Le nouveau règlement sur les subventions étrangères (RSE) de l’Union européenne (UE), en vigueur depuis le 12 janvier, doit permettre de lutter contre la concurrence déloyale d’opérateurs venus de pays tiers avec des offres subventionnées, pour des acquisitions ou des marchés publics. Mais sa mise en application, à partir de juillet prochain, fait craindre à certains juristes un alourdissement des formalités administratives. Explication avec Jean-Luc Champy et Jérémie Marthan, avocats associés White & Case.
Ce règlement sur les subventions étrangères (RSE) est tellement nouveau, rompant avec l’approche d’un marché ouvert sans contrôle, qu’il nécessite la mise en place de nouveaux process et personnels dédiés : entre 100 et 120 agents vont y être affectés dans une unité dédiée de la direction générale de la Concurrence à Bruxelles.
Et la Commission européenne a lancé il y a quelques semaines une consultation auprès des entreprises et des juristes de toute l’Union, afin d’ajuster le tir si nécessaire dans la mise en œuvre concrète de cette nouvelle législation. Les participants à cette consultation avaient jusqu’au 3 avril pour rendre leur contribution.
Jérémie Marthan, avocat associé White & Case, y a participé en tant que membre de l’association d’avocats APDC (Association des praticiens du droit de la concurrence). Ce qui justifie un éclairage sur les enjeux pour les entreprises. Beaucoup commencent à peine à se pencher sur le sujet alors que le règlement commencera à s’appliquer le 12 juillet prochain date à laquelle la Commission pourra déclencher une enquête de sa propre initiative, l’obligation de notification par les entreprises entrant en vigueur le 12 octobre.
Fusions et acquisitions et marchés publics concernés
Un rappel succinct de ce qu’est ce règlement s’impose.
Le RSE pourra s’appliquer à toute activité économique dans l’UE dès lors que sont impliquées des entreprises de pays tiers (non membre de l’Union) : il couvre les concentrations (fusions et acquisitions), les procédures de passation des marchés publics et « toute autre situation de marché ». Il confère à la Commission le pouvoir d’enquêter sur les « contributions financières » accordées par des pays tiers à des entreprises exerçant une activité économique dans l’UE et de remédier, si nécessaire, à leurs effets de distorsion de concurrence.
Et pour cela, il instaure une « obligation de notification » par les entreprises européennes et étrangères des « contributions financières » de gouvernements et de pouvoirs publics de pays tiers qu’elles ont perçues, à partir de certains seuils (voir ci-après).
Les seuils d’obligations de notification
-une obligation de notification ex ante (préalable) par l’acquéreur: 1) le chiffre d’affaires dans l’UE de l’entreprise à acquérir, d’au moins une des parties à la fusion ou de l’entreprise commune, est d’au moins 500 millions d’euros ; et 2) la contribution financière étrangère totale concernée est d’au moins 50 millions d’euros;
-une obligation de notification ex ante par les soumissionnaires pour les procédures de passation de marchés publics lorsque : 1) la valeur estimée du marché est d’au moins 250 millions d’euros ; et 2) l’offre comprend une contribution financière étrangère d’au moins 4 millions d’euros par pays non-membre de l’UE;
-pour toutes les autres situations de marché, la Commission peut ouvrir des enquêtes ex officio (de sa propre initiative).
Un champ d’application trop large ?
D’une manière générale, le champ couvert par le règlement apparaît très large, trop peut-être.
« On a un système qui répond certes à une carence mais la réponse peut, à certains égards, apparaître très large », estime ainsi Jérémie Marthan, dont la spécialité est les Fusions et acquisitions. « Ce qui va être notifié à la Commission européenne, ce ne sont pas uniquement les subventions étrangères, c’est-à-dire un avantage sélectif accordé par un gouvernement étranger à une entreprise ; il va falloir aussi notifier tout ce qui relève de ce qu’on appelle les ‘contributions financières’. C’est un concept qui est beaucoup plus large que le concept de subvention étrangère. »
Autre source d’inquiétude : le champ géographique. « Cet instrument s’applique à tous les pays du monde, précise Jérémie Marthan. Pour la Commission, certains États sont peut-être plus ciblés que d’autres, très probablement la Chine et des pays du aux Golfe. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’appliquera à beaucoup d’autres pays qui pourraient aussi soulever des questions par rapport aux subventions, je pense notamment aux États-Unis et leur loi Inflation Reduction Act, qui est une politique de subvention massive : les subventions des États-Unis entrent dans le périmètre du règlement. »
De fait, si de nombreux observateurs estiment que la Chine, ses entreprises publiques et son arsenal très divers de subventions (facilités de prêt, subventions, prise de participation, avantages fiscaux…) est le premier pays visé par ce règlement, son champ d’application géographique est immense : le monde entier, à l’exception des États membres de l’UE. Ce qui fait craindre un casse-tête pour la collecte des données.
