Il y a un lien direct entre politique agricole commune (Pac) et politique commerciale européenne. Dans un monde de plus en plus sous tension internationale, avec également des marchés agricoles de plus en plus volatiles, il est important que l’agriculture des Vingt-Huit maintienne ses positions commerciales et trouvent de nouveaux débouchés à l’étranger.
La crise avec la Russie est là pour le rappeler, évoquait, le 26 juillet, Daniel Grémillet, sénateur (Les Républicains) des Vosges (Grand Est), rapporteur avec trois de ses collègues de la Chambre basse, la sénatrice de l’Aisne Pascale Gruny (Les Républicains) et les sénateurs de Provence-Alpes-Côte d’Azur Claude Haut (La République en marche) et du Gers (Occitanie) Franck Montaugé (Socialiste et républicain), d’un rapport d’information « Pac : traverser le cap dangereux de 2020 » (voir en pdf ci-dessous).
Ainsi, l’embargo alimentaire de 2014 décrété par la Russie, en réaction aux sanctions européennes liées à l’intervention de Moscou dans la crise ukrainienne, a-t-il privé les agriculteurs européens d’un débouché à 5,5 milliards d’euros. Mais grâce aux efforts de la Commission européenne, des progrès ont été réalisés pour s’ouvrir de nouveaux territoires, notamment en Asie : Japon, Corée du Sud, Vietnam et, surtout depuis cette année, Indonésie, Philippines et Singapour.
J.Bizet : le Ceta, accord « cohérent » entre « voisins, développés, avec les mêmes modèles et coutumes »
Dans leur rapport sur la réforme de la Pac après 2020, les sénateurs approuvent « la démarche de la Commission européenne en matière de promotion internationale » des produits et « de recherche des débouchés à l’exportation ». Un exécutif européen, qui est aussi à la manœuvre, sous mandat du Conseil européen et donc des États membres, quand il s’agit de nouer des traités commerciaux ambitieux comme le Ceta (*) avec le Canada. Pour Jean Bizet (sur notre photo, entouré de Pascale Gruny, Daniel Grémillet et Henri Cabanel), le président de la commission des Affaires européennes du Sénat, qui répondait ainsi à une question du Moci sur la politique commerciale de l’UE, « ce n’est pas un dogme d’avoir moins de frontière n’importe comment ».
En d’autres termes, il y aurait les accords profitables pour l’agriculture européenne, comme le Ceta, et ceux qui ne le seraient pas, à l’instar du projet, relancé récemment après dix ans de piétinement en raison du volet agricole, d’accord de libre échange (ALE) entre l’Union européenne (UE) et le Mercosur (**). Et le sénateur (Les Républicains) de la Manche (Normandie) d’expliquer que « le Ceta est un bon accord, car il est cohérent entre des Etats voisins, développés, avec les mêmes modèles et coutumes », alors que, dans le cas du Mercosur, ce sont « des États très différents », avec « des règles tarifaires et en matière sanitaire à des années lumière ».
De façon concrète, selon Jean Bizet, « le Ceta libère de barrières non tarifaires (BNT), représentant, selon les cas, entre 10 et 15 % du coût d’une transaction. En outre, les pics tarifaires qui pouvaient exister au Canada – il était supérieur à 270 % pour les fromages – sont abandonnés et donc la France va pouvoir y vendre ses produits laitiers et ses fromages. Enfin, les identités culturelles sont reconnues », à travers la protection des identifications géographiques (IGP) et des appellations d’origine (AOP), ce qui peut, affirmait-il, « faire jurisprudence » par rapport à des pays, comme les États-Unis, qui n’ont pas cette tradition.
Au passage, certaines nations s’orienteraient vers le modèle communautaire de protection des identités culturelles, ce qui serait de bon augure, selon lui, au moment où, sur des dossiers non agricoles, l’UE se montre « plus réactive ». Et de faire allusion, notamment, à la réaction vive du président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, après le vote par le Sénat américain de sanctions supplémentaires à l’encontre de la Russie, qui empêcheraient notamment les entreprises énergétiques européennes de participer à la réalisation du gazoduc Nord Stream II, aux côtés du géant Gazprom.
DG Agriculture : le Mercosur, un « risque substantiel de déstabilisation »
Le rapport sénatorial fait aussi référence à une étude de la Direction générale de l’agriculture (DG Agri) de la Commission européenne sur l’impact cumulé pour les produits agricoles à l’horizon 2025 des accords commerciaux en négociation avec douze nations ou entités régionales (États-Unis, Canada, Mercosur, Australie, Nouvelle-Zélande, Japon, Vietnam, Thaïlande, Turquie, Mexique, Philippines, Indonésie). Le document, rendu public en novembre 2016, montre que dans toute une série de secteurs il y aurait ainsi un « risque substantiel de déstabilisation »: bœuf, éthanol, sucre, volaille, porc et certaines céréales.
Dans le cas du Mercosur, on assisterait dans la viande bovine et porcine à une accentuation du déficit de l’UE de 1,4 milliard 2,3 milliards d’euros, voire 3,7 milliards selon le degré de libéralisation. Raison de plus pour les Européens d’être particulièrement stricts en matière de normes sanitaires et d’environnement. Les agriculteurs et les éleveurs concernés auraient donc des raisons réelles de s’inquiéter au regard de l’optimisme affiché ces dernières semaines par des hauts responsables européens et sud-américains.
