En tant que directeur exécutif de Bpifrance en charge de l’export, Pedro Novo est aux premières loges pour observer l’attractivité de certains marchés auprès des PME et ETI françaises. Si la crise sanitaire et la guerre en Ukraine ont fait sortir certaines destinations de la ligne de mire des entreprises, les fondamentaux sont néanmoins toujours les mêmes, selon lui.
Le Moci. Entre une pandémie de Covid-19 et une guerre en Europe, la conjoncture est pour le moins instable pour les entreprises. Où se trouvent les marchés encore en croissance ?
Pedro Novo. Il y a beaucoup de réponses en fonction des liens qu’entretiennent les entreprises avec certaines zones géographiques. Pour les biens de consommation, les entreprises françaises vendent les deux tiers de leur production en Europe. Le premier semestre 2022 n’a pas dérogé à la règle : l’Europe a absorbé 56 % des exportations, la différence étant due au Brexit. Ceci étant, les entreprises continuent à travailler avec le Royaume-Uni et sa part, actuellement de 6 %, pourrait augmenter dans des secteurs comme la santé, par exemple. En Europe, avant, pendant et après la pandémie de Covid 19, la première destination reste l’Allemagne. Nous avons observé une forte dynamique européenne au cours des six premiers mois de l’année.
Le Moci. Comment se concrétise ce dynamisme des marchés européens et comment l’expliquez-vous ?
P. N. Plus que dans les flux export, ce dynamisme se traduit par l’actuel mouvement de consolidation des activités des entreprises en Europe. Nous n’avons jamais constaté autant d’implantations stratégiques ou d’acquisitions d’entreprises européennes par des TPE, PME et ETI françaises. Nous le voyons à l’augmentation de la consommation de nos prêts croissance internationaux ou de nos garanties de projets internationaux, utilisés pour financer des projets de croissance et sécuriser l’injection de cash dans une filiale. Historiquement, les garanties de projets internationaux étaient réservés aux pays tiers, mais nous les avons ouvert à l’Europe en juillet 2021. En 2022, ces deux produits financiers sont en croissance de 50 % pour la GPI (dont un tiers en Europe) et de 66 % en prêts ! Ce n’est pas un détail, c’est très significatif de la phase d’approfondissement dans laquelle sont entrées les entreprises.
Le Moci. Quel est le profil de ces entreprises ?
P. N. Nous parlons d’entreprises qui pour la plupart avaient déjà une empreinte internationale. En juillet, Bpifrance Le Lab a publié sa 75e enquête semestrielle de conjoncture auprès des PME. Sans grande surprise, les entreprises qui sont exportatrices, sont plus optimistes que celles qui ne le sont pas, pour 2022 et 2023. On est deux fois plus optimiste quand on est exportateur que quand on est uniquement sur le marché intérieur. Le fossé se creuse entre les entreprises qui sont tournées uniquement vers le marché intérieur et celles qui ont une sensibilité internationale, entre celles qui décrochent et celles qui s’enrichissent. Ces dernières sont aujourd’hui plus attractives en termes d’emploi, investissent plus que les autres, se développent mieux et financent probablement plus facilement leurs besoins d’investissement. Elles sont plus agiles alors que celles qui restent sur le marché national sont plus dépendantes d’une verticalité industrielle se traduisant par une concentration produit, client ou fournisseur. Ce sont des curseurs de fragilité que l’on retrouve dans de nombreuses filières comme dans l’automobile ou l’aéronautique. Elles sont frappés de plein fouet par la crise Covid et cette rentrée inflationniste.
« Les entreprises continuent d’avancer là
où elles étaient déjà présentes avant le début de la crise »
Le Moci. Peut-on parler de repli de ces entreprises sur les marchés européens ?
P. N. Elles ne se replient pas, elles continuent d’avancer là où elles étaient déjà présentes avant le début de la crise sanitaire. Disons qu’elles jouent les valeurs sûres.
Au grand export, les deux premiers marchés sont donc le Royaume-Uni qui n’est plus dans l’Union européenne et, surtout, les États-Unis, dont la quote-part atteint 9 %. Outre-Atlantique, le dynamique des exportations françaises est portée par des secteurs qui sont des piliers du commerce extérieur tricolore comme les vins et spiritueux, les cosmétiques, le luxe et la pharmacie. Au premier semestre 2022, la demande a augmenté de 32 % aux États-Unis. Les exportations de vins et spiritueux ont bénéficié du retrait de la taxe de 25 % qui les frappait depuis l’ère Trump et se sont envolées de 33 %. C’est spectaculaire, les États-Unis sont un pays majeur et stratégique et vont le rester.
