ICC France, le comité français de la Chambre de commerce internationale, vient de publier un rapport*, réalisé par une task force de juristes, sur les conséquences, pour les entreprises, de la complexité des sanctions prises par l’Union européenne à l’encontre de la Russie dès le début de la guerre en Ukraine, et de leur inégale application par les Etats membres. Quelles sont les solutions pour améliorer la situation ? Dans l’entretien qu’ils ont accordé au Moci, les directeurs de cet ouvrage, Mathias Audit, professeur de droit à la Sorbonne et avocat, et Noëlle Lenoir, ancienne ministre des Affaires européennes et membre du Conseil constitutionnel, reviennent sur l’une des propositions phares du rapport, la création d’un équivalent européen de l’OFAC américain.
Le Moci – Quels problèmes rencontrent les entreprises françaises qui continuent à exporter vers la Russie ?
Mathias Audit. Tout d’abord, il convient de rappeler que la Russie n’est pas sous un embargo généralisé et que des secteurs entiers ne sont pas soumis aux sanctions comme l’agroalimentaire ou la grande distribution. Une des questions que se posent actuellement les entreprises exportatrices est celle du paiement. On constate en effet que les paiements sont beaucoup plus simples quand l’entreprise a une filiale sur place. Toujours est-il qu’il est possible de continuer à travailler avec la Russie dans les secteurs d’activité qui ne sont pas sous sanctions, même si c’est évidemment devenu beaucoup plus compliqué en pratique.
L’Union européenne « peine à faire sanctionner ses textes au niveau des Etats »
Le Moci – Et celles qui ont maintenu leur présence sur place ?
M.A. Quitter un marché lorsqu’on a une implantation sur place implique de dénouer toute une structuration juridique : les baux des locaux, les contrats de travail des salariés, les prêts en cours… Alors que les autorités françaises ont été plutôt conciliantes avec les entreprises françaises ayant fait le choix de rentrer, quitter le pays est en revanche mal vu du point de vue russe, ce qui crée des difficultés avec l’administration et engendre des coûts importants.
En outre, les juristes observent que les sanctions ont donné lieu à des contournements, notamment via l’Asie centrale. De grands groupes assez vertueux ont refusé ces pratiques. D’autres, notamment dans le secteur des vins et spiritueux, sont partis mais ont vu leurs produits continuer à être distribués via des réseaux parallèles, ce qui a pu donner lieu à des boycotts dans les pays baltes par exemple.
Le Moci – Vous préconisez dans votre rapport la création d’un OFAC européen. De quoi s’agit-il et en quoi une telle structure serait pertinente ?
M.A. L’Office of Foreign Assets Control (OFAC) a été créé lors de la Sseconde guerre mondiale afin de contrôler les actifs ennemis, allemands et japonais notamment, pendant le conflit. Aujourd’hui, cet organisme, qui dépend du Trésor américain, a le pouvoir d’autoriser ou non les opérations à l’export. En Europe, la mise en œuvre des sanctions prises par l’Union européenne dépend de chaque pays. En France, c’est la direction du Trésor et la direction des Douanes qui assurent la supervision de l’application des sanctions.
Noëlle Lenoir. Le système américain fonctionne avec des agences. Dans le cas notamment des biens à double usage, qui est un sujet délicat car leur définition n’est pas claire, l’OFAC peut accorder des licences générales ou spécifiques – soit des dérogations – à une entreprise ou un secteur. Cette agence, lorsqu’elle détecte par exemple des détournements, fait appel au FBI et au Department of Justice (dans sa section qui joue un rôle équivalent à celui du parquet national financier, donc un rôle pénal), . Elle peut infliger elle-même des amendes civiles.
Pour ce qui est de l’Union européenne, un parquet financier a été créé en application du traité de Lisbonne entre 22 Etats membres. Il a commencé à exercer ses activités en 2021 mais n’est pas compétent sur les sanctions contre la Russie. La faiblesse congénitale de l’’Union européenne est qu’elle est une machine à réguler, mais peine à faire sanctionner ses textes au niveau des Etats. Un OFAC européen entre les directions nationales du Trésor et des Douanes, épaulé en tant que de besoin par le Parquet financier européen, permettrait de mettre fin à l’inégalité qui existe entre des pays qui font appliquer ces sanctions, dont la France, et ceux qui trainent les pieds.
« Une plus grande sécurité juridique est aujourd’hui le problème principal des entreprises »
Le Moci. Cette situation est-elle appelée à évoluer ?
M.A. Elle pose la question de la sanction du non-respect des sanctions qui est supervisée par chaque pays. Il y a pour l’heure la volonté politique de maintenir la décentralisation de ces sanctions des sanctions, ce qui freine actuellement la création d’un OFAC européen.
N.L. Nous allons y arriver progressivement, quand les grands pays européens vont vouloir mettre un peu d’ordre. Le fait que la Commission européenne ait désigné fin 2022 l’Irlandais David O’Sullivan, ancien secrétaire général de la Commission et chef de la délégation européenne aux Etats-Unis, comme envoyé spécial international pour la mise en œuvre des sanctions de l’UE, est un signal positif.
M.A. Un OFAC européen, nous allons y venir, mais cela sera difficile de le mettre en place si nous ne nous serrons pas les coudes en Europe. Cela étant, il ne faut pas bouder son plaisir : depuis le début de la guerre en Ukraine, l’Europe politique a repris une certaine ampleur. Jamais nous n’avions connu un programme de sanctions d’une telle ampleur. Avoir un OFAC européen et des sanctions de sanctions uniformisées permettrait aussi d’assurer une plus grande sécurité juridique, qui est aujourd’hui le problème principal des entreprises françaises et européennes.
Propos recueillis par Sophie Creusillet
*Pour se procurer le rapport, voir ci-après
« Sanctions européennes contre la Russie. Défi pour les entreprises, enjeux pour les autorités publiques. »
Difficile de s’y retrouver dans les méandres des 11 paquets de sanctions mis en place par l’Union européenne et les contremesures russes. Cet ouvrage publié par ICC France les détaille un par un et analyse les difficultés juridiques et opérationnelles rencontrées par les entreprises, pour l’essentiel des multinationales implantées en Russie.
Il est le fruit du travail d’une task force réunie par le comité français de la Chambre de commerce internationale (ICC France). Composée à parité de responsables compliance/sanctions et d’avocats issus de la Commission bancaire et de la Commission Douanes et facilitation du commerce d’ICC France, elle a également nourri sa réflexion d’entretiens menés avec des entreprises.
Si la mesure phare de ce rapport pour clarifier le régime des sanctions européennes est la création d’un Ofac européen il propose également une la mise en place de dispositifs contractuels et conventionnels (Due diligence, clauses types…), un assouplissement du régimes des aides d’Etat ou encore la création d’un Parquet européen.S.C
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