Quelque 1200 entreprises françaises étaient présentes en Russie au moment du déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, et de nombreuses PME et ETI y exportaient. Avec l’avalanche de sanctions économiques et financières occidentales et contre-sanctions russes, leurs responsables financiers, trésoriers et credit manager, sont confrontés à une situation d’urgence complexe, et à la montée des risques d’impayés. Voici des retours d’expérience et témoignages sur le vif.
La vie des responsables administratifs et financiers dans les entreprises ayant des courants d’affaires avec la Russie, à l’import, à l’export, ou via des filiales sur place, est devenue très agitée depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine par la Russie, le 24 février, suivie des différentes salves de sanctions économiques et financières des Occidentaux et de leurs alliés. « Nous sommes tous avec des cellules de crises » indiquait Daniel Biarneix, président de l’AFTE (Association française des trésoriers d’entreprise), le 4 mars dernier.
Avec quelques autres membres de cette organisation, issus de grands groupes mais aussi de PME et ETI, Daniel Biarneix a constitué un groupe de travail sur l’Ukraine qui suit quotidiennement la situation et échange des informations. « La situation est très mouvante » soulignait-il, prévenant que les choses dites ce jour-là pourraient être dépassées le lendemain.
La deuxième salve de sanctions américaines et européennes en a surpris plus d’un par sa rapidité, son ampleur immédiate, et la coordination rapprochées entre Américains et Européens pour faire bloc. Parmi les principales, le gel des avoirs à l’étranger de la Banque de Russie mais aussi des listes de personnalités politiques, oligarques et entités sous sanctions enrichies en quelques jours, et enfin l’exclusion de la banque centrale et de sept banques russes de Swift à partir du 12 mars.
En Russie, un vent de panique a soufflé. Les particuliers se sont rués sur les banques pour récupérer des liquidités tandis que les autorités monétaires ont pris des mesures drastiques de restriction, interdisant les transferts de dividendes et le remboursement des prêts à l’étranger et obligeant les entreprises de droit russe à convertir en roubles 80 % de leurs revenus en devises. Sans compter les contre-sanctions. « Nous venons d’apprendre par une banque que les financements aux filiales de groupes étrangers seraient interdits » indiquait encore Daniel Biarneix.
Dans ce chaos, plusieurs sources d’inquiétude ressortent nettement pour ces financiers d’entreprises.
Que faire de nos roubles ?
La première concerne le problème de la « liquidité en roubles » dans les transactions vers et en provenance de la Russie, alors que les contraintes réglementaires vont en s’accroissant et que les choses deviennent de plus en plus compliquées au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’échéance du 12 mars pour Swift.
Les couvertures de change deviennent difficiles à trouver, les banques françaises sont de plus en plus réticentes à encaisser du rouble en raison des sanctions, certaines ne veulent même plus y toucher. « Que fait-on si l’on encaisse du rouble ? » s’interrogeait notamment Franz Zurenger, administrateur de l’AFTE, qui fait également partie du groupe de travail.
Le retour en force de la compliance
Deuxième source de tracas : le contrôle de conformité des transactions avec les sanctions occidentales, la compliance dans le jargon. Il s’agit de vérifier que les transactions non seulement ne concernent pas des produits et services interdits, mais aussi qu’elles n’ont aucun lien avec une entité ou une personnalité visée par les sanctions occidentales. En France, la chasse aux avoirs des personnalités et entités visées par les sanctions bat son plein.
Cette compliance, qui doit valider les fournisseurs, les clients et les intermédiaires financiers d’une même opération, peut être d’autant plus complexe que « les flux financiers internationaux peuvent passer par des banques intermédiaires », relevait Daniel Biarneix.
D’ores et déjà, les délais de traitement des opérations par les banques s’allongent. La tâche est d’autant plus complexe qu’il faut respecter les sanctions américaines, européennes et… russes. « On fait un suivi quotidien de l’évolution des listes OFAC, de l’Union européenne et des mesures de rétorsion russes » confiait Benoit Rousseau, également aministrateur de l’AFTE et membre du groupe de travail sur l’Ukraine. L’OFAC (Office of Foreign Assets Control) est le nom de l’agence américaine en charge du contrôle du respect des sanctions par les étrangers outre-Atlantique.
Autant dire que les avocats spécialisés dans ce domaine de la compliance se sont remis en mode commando et croule sous les dossiers. Même les grands groupes qui sont dotés de départements juridiques font appel à ces experts tant la tâche est complexe. Les PME ou ETI qui ont encore des courants d’affaires liés à la Russie n’ont d’autres choix que d’y avoir recours elles aussi, même si elles s’efforcent d’être en veille sur les listes.
Quid de l’attitude des assureurs-crédit en cas de défaut ?
Autre source d’inquiétude à court terme : l’attitude des assureurs-crédit pour les entreprises qui couvraient leurs flux vers la Russie au moment du déclenchement de la guerre le 24 février.
Comme nous l’avons déjà signalé, les assureurs-crédit ont logiquement baissé la voilure sur la Russie, mais ils n’ont pas retiré brutalement leur couverture des encours. « Vont-elles fonctionner en cas de défaut ? » s’interrogeait cependant Franz Zurenger.
Le déclenchement d’une guerre entre deux pays est une clause d’exclusion dans les contrats, mais il faut que la cause du défaut du débiteur couvert par l’assurance-crédit soit cette guerre. Or, la Russie, agresseur de l’Ukraine, ne connaît pas de guerre sur son territoire, et les éventuels défauts pourraient provenir plutôt de l’impact des sanctions occidentales ou de la récession économique qui s’en suivra. De quoi nourrir les discussions entre les assureurs et leurs clients.
« Les discussions sont assez fortes avec les assureurs-crédits actuellement » constatait Marc Zurenger, tout en relevant avec soulagement, le 4 mars, que les assureurs « n’ont pas brutalement quitté le navire et ont maintenu des lignes ». Il s’attendait toutefois à de probables révisions à court terme : en pleine évaluation de leur exposition et de leur portefeuille de risques russes, « les compagnies nous interrogent » notait-il.
A cette date, aucune information attestant de défauts massifs de la part d’entreprises russes n’était encore remontée au sein de l’AFTE.
Que faire pour les activités sur place ?
Enfin, dernière problématique épineuse : que faire pour les filiales et les activités sur place en Russie, qu’elles concernent le commerce import-export, la distribution, des services, ou encore la production industrielle, avec les enjeux humains que représentent les personnels sur place.
Selon Daniel Biarneix, la tendance majoritaire parmi les entreprises concernées est que les filiales françaises en Russie sont poussées à « vivre de plus en plus en autonomie vis-à-vis de l’extérieur ».
Si la situation perdure et se dégrade, alors que le Quai d’Orsay a appelé début mars les Français présents en Russie à quitter le pays, la question se posera de leur avenir en Russie. Pour l’heure, un certain nombre de groupes français servant le marché russe maintiennent leur présence, à l’instar de Total Energie ou de Renault.
Christine Gilguy