Le Moci. Quid de la Chine ? Les indicateurs macroéconomiques sont en berne et l’émergence d’une classe moyenne, qui boosterait la consommation, se fait toujours attendre.
P. N. La Chine demeure l’usine du monde et le premier producteur mondial importe des biens d’équipements. Pour les biens de consommation, tant que vos produits ont une valeur ajoutée et une marge suffisante pour absorber les ajustements de coûts et de délais de transport, ainsi qu’aux frais de douane, vous pouvez continuer à faire du business en Chine. Il y a encore beaucoup d’entreprises françaises et d’acteurs étrangers sur place.
En revanche, ce qu’on constate en ce moment, pour les entreprises qui veulent produire sur place, c’est la mise en place de stratégies « Chine + 1 », c’est-à-dire une articulation opportuniste avec la zone Asie-Pacifique, les pays de l’Asean qui occupent aujourd’hui une place beaucoup plus importante que traditionnellement. On voit aujourd’hui, en particulier en Thaïlande et en Indonésie, apparaître des mesures d’ouverture sur les investissements directs étrangers qui sont assez significatives dans les télécoms, la pharmacie, les services financiers ou encore les véhicules électriques. L’Indonésie a lancé de grands projets d’infrastructures alors que cela faisait des années qu’en attendait que ce pays transforme beaucoup d’espoirs.
Selon les prévisions de la Banque mondiale, la croissance de l’Asean 5 (Philippines, Indonésie, Malaisie, Singapour et Thaïlande) devrait avoisiner 6 % en 2023-2024. C’est la zone qui présente probablement la plus forte dynamique de croissance et donc d’attractivité. Les besoins sont immenses, en particulier dans des domaines où excelle l’expertise française ! Des routes, des ponts, des ports, des hôpitaux, des médicaments, des trains, de la production d’énergie verte etc… A l’heure actuelle, dans le commerce extérieur français, ces pays ne représentent que 4 à 5 % de nos intérêts. Le potentiel de développement y est donc encore important.
« Dans les pays de l’Asean 5,
les besoins sont immenses, en particulier
dans des domaines où excelle l’expertise française ! »
Le Moci. Les cinq marchés que vous venez de citer, même s’ils ont en commun d’afficher de relativement bonnes prévisions macroéconomiques sont tout de même très différents…
P. N. Bien sûr ! Ouvrir sa boîte, trouver des partenaires prend évidemment beaucoup plus de temps au Vietnam qu’à Singapour. C’est une galaxie de pays avec des équilibres géopolitiques, des contextes économiques et culturels très différents. De plus cette région du monde, comme l’Amérique centrale et latine et l’Afrique, sont challengés par la distance qui les sépare de l’Europe et leur complexité géographique.
Le Moci. En Amérique centrale et latine, justement, quels marchés sont actuellement les plus porteurs ?
P. N. Le premier partenaire de la France dans la région reste le Mexique, suivi par la Colombie. On voit monter en flèche l’intérêt pour ce pays pour deux raisons : il est la base industrielle des Etats-Unis et la demande intérieure y est colossale notamment dans le digital, l’e-commerce, la santé, les infrastructures ou l’énergie. C’est un marché encore trop peu connu des entreprises françaises. En Colombie, dans les transports, c’est le français Poma qui a construit le téléphérique de Medellín, une ville bien connue des marques haut de gamme et de luxe françaises. Elle est devenue une base régionale pour la mode internationale, ce qu’elle n’était pas il y a encore 10 ou 15 ans. Et puis bien sûr le Brésil, même si les relations entre nos deux pays sont délicates sur différents fronts. C’est un pays immense, avec beaucoup de besoins et un pays riche.
Le Moci. Le Moyen-Orient est, avec l’Asean, une des seules régions avec de bonnes perspectives de croissance. Quels pays se démarquent ?
P. N. La croissance de la région devrait être de l’ordre de 3 % en 2023 et 2024, avec trois gros moteurs : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Globalement, ces pays cherchent à attirer les entreprises et le climat des affaires s’est nettement amélioré même s’il reste encore des leviers d’amélioration. Et ces économies reposent sur des secteurs que la France connaît bien : l’aéronautique, l’agroalimentaire, le tourisme et l’ingénierie du pétrole et du gaz.