Dans la commande publique, sous-traitants et fournisseurs concernés
Le constat est partagé par Jean-Luc Champy, avocat spécialisé, pour sa part, sur les marchés publics. « C’est la première fois qu’on voit arriver dans le champ de la commande publique un dispositif de contrôle de ce type-là » remarque-t-il. Il estime d’ailleurs que compte-tenu du seuil de 250 millions d’euros instauré par la Commission, un montant très élevé pour un marché public, tous les marchés, loin s’en faut, ne seront pas concernés par les obligations de notification.
« Deux catégories de contrats sont concernées : les marchés publics classiques, avec une personne publique qui achète une prestation ou des travaux ; et puis vous avez surtout les contrats complexes que sont les concessions et les contrats de type PPP [Ndlr : partenariat public-privé], des contrats à long terme dont la valeur est constituée par la somme de tous les flux financiers qui vont être payés au cocontractant durant toute la période du contrat, explique Jean-Luc Champy. Les seuils, sur des durées de plusieurs dizaines d’années, sont plus vite atteints que pour un simple marché classique. Donc, a priori, ce sont plutôt les concessions qui vont être concernées par le nouveau règlement. »
Est-ce la bonne cible ? « On est quand même sur un marché qui reste assez intra-européen, observe Jean-Luc Champy. Pour les concessions d’infrastructure en France, par exemple, comme les autoroutes, les aéroports, etc., ce sont principalement des opérateurs français ou européens qui candidatent, très rarement des entités extra européennes. Le cas de l’entrée d’investisseurs chinois dans le capital de l’aéroport de Toulouse ne concerne pas les marchés publics puisqu’il s’agissait d’une privatisation. »
La prise en compte des sous-traitants et fournisseurs par le règlement élargit toutefois le spectre : « il peut s’appliquer à des opérateurs extra-européens non pas en tant que candidats à des appels d’offre mais comme sous-traitant ou fournisseur d’un candidat, explique Jean-Luc Champy. Et sous cet aspect, c’est effectivement complètement nouveau de se poser la question de savoir si tel fournisseur de tel candidat a bénéficié dans son pays ou ailleurs d’aides publiques étrangères qui sont susceptibles de fausser le marché. »
Incertitudes sur les modalités pratiques
Au-delà de ces considérations, c’est surtout l’incertitude sur les modalités pratiques de mise en œuvre qui suscite de l’inquiétude, tant pour les marchés publiques que pour les Fusions & acquisitions.
Ce règlement « est plutôt une bonne chose si l’on considère qu’il permet d’éviter que des entités qui ont des liens avec des entités publiques à l’étranger viennent perturber le fonctionnement des appels d’offres en faisant du dumping », considère Jean-Luc Champy. « En revanche, poursuit-il, l’inconvénient -entre guillemets- c’est que le processus est lourd, il y a pas mal d’incertitudes et donc on ne sait pas trop comment les choses vont se passer en pratique. Je pense que c’est principalement un enjeu d’exécution en fait : on va voir comment la Commission se saisit de cet outil et comment les personnes publiques qui attribuent les contrats s’en saisissent également, c’est ça qui va être assez déterminant pour la suite. »
Les entreprises vont pour leur part « devoir s’adapter » aux nouvelles procédures de contrôle. A commencer par la collecte des informations exigées par la Commission. « Cela demande un travail de collecte d’informations colossal, constate Jérémie Marthan. Une entreprise multinationale, par exemple, doit collecter de l’information dans tous les pays dans lesquels elle opère pour vérifier si elle a reçu des contributions financières de tel ou tel État. Imaginez si elle est présente dans 100 pays ! »
« Ce règlement complexifie les opérations, complète Jérémie Marthan. Prenons le cas d’une importante opération de fusion & acquisition dont la cible est supérieure à 500 millions d’euros : il y a probablement une procédure à suivre au titre du contrôle des concentrations, qui passe par une notification à la Commission européenne et des vérification auprès d’autres États membres ; ensuite peut se rajouter une procédure de notification au titre du contrôle des investissements étrangers; à laquelle va s’additionner une troisième étape avec une notification au titre des subventions étrangères. »
Un calendrier serré
Or, le calendrier est relativement serré. « C’est un travail immense qu’il faut commencer dès à présent puisque les notifications à la Commission européenne vont commencer, pour les opérations de fusions et acquisition, à partir d’octobre, poursuit l’avocat. Il faudra être prêt, à cette date, pour pouvoir réaliser une opération de F&A qui dépasse les seuils. »
Pour les marchés publics, même inquiétude, d’autant plus que les acheteurs publics ne semblent pas encore très sensibilisés au sujet. « Pour l’instant, on ne sent pas encore de forte mobilisation du côté des acheteurs publics sur ce nouveau règlement, confirme Jean-Luc Champy. En revanche, certains industriels, groupes de BTP ou énergéticiens ont commencé à se préoccuper du sujet parce qu’ils se rendent compte qu’effectivement, de par leurs activités à travers le monde, ils peuvent être confrontés à ce type de situation. »
Revoir les seuils, clarifier les procédures
Dans l’immédiat, les juristes espèrent une révision à la hausse des seuils déclenchant l’obligation de notification.
