A l’occasion de sa dernière assemblée générale le 30 juin, ICC France, le comité français de la Chambre de commerce internationale, a publié un livre blanc sur les « défis et opportunités de la digitalisation du commerce international », fruit des travaux d’une task force conduite par Axelle Lemaire, ancienne secrétaire d’Etat au Numérique. Après un état des lieux qui révèle le chemin restant à parcourir pour aboutir à un commerce de marchandise B to B « sans papier », il livre ses recommandations pour accélérer dans ce domaine et appelle la France « à l’émergence et à la mise en œuvre d’une véritable stratégie interministérielle de digitalisation du commerce extérieur ». Revue de détail.
Incontestablement, les confinements qui ont marqué la crise sanitaire ces deux dernières années ont joué comme un accélérateur. Axelle Lemaire, qui a présidé la task force multidisciplinaire montée par ICC France pour mener à bien ce projet de livre blanc, résume bien ce contexte : « la crise Covid a été la meilleure ministre du Numérique dans notre pays ».
Mais en matière de commerce international, les complications lors du passage des frontières demeurent : dans le commerce B to B, l’ICC a estimé que chaque opération transfrontière nécessite en moyenne 36 documents et 240 copies ! On comprend pourquoi l’Union douanière européenne est un véritable paradis pour les commerçants !
Celle qui a rejoint récemment la Croix Rouge en tant que directrice générale déléguée à la Stratégie, la transformation et l’innovation, en a fait l’expérience très vite lorsqu’il a fallu répondre aux urgences causées par la guerre en Ukraine : la complexité pour organiser des expéditions de colis à destination des Ukrainiens à partir d’un point de stockage en Pologne, le coût et les délais des transferts de fonds transfrontières depuis la France vers l’Ukraine, en raison des banques intermédiaires…
On est loin de la facilité du e-commerce cross border B to C. Les auteurs du livre blanc sur les « défis et opportunités de la digitalisation du commerce international » l’écrivent dans un petit résumé qui ouvre le document : « Il est paradoxal que le commerce international B to B qui concerne des professionnels soit moins fluide et moins digitalisé que le e-commerce B to C qui permet à un consommateur de commander, d’être livré, d’échanger, ou d’annuler sa commande en toute facilité technique et juridique ».
C’est que malgré les progrès amenés par les outils digitaux, le commerce international reste un univers marqué par le poids des processus et des procédures, des réglementations et des formalités administratives impliquant différents acteurs qui n’utilisent pas le plus souvent les mêmes canaux numériques.
Trade finance : le casse-tête du papier
Le Trade finance, l’activité de financement du commerce international grâce à des assurances-crédit ou des sécurités de paiements bancaires telles que crédits documentaires ou garanties de paiement (lettres de crédit standby), est un exemple abondamment développé par le livre blanc.
Christian Cazenove, Group Head of Trade Oversight chez Société Générale, qui a participé à sa rédaction, a bien résumé la situation : « le paradoxe, c’est que le commerce international atteint des niveaux records mais qu’il reste dominé par le papier : 4 milliards de documents sont échangés chaque année, selon l’ICC ». L’ICC a bien digitalisé ses règles, notamment celles relatives aux crédits documentaires et aux lettres de crédit standby, avec par exemple ses publications sur les e-UCP (Uniform Customs & Practice for Documentary Credits) et les URDTT (Uniform Rules for Digital Trade Transactions), mais « moins de 0,1 % des connaissements maritimes sont aujourd’hui digitalisés ».
Une des raisons majeures à cette inertie : la non-reconnaissance juridique des documents enregistrés, seuls le document papier continuant à faire foi auprès des acteurs. Ce qui n’a pas été sans poser de problème durant la crise Covid : alors qu’une partie du monde s’était mise en télétravail, obtenir certains documents de la part des banques était devenu un casse-tête pour les exportateurs.
Les enjeux de la digitalisation ne concernent pas seulement la dématérialisation des documents liés au commerce international de marchandises : tout le lourd process de contrôle et de vérification de la conformité pourrait être facilité, les délais réduits, les métiers rendus plus attractifs.
Christian Cazenove se veut optimiste : entre les acteurs clés du Trade finance, soit les banques, les transporteurs, les exportateurs et importateurs, voire les administrations telles que les douanes « il y a un alignement des planètes aujourd’hui sur la nécessité d’accélérer la digitalisation ».
Des initiatives trop en silos ou en clubs
Mais que proposent les banques ?
Les banques ont beaucoup investi dans le « e-banking ». Mais cela ne concerne que la relation entre banques et entreprises. Des éditeurs de logiciels proposent par ailleurs des solutions multi bancaires, mais, comme l’a rappelé Marie Laurence Faure Lepetit, responsable du commerce digital chez BNP Paribas lors de la présentation du livre blanc, « la vraie digitalisation c’est la mise en place et l’utilisation d’une plateforme commune ».
En la matière, plusieurs consortiums ont vu le jour à l’initiative de banques et/ou de transporteurs pour développer des plateformes permettant l’échange de documents électroniques, certaines reposant sur la technologie blockchain. Le Livre blanc propose une typologie de sept d’entre elles dans un tableau en annexe qui a le mérite de synthétiser les particularités de chacune. Elles s’appellent Marco Polo, We.Trade, Wave BL, Cargo X ou encore Bolero. Par ailleurs, des fintechs poussent des solutions dématérialisation des connaissements, les e-B/L.
Reste que ces initiatives foisonnantes sont le plus souvent en « silos » ou en « clubs », sans connexion entre elles. Axelle Lemaire en a tiré l’une des principales conclusions du livre blanc : « il faut trouver une interopérabilité dans les standards sinon il n’y aura pas de standards ».
