (Gibraltar Consulting Economia).
« L’intégration de l’emploi a été fondamentale pour stimuler le crédit
bancaire et donc accélérer la consommation. Et, selon elle, ce mouvement vers plus
de consommation ne devrait pas diminuer, car l’inflation reste faible au
Brésil ».
Pour Renault, les marchés
automobiles de la Russie, de l’Inde et du Brésil sont cruciaux, puisqu’ils ont «progressé
respectivement de 11 %, 9 % et 6 % en 2012 » et « qu’avec la Chine (+
4 % en 2012), ils représentent dorénavant 35 % du marché mondial »,
souligne Catherine Girard. La Russie et le Brésil, notamment, sont devenus la
deuxième et la troisième destinations internationales des voitures de la
marque. Pour autant, Renault a dû s’adapter à ces marchés.
Au départ, la voiture low cost de marque Logan était imaginée pour la
Russie. Au Brésil, c’est une berline plus petite, la Sandero, qui a été conçue
pour plaire au consommateur. Dans ce pays, l’approche a d’autant séduit que ce
véhicule a été réalisé avec des designers du pays. Une autre composante qui
doit être à l’esprit est l’âge des familles. Si en Europe, le quart des
acheteurs a moins de 55 ans, cette part est de 50 %, soit le double, en Russie
et au Brésil et même des trois quarts en Inde. Enfin, certains acquéreurs sont
particulièrement jeunes dans les pays émergents. La moyenne est ainsi de 40 ans
au Brésil et en Russie, de 36 à 38 ans en Chine et en Inde, alors qu’elle monte
à 51 ans en Europe pour un véhicule neuf.
Le design, premier critère d’achat d’une voiture en Inde
« De surcroît, note Catherine Girard, la mode, le design, les
accessoires sont importants. Et comme le consommateur est moins fidèle au fur à
mesure que l’offre se diversifie, il faut être à leur écoute ». En Inde,
les trois premiers critères d’achat sont dans l’ordre le design, la
consommation de carburant et le statut, « qui est un élément extrêmement
discriminant dans ce pays », pointe Catherine Girard. En Russie, un
véhicule doit être robuste – un Russe passe en moyenne 144 heures par semaine
dans sa voiture – mais aussi spacieux et
rassurant, car les accidents et les encombrements y sont nombreux. Au Brésil,
ce qui frappe est la surreprésentation des acheteuses par rapport à l’Europe.
Un pays où les femmes accordent une importance particulière à la sécurité.
Il est clair que les classes moyennes constituent des cibles
privilégiées pour les milieux d’affaires. « Toutefois, elles ne doivent
pas être seulement considérées comme un marché, mais aussi comme un vecteur de transformation
sociale », prévient François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation
pour la recherche stratégique. Au Brésil, « les parents peu éduqués ont
des enfants plus éduqués, qui doivent encore formuler leurs préférences
politiques, affirme Zeina Latif. Ce sont donc encore avant tout des
consommateurs, d’autant, constate-elle, que le Brésil n’a jamais été un État
révolutionnaire ».
En Russie et en Inde, les revendications politiques et sociales (lutte
contre la corruption…), voire sociétales (la condition de la femme en Inde…), sont
plus fortes. En Inde, remarque Amitabh Kundu, « la classe moyenne exige le
retrait de l’État en raison de la corruption, de l’inefficacité de son action
et le médiocrité des services publics ». En Russie, les manifestations ne
semblent pas devoir ébranlées le pouvoir en place à Moscou. « Le système
politique semble assez stable, mais si la corruption devient intolérable, il y
aura un vrai risque de scission entre les élites et la classe moyenne »,
soutient Natalia Zubarevich. Un risque que les entreprises françaises ne devront
pas ignorer dans leurs conquêtes des économies émergentes.
François Pargny
Pour en savoir plus
Consulter
1 l’interview
d’Yves Zlotowski (Coface) : « je reste particulièrement optimiste sur
l’Asean »
2 l’article
« Chine, États-Unis, Inde : le Top 3 de l’économie mondiale en
2050 » (PwC)
3 l’article
« UE/Brésil : l’UE veut donner à Brasilia le rôle de locomotive au
sein du Mercosur »
4 l’article « Construction
mécanique : la Foire de Hanovre cible la Russie »
5 dans le
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