« Exemple d’ajustement que nous souhaiterions voir aboutir dans le cadre des consultations en cours : le relèvement de certains seuils, développe Jérémie Marthan. Le projet de règlement de la Commission prévoit d’exempter les contributions financières inférieures à 200 000 euros ou celles, par pays, qui sont inférieures à 4 millions d’euros. La plupart des entreprises estiment qu’il faudrait rehausser ce seuil de minimis : que pèse vraiment une subvention ou une contribution de 200 000 euros ou de 4 millions d’euros pour une entreprises qui fait un minimum de 500 millions d’euros de chiffre d’affaires dans l’Union européenne ? On ne peut exclure qu’à l’issue de ce processus, la Commission européenne réhausse ces seuils ce qui permettrait d’alléger les obligations de reporting des entreprises, du moins nous l’espérons.»
Pour les marchés publics, s’ajoutent une certaine incertitude sur la manière dont les nouvelles obligations vont interférer dans le déroulement des appels d’offres.
« La vraie interrogation que nous avons aujourd’hui, c’est déjà de savoir comment la procédure de contrôle des subventions étrangères va s’interfacer -entre guillemets- avec les procédures de commande publique », précise Jean-Luc Champy. Car en matière de concentration, « il y a un interlocuteur unique qui est la Commission : c’est à elle qu’on va notifier, et c’est elle qui va statuer ». Mais dans la commande publique, le circuit est moins simple : « on est sur un fonctionnement à deux niveaux qui rend les choses un peu plus compliquées : au premier niveau, l’interlocuteur normal des candidats à une concession ou un marché public, c’est leur acheteur, et c’est lui qui va notifier, au début de la procédure, le fait que les candidats eux-mêmes, ou leurs partenaires ou leurs fournisseurs bénéficient d’une subvention publique. La personne publique qui attribue la concession va en référer à la Commission ».
Or, ce délai d’instruction de la Commission peut avoir une incidence très importante sur le déroulement de la procédure d’appel d’offre : « si jamais la Commission considère que l’existence d’une subvention publique perturbe le marché dans des conditions telles que ça n’est pas régularisable, elle peut ordonner à la personne publique qui passe le contrat de ne pas attribuer le contrat ». En outre, « le déclenchement de l’instruction par la Commission suspend la procédure d’achat public. Autrement dit, tant que la Commission n’a pas fini son enquête, il n’est pas possible d’imprimer le contrat et, dans le pire des cas, c’est l’interdiction d’attribuer le contrat… On se demande comment tout cela va se passer concrètement. »
Un exemple concret des interrogations que suscite l’application du règlement : « quand vous remettez une offre, celle-ci est intangible, vous n’avez ni le droit de la retirer ni le droit de la modifier. Si, lors de l’échange qui se déroule en parallèle, la Commission vous oblige à prendre de nouveaux engagements, comment devrez-vous le traduire dans votre offre, pourrez-vous la modifier ? En pratique aujourd’hui, personne n’en a la moindre idée. C’est vraiment la pratique décisionnelle de la commission qui permettra de savoir un petit peu où on va. »
A suivre…
Christine Gilguy