Des informations sur les marchandises importées qui seraient centralisées à l’échelle de l’UE, puis traitées par l’intelligence artificielle afin d’optimiser les contrôles …C’est ce que prévoit la grande réforme européenne des services douaniers, qui devrait faire l’objet d’un accord final à Bruxelles mi-2025. Mais le résultat sera-t-il à la hauteur des ambitions ? Revue de détails dans cet article proposé par notre nouveau partenaire éditorial La newsletter BLOCS
Sur le papier, c’est une réforme en or. En mai 2023, la Commission de Bruxelles avait proposé une large refonte du fonctionnement des services de douanes européens. « La plus ambitieuse et la plus complète réforme depuis la création de notre union douanière en 1968 », avait à l’époque proclamé le désormais ex-commissaire à l’Economie, Paolo Gentiloni*. Depuis lors, de discrètes négociations progressent au sein de l’UE. En mars dernier, le Parlement européen a approuvé sa propre version du texte.
Au Conseil de l’UE, l’institution qui regroupe les États membres, un accord pourrait intervenir en début d’année prochaine, ont convenu mardi 10 décembre les Vingt-sept ministres des Finances de l’UE, réunis à Bruxelles pour, entre autres, faire un point d’étape sur le sujet. Un compromis final entre les deux co-législateurs de l’UE (le Conseil et le Parlement), puis une adoption de la réforme, pourraient donc intervenir courant 2025.
Projet d’un EU Data Hub, une interface unique avec de l’IA
La mesure phare dudit projet ? La création d’un portail en ligne de données douanières, un EU data hub. Concrètement, les opérateurs pourront fournir les informations qu’ils doivent habituellement communiquer aux douanes concernant leurs importations et exportations directement via une interface unique. Différents acteurs, tels que les transporteurs ou les exploitants d’entrepôts, saisiront également les informations utiles sur les mouvements de ces marchandises.
Bruxelles anticipe de multiples et importants avantages. D’abord en faveur des entreprises, pour qui les procédures doivent être drastiquement simplifiées. Et, plus encore, du côté des services de douanes auxquels le nouvel outil doit donner « une vue d’ensemble à 360 degrés sur les chaînes d’approvisionnement et les mouvements des marchandises », et ce « en temps réel ».
« L’intelligence artificielle sera utilisée pour analyser et suivre les données et pour prédire les problèmes avant même que les produits ne soient arrivés dans l’UE, s’enthousiasmait la Commission au moment de présenter la réforme. Ceci permettra aux autorités douanières de concentrer leurs efforts et leurs ressources là où c’est le plus nécessaire ».
Un tel système ressemblerait en effet à une petite révolution, alors qu’aujourd’hui, les Vingt-sept utilisent pas moins de 111 systèmes informatiques différents, qui ne communiquent pas entre eux… Et qu’une surveillance commune des chaînes d’approvisionnement à l’échelle de l’UE fait défaut.
L’idée paraît d’autant plus salutaire à l’heure où l’on demande aux douanes de faire respecter toujours plus d’interdictions au titre des législations successivement adoptées par l’UE, avec bientôt les règlements bannissant les biens produits issus du travail forcé, et ceux issus de la déforestation.
Le nouveau système doit enfin aider les services douaniers à faire face au raz de marée de colis provenant du commerce électronique qui génère, tous les ans, un milliard de petits achats, la majorité provenant de Chine. 70 % des marchandises provenant des pays tiers via des plateformes de e-commerce ne respectent pas les différentes normes de l’UE, selon la Commission.
Un calendrier s’étalant jusqu’en 2032
Côté français, la réforme européenne suscite beaucoup d’enthousiasme, tant chez le directeur général des douanes Florian Colas, qu’à Bercy. « Paradoxalement, l’union douanière est un fondement historique de l’intégration européenne, mais elle reste largement perfectible. Nous sommes très favorables à ce projet qui prévoit notamment un meilleur partage des informations au sein de ce pool de données douanières », explique-t-on au ministère de l’Économie, où l’on aimerait ainsi voir les pourparlers – puis ensuite la mise en œuvre – « progresser plus vite ».
Car le calendrier fixé par Bruxelles a de quoi décevoir : le data hub serait ouvert en 2028, et ce initialement pour les seuls produits issus du e-commerce. Puis en 2032 la plateforme serait rendue accessible à tous les importateurs volontaires. Y recourir ne deviendrait ensuite obligatoire qu’en … 2038.
Le nouveau commissaire au Commerce Maroš Šefčovič a certes indiqué vouloir avancer ces différentes échéances. Mais rien ne garantit que Bruxelles y parvienne, au vu de la lourdeur du chantier qui attend l’Europe.
Dans une lettre ouverte publiée lundi 9 décembre, une vingtaine d’associations représentant les secteurs de l’industrie et du commerce international ont ainsi émis de sérieux doutes quant à la faisabilité du projet. Si ces organisations – parmi lesquelles figurent le lobby patronal Business Europe, la fédération européenne du commerce, EuroCommerce, ou encore le World Shipping Council (WSC) – approuvent le principe du projet législatif, elles rappellent que la précédente réforme des douanes européennes adoptée en 2016 n’a toujours pas été pleinement mise en application.
Des retards et indisponibilités à répétition
Or celle-ci devait, déjà à l’époque, poser les fondements d’une centralisation informatique des services douaniers, avec la création d’un Portail des douanes de l’UE, censé servir de « point d’accès unique » aux services de douanes pour certains acteurs (les « opérateurs économiques agréés », plus connus sous leur sigle anglais d’AEO).
Mais le résultat n’a donc pas été à la hauteur des promesses. Le déploiement de ce portail a été « marqué par des retards et indisponiblité à répétition, lesquels ont créé des incertitudes pour les entreprises, des plannings perturbés et des coûts accrus », pointent les 22 organisations signataires. Aux yeux de celles-ci, ce précédent chaotique appelle aujourd’hui à « une évaluation externe du nouveau Data hub, notamment sur sa faisabilité, son efficacité, la protection des données, et l’impact sur les entreprises ».
« Du point de vue du secteur privé, il y a d’un côté un soutien très fort et un intérêt à faire aboutir cette ambitieuse réforme. Mais d’un autre côté, il y a en effet certaines inquiétudes sur le caractère réaliste du projet de Data hub. Déployer des systèmes informatiques de grande ampleur est toujours une affaire très complexe, quel que soit d’ailleurs le pays dont il est question : cela requiert beaucoup de temps, de ressources, et une très bonne stratégie … », explique Anna Jerzewska, experte des sujets douaniers chez CustomsClear, un think tank regroupant des experts des affaires douanières.
« Il faut donc être réaliste sur les délais, poursuit-elle. Et nous devons avoir une discussion concrète sur là où l’on en est, et ce qui paraît désormais réalisable. D’autant plus que certains éléments de la précédente réforme sont toujours en suspens. La volonté politique exprimée est en tout état de cause bienvenue. Enfin, un autre enjeu est d’avoir une législation qui puisse s’adapter facilement aux très rapides évolutions technologiques sans que l’on ait à changer la loi trop souvent ».
*Pour prolonger, sur le moci.com relire :
Dossier réglementations : ces réformes qui vont changer la Douane
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