Alors que le prochain cycle de négociations avec le Mercosur est annoncé à Brasilia du 2 au 6 octobre, avec auparavant une réunion de préparation à Bruxelles, entre le 4 et le 8 septembre, la Commission européenne estime possible la conclusion des négociations commerciales avec le Mexique et avec le Mercosur d’ici la fin de l’année. Un espoir exprimé également, côté sud-américain, par l’Argentine, présidente en exercice du Mercosur, dont la vice-présidente Gabriela Michetti, a, toutefois, précisé que le principal obstacle à une signature restait les subventions agricoles de l’UE.
D’autres accords commerciaux, qui semblaient dans l’impasse, ont été relancés après que les États-Unis de Donald Trump aient exprimé leur volonté de se replier et de se protéger. C’est le cas avec le Japon. Les discussions avec l’UE sembleraient aussi avancer à grands pas. « Un accord de principe » a même été conclu le 6 juillet, avant le G20 de Hambourg, Or, d’après l’étude de la DG Agri, un accord bien négocié avec le Japon serait bénéfique pour les fromages et produits laitiers, les viandes porcines et bovines, les vins et spiritueux.
Reste que pour concrétiser tous ces efforts d’ouverture, il faut une politique agricole commune forte. « Avec ce rapport, nous avons voulu adresser un signal d’alarme », a expliqué Pascale Gruny. Les sénateurs demandent que le montant du budget agricole européen (60 milliards par an) soit maintenu à l’avenir, en dépit de la sortie du Royaume-Uni de l’UE.
Le risque d’une renationalisation de la politique agricole
Première politique commune de l’Union européenne, avec 38 % du budget européen, la Pac est, selon les sénateurs, un enjeu stratégique pour l’UE, en particulier la France. L’Union européenne a exporté au total pour 130,7 milliards d’euros dans l’agroalimentaire en 2016, d’après Eurostat. Or, si entre 2008 et 2012 les États-Unis ont accru de 40 % leur accompagnement financier à l’agriculture, remarquait Jean Bizet, le Brésil de 16 % et le Canada de 11 %, l’Union européenne l’a réduit de 17 %. A l’heure du Brexit, qui va créer un trou de 10 milliards dans le budget européen, les sénateurs s’inquiètent d’une possible renationalisation de l’agriculture.
Pour trouver une solution au retrait du Royaume-Uni et à la demande des États membres pour de nouvelles politiques communes, la Commission européenne a proposé que les budgets nationaux contribuent en cofinancement à la Pac, ce qui a suscité la colère des pays du Sud. Connues pour être très libérales, les nations du Nord ont au contraire applaudi, faisant remarquer au passage que ce sont les grandes exploitations, notamment les céréaliers qui profitent le plus de la Pac actuelle. Environ 70 % du budget européen sont, en effet, distribués sous forme d’aides directes, dites découplées, c’est-à-dire sans référence à la production comme par le passé, mais tenant compte de la surface. « On n’a pas à s’excuser et à rougir d’avoir 30 millions d’hectares, dont 18 millions de terres arables », a lancé Henri Cabanel, sénateur socialiste de l’Hérault (Occitanie).
De nouveaux enjeux : le verdissement, la gestion des crises, l’assurance
Selon ce sénateur, la France a tout intérêt à anticiper sur la prochaine réforme de la Pac après 2020, « car c’est elle qui en profite le mieux ». Pour le budget actuel 2014-2020, la France reçoit ainsi 7,5 milliards d’euros d’aides directes par an (ce qu’on appelle le premier pilier) et 11,4 milliards au total pour le développement rural (appelé deuxième pilier). Non seulement il va falloir se battre pour que le montant actuel du budget agricole européen soit maintenu, « ce qui n’est pas certain », reconnaissait Henri Cabanel, mais il est clair également qu’il va y avoir des ajustements en faveur du deuxième pilier, qui comprend par exemple tous les efforts en matière de verdissement de la Pac.
De leur côté, les sénateurs français souhaitent que l’accent soit mis sur les crises et leurs conséquences. « Il faut une meilleure gestion, ce qui signifie une meilleure capacité d’anticipation de l’UE, et il faut des systèmes d’assurance efficaces », plaidait ainsi Daniel Grémillet. « On ne peut être défensif sur l’enjeu environnemental, mais on ne peut non plus continuer à s’orienter dans la brouillard. Nous avons besoin de réorienter les crédits sur la gestion des risques », renchérissait Henri Cabanel.
Le rapport d’information va être remis à la Commission européenne qui dispose de trois mois pour y apporter une réponse. Entre temps, les sénateurs devraient discuter de la réforme de la Pac avec Stéphane Travert. Le ministre de l’Agriculture et de l’alimentation devrait, en effet, participer aux débats en séance publique des élus de la Chambre basse à la rentrée parlementaire.
(*) Comprehensive Economic and Trade Agreement ou Accord économique et commercial global (AEGC)
(**) Le Marché commun du Sud ou Mercosur est une communauté économique d’Amérique du Sud, composée de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay, de l’Uruguay et du Venezuela (à l’heure actuelle, suspendu).
François Pargny