La technologie existe, reste à lever l’obstacle juridique
Mais une chose est certaine, la technologie elle-même n’est plus un obstacle. Les solutions existent. Reste donc l’obstacle juridique de taille évoqué par Christian Cazenove : la non-reconnaissance par une immense majorité de pays des documents électroniques transférables. Dominique Doise, avocat au cabinet Vatier, co-auteur du livre blanc, a bien résumé le problème lors de la présentation du livre blanc.
Un document transférable, on dit également négociable en France, est « un document qui comporte un droit ». Typiquement, le connaissement maritime, document phare s’il en est dans le commerce international, est un document transférable car il donne un droit d’accès à une marchandise. Et la particularité de ce document est qu’en version papier, il se transmet très facilement d’un opérateur à un autre par simple endossement – signature-, voire manuellement (en blanc).
Or « la possession de ce bout de papier, c’est ce qui pose problème avec l’informatique », a expliqué Dominique Doise. Les risques de fraudes, notamment, sont immenses. Il faut voir ce qu’ont donné les billets électroniques, dûment dotés d’un QR Code soi-disant infalsifiable, émis côté britannique pour le fameux match de la finale de la Ligue des champions de football entre le Real Madrid et Liverpool au Stade de France : des milliers de faux émis.
C’est au Nations Unies, et plus particulièrement à la Cnudci (Commission des Nations unies pour le droit commercial international), que la solution a été trouvée : il ne s’agit pas d’un équivalent informatique du document transférable papier, mais plutôt de l’organisation de la chaîne de transmission et de contrôle. En est sortie un cadre juridique : la loi-type de la Cnudci sur les documents transférables électroniques (LMERT).
Six pays dans le monde l’ont pour le moment adoptée et transcrite dans leur législation nationale, dont Singapour. Le Royaume-Uni serait sur le point de l’adopter. Et le livre blanc milite pour que la France l’adopte également : selon Dominique Doise, « le droit français ne l’interdit pas », ce qui manque en revanche, c’est « une définition simple du document transférable ».
Douane sans papier : des progrès
Le livre blanc aborde également la question de la dématérialisation des procédures et documents douaniers, également omniprésents dans le commerce international. Dans ce domaine, des progrès plus tangibles ont été accomplis ces quinze dernières années, même si le niveau d’avancée est inégal selon les pays, freinant les interconnexions.
La France est plutôt bien lotie. La Douane française a déjà dématérialisé de nombreuses procédures de dédouanement et le processus s’accélère depuis l’entrée en vigueur du Code des douane de l’Union (CDU), en 2016, qui fait de la digitalisation et de l’harmonisation des douanes européennes son socle centrale afin d’aboutir au dédouanement centralisé européen (dont l’entrée en vigueur effective a été repoussé à 2025). « Ce que les entreprises souhaitent surtout aujourd’hui, c’est d’obtenir plus de facilités lorsqu’elles ont un agrément OEA (opérateur économique agréé) et davantage de coopération entre les Etats membres de l’UE » a observé Jean-Marie Salva, avocat chez DS Avocats, co-auteur du livre blanc.
Luc Dardaud, responsable des formalités douanières à la CCI Paris Île de France, a signalé que plusieurs autres documents importants étaient dématérialisés ou en voie de l’être : le certificat d’origine l’est depuis 2008 (la CCIP IdF en délivre 200 000 par an), le carnet ATA est en voie de l’être, et le certificat de libre vente pour les médicaments et dispositifs médicaux le sera en 2023. Reste que dans tous les cas, c’est le document papier qui continue à faire foi.
Pour « une véritable stratégie interministérielle de digitalisation du commerce extérieur »
La digitalisation des opérations du commerce international B to B s’annonce donc comme une longue marche. Mais le mouvement est irréversible, selon les conclusions du livre blanc, qui estime que « les opérations financières et logistiques liées au commerce international ont vocation à se structurer et à s’amplifier dans les prochaines années ».
Cette transformation prendra du temps – 10 ans et plus pour dématérialiser de façon sécurisée le seul connaissement maritime – mais les auteurs constatent qu’une accélération s’est produite avec le lancement d’expérimentations durant les confinements et surtout « l’adoption de la loi-type de la Cnudci sur les documents électroniques transférables dans plusieurs juridictions et la multiplication des expérimentations et projets pilotes ».
Les auteurs appellent aussi à la « mise en place de mécanismes de coopération inédits », que ce soit dans les administrations ou les entreprises, et entre les différents acteurs du commerce international, sans oublier les startup proposant des solutions innovantes. Il faudra également associer les ressources humaines et investir dans leur formation.
Dans ce contexte, ils estiment également que l’ICC a un rôle clé à jouer, notamment depuis le lancement en septembre 2020 de son initiative « Digital Standard Initiative », qui vise à faire avancer la réforme juridique et émerger des standards communs. Elle coopère notamment avec l’OMC, l’OMD, les institutions financières et les banques régionales de développement pour réduire les obstacles à la digitalisation du commerce électronique.
Concernant la France, les auteurs du livre blanc appellent également à accélérer les réformes pour moderniser les hubs portuaires, notamment en termes d’automatisation des opérations et de digitalisation des processus. Ils plaident enfin pour une transposition dans le droit français de la loi-type sur les documents transférables, l’accélération de la dématérialisation des formalités douanières et le lancement d’une « expérimentation grandeur nature entre un port français et un port de pays tiers ».
Et pour conclure, ils appellent « à l’émergence et à la mise en œuvre d’une véritable stratégie interministérielle de digitalisation du commerce extérieur ». Vaste programme, à suivre au long cours…
Christine Gilguy
*Le Livre blanc 2022 d’ICC France « Défis et opportunités de la digitalisation du commerce international » est consultable et téléchargeable sur le site d’ICC France : cliquez ICI.