Mais la zone reste difficile en raison des questions géopolitiques. N’oublions pas par ailleurs, et le président de la République le rappelait dans son allocution aux ambassadeurs de France ces derniers jours, qu’il encore possible de voire un retour des Etats Unis dans le JCPoA avec l’Iran [ndr : le Joint Comprehensive Plan of Action ou Plan d’action global commun, l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien]. Un tel scenario permettrait sans doute de rouvrir progressivement le chapitre des relations commerciales avec l’Iran.
« Les exportations à destination
de la Côte d’Ivoire ont progressé de 20 % en 2021 »
Le Moci. Le gouvernement a multiplié les visites en Afrique et appelé les entreprises françaises à y faire des affaires. Est-ce que ces dernières gagneraient à s’aventurer hors des marchés francophones ?
P. N. C’est une réalité, les Français s’intéressent en Afrique subsaharienne d’abord au Sénégal et à la Côte d’Ivoire et élargissent ensuite leurs activités au Togo, au Niger, au Bénin et plus récemment à la Guinée-Conakry.
En Afrique subsaharienne, les exportations à destination de la Côte d’Ivoire ont progressé de 20 % en 2021. Les entreprises françaises exportent des produits industriels, des produits de défense, des produits pharmaceutiques et beaucoup de chimie. Le pays est en train de s’industrialiser et a besoin de biens d’équipement pour renforcer sa capacité de transformation locale. La Côte d’Ivoire, mais aussi le Sénégal, le Bénin, le Cameroun et le Togo sont en train d’investir massivement dans la transformation agroalimentaire ou dans l’industrie tout court.
Ces pays ont en outre d’importants besoins en infrastructures et dans le secteur de l’énergie. Le Sénégal va mettre en exploitation d’importants gisements gaziers et pétroliers en 2023, au moment où les pays européens cherchent des alternatives au gaz russe. Cela va profondément changer les équilibres industriels et économiques du Sénégal, l’enjeu étant de bien utiliser et redistribuer les ressources ainsi créées. La Côte d’Ivoire partage cette ambition avec la découverte au large de ses côtes du gisement pétrolier « Baleine », dont le lancement de l’exploitation est attendu en 2023. Il est actuellement question de projets pharaoniques de gazoducs transsahariens.
Pour répondre à votre question, même si ce sont des pays anglophones, où la pratique des affaires diffère et le droit anglo-saxon s’impose, l’Afrique de l’Est est un véritable territoire d’opportunités pour nos entreprises.
« Le Rwanda sera probablement l’économie
la plus dynamique des deux prochaines années »
Le Moci. A quels pays pensez-vous en particulier ?
P. N. Au Rwanda, qui sera probablement l’économie subsaharienne la plus dynamique des deux prochaines années : on parle de 7 % de croissance par an.
C’est un pays dans lequel le climat des affaires s’est nettement amélioré. Les relations franco-rwandaises vont nettement mieux et les visites croisées des présidents respectifs ont contribué à consolider le désir d’un nouvel avenir commun. Il existe des opportunités dans le tourisme haut de gamme, la logistique, l’énergie, la grande distribution ou encore l’agro-industrie. Signe de l’intérêt des entreprises françaises pour ce pays, elles ont créé en mars dernier un French Business Club très actif.
Je pense également à la Tanzanie dont j’ai rencontré en début d’année la présidente. J’ai été assez surpris par la qualité du climat des affaires et par les opportunités qui existaient dans tous les secteurs avec des projets très concrets pour nos entreprises françaises. Le Kenya reste à l’évidence une destination aux enjeux forts dans bien des domaines à commencer par la qualité de sa scène entrepreneuriale et de ses talents tech. Les élections sont à présent derrière nous, ce qui devrait nous offrir, nous l’espérons, un environnement opérationnel apaisé.
Le Moci. Quels autre secteurs ont actuellement le vent en poupe en Afrique ?
P. N. A la vérité, ils sont nombreux ! Les besoins sont importants dans le digital que ce soit dans l’administration, nous avons par exemple travaillé sur la digitalisation du cadastre d’Abidjan, mais aussi dans l’agriculture, la santé et toute la tech offrant des solutions au quotidien des africains tant dans les environnements urbains que plus ruraux. Dans tous ces pays, comme ailleurs dans le monde naturellement, la France jouit d’une véritable expertise dans les smart cities dont les projets se multiplient en Afrique. La task force « ville durable » de Medef International, dirigée par Gérard Wolf, fait un travail admirable à ce sujet.
« La French touch ne se résume pas
à la gastronomie, au luxe et à la mode »
Le Moci. Vous venez d’évoquer des secteurs dans lesquels l’expertise française est internationalement reconnue. A contrario, y a-t-il des secteurs dans lesquels les entreprises gagneraient à se lancer à l’export ?
P. N. Vous avez raison. Dans certains secteurs, les entreprises n’ont pas suffisamment le réflexe de l’international. Prenez l’agroalimentaire. Les produits français sont mondialement reconnus, mais il y a également des opportunités dans les agroéquipements.
J’étais fin juillet au Cameroun. Ce pays a d’importants besoins en matière de mécanisation agricole et dans les agroéquipements. Et puis la French touch ne se résume pas à la gastronomie, au luxe et à la mode. Il y a par exemple une forte demande internationale pour les industries culturelles et créatives : le spectacle vivant, la musique, le cinéma, les séries et toute la production audiovisuelle.
Je pense également à toutes les entreprises du patrimoine qui développent des solutions parfois très techniques pour améliorer l’expérience des visiteurs ou faciliter le travail des chercheurs. Dans la tech en générale, nous sommes très bons.
Quel que soit le secteur, on peut être très bon dans son domaine et ne pas aimer l’international. C’est malheureux, et c’est encore trop fréquent. Réussir à l’export suppose d’aimer l’ailleurs, le voyage, les rencontres. Je rencontre parfois des entrepreneurs qui n’aiment pas prendre l’avion, qui ne parlent pas anglais et qui voient dans l’export plus de risques que d’opportunités. De plus, en France, avec une commande publique historiquement très forte, une forme de passivité s’est installée chez certains dirigeants. A quoi bon se projeter à l’export et aller en Afrique par exemple si vous avez du business sur votre marché national ?
Il est fréquent de voir les entrepreneurs s’essayer à l’export sur des coups à court terme et à proximité immédiate en Belgique par exemple ou en Suisse. Ce sont des opportunités sur des marchés intéressants bien entendu, mais parmi eux, nous trouvons de trop nombreux décrocheurs qui n’exportent que par accident ou opportunité ponctuelle.
Le Moci. Qu’est-ce qui manque à ces entreprises pour franchir le pas ?
P. N. La professionnalisation, surtout pour aborder des marchés complexes. L’international demande des compétences particulières qui ne sont toutefois pas inaccessibles. C’est du sport de haut niveau et il faut se préparer, ne pas improviser, bien se financer et être en mesure de bâtir une stratégie d’internationalisation durable à laquelle on se tient fidèlement et avec discipline.
Tout est dans l’accompagnement pour faire face aux enjeux qui viennent challenger ce travail : conscientiser son potentiel export, prendre la mesure de sa maturité digitale, avoir l’implication du dirigeant, intégrer des nouvelles approches d’export décarboné, valoriser le renforcement de la marque employeur par une action volontariste et attractive à l’export. Ne pas exporter, n’est pas une fatalité, l’export est un avenir totalement accessible pour les entreprises de France. C’est l’obsession de la Team France Export qui réunit Business France, les CCI, Bpifrance sous l’autorité des Régions. Un travail coordonné de formation et d’information qui passe aussi pour notre part par l’apprentissage des outils de financements internationaux que propose Bpifrance et ses partenaires faisant la différence dans l’ambition et la conquête commerciale.
Nous venons de signer par exemple en Colombie deux projets dans l’agro-industrie. Ils ont été gagnés par des exportateurs industriels français parce que nous avions un financement en crédit export à offrir à leurs clients colombiens. Un financement qui a fait la différence permettant aux entrepreneurs industriels colombiens d’accéder à l’offre technologique et industrielle française qui leur paraissait trop cher à l’achat. Les conditions de financement local, le coût et l’accès au crédit, ne leur permettaient pas d’acheter français. Offrir un package industriel incluant une solution de financement a fait la différence. Chez Bpifrance, c’est précisément ce que nous faisons avec les outils de financement et de garantie publique que nous gérons pour le compte de l’État.
Propos recueillis
par Sophie Creusillet