La multiplication actuelle des accords de libre-échange bilatéraux et régionaux est un phénomène nouveau qui n’est pas sans rapport avec l’enlisement des négociations commerciales multilatérales de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Cette tendance crée de nouvelles opportunités pour les entreprises.
Nul n’ignore que le « round du développement », le cycle de Doha lancé en novembre 2001 au lendemain des attentats du 11 septembre pour rééquilibrer les rapports économiques et commerciaux entre pays émergents et pays développés, s’est depuis lors plusieurs fois interrompu et semble aujourd’hui dans l’impasse. Les conséquences d’un échec des négociations de l’OMC seraient certes désastreuses pour le multilatéralisme dans un contexte économique tendu et dans lequel pointe ici et là une tentation protectionniste.
Il n’est pas certain que ces conséquences soient aussi lourdes en matière de réductions tarifaires. En effet, la nature ayant horreur du vide, les accords préférentiels bilatéraux ou régionaux semblent avoir pris le relais des négociations multilatérales. Plus d’une centaine d’accords ont été ainsi signés ou renégociés pendant les 10 dernières années, qu’ils soient unilatéraux tel que le SPG Communautaire (système de préférence généralisé, renouvelé fin 2010) ou réciproques tels que les accords de libre-échange.
La « grande » Asie, théâtre privilégié de ces accords
La « grande » Asie qui va de l’Indonésie à la Corée est le théâtre privilégié de ces accords. La volonté d’intégration régionale est ainsi à l’origine de l’accord commercial – ACFTA (Asean-China Free Trade Area) – signé en 2004 entre la Chine et ses partenaires de l’Asean (Association des nations d’Asie du Sud-Est). Il est entré début 2010 dans une phase décisive en éliminant les droits de douane pour plus de 90 % des produits. Cette zone est désormais la première au monde par le nombre d’habitants et la troisième en valeur des échanges.
Cet accord est loin d’être isolé. L’Asean en a signé d’autres appelés à entrer progressivement en vigueur au cours des 15 ans à venir : celui conclu entre les pays Asean eux-mêmes (2010), avec l’Inde (2021), le Japon (2026) et la Corée (2018). L’Inde a de son côté signé courant février deux accords de libre-échange, avec le Japon et la Malaisie. Pour ce dernier, l’objectif est de doubler les échanges commerciaux en un temps record, d’ici à 2015. L’Union européenne n’est pas en reste en dépit de l’échec des négociations engagées en juillet 2007 avec 7 des 10 pays de l’Asean et finalement suspendues fin 2009 compte tenu des difficultés liées à l’hétérogénéité de la zone. Elle a privilégié des négociations bilatérales avec Singapour et la Malaisie qui devraient aboutir courant 2011 en même temps que l’accord avec le Canada. L’accord avec la Corée du Sud, approuvé le 17 février avec une clause de sauvegarde, entrera en vigueur, en principe, en juillet 2011.
Des enjeux tarifaires importants
L’enjeu tarifaire de ces accords est important. En effet, en dépit d’une tendance générale, depuis de nombreuses années, à la diminution progressive des barrières tarifaires, certains produits restent soumis à des droits importants comme en témoigne une étude récente de l’Organisation mondiale des douanes (OMD) sur la part des droits de douane dans le revenu national.
Cette étude souligne d’ailleurs une assez grande disparité de situations au sein de la zone Asean : les droits de douane ne représentaient plus que 0,07 % en 2007 du revenu national de Singapour, un peu plus de 5 % du revenu chinois et plus du 10 % du revenu vietnamien. Selon les secteurs concernés, il peut donc y avoir un intérêt majeur pour les entreprises à évaluer l’avantage compétitif qu’elles peuvent tirer d’une bonne gestion de ces multiples accords notamment en cas d’échec des négociations multilatérales.
Des avantages tarifaires sous conditions
Or, ces accords reposent sur des mécanismes certes communs mais qui présentent chacun des spécificités à la marge qui rendent leur usage complexe. L’avantage tarifaire n’est, par définition, pas automatique, il n’est accordé que si plusieurs conditions sont remplies. Ces conditions sont liées à l’origine du produit, à son transport direct et, dans certains cas, à sa facturation :
1/ Conditions liées à l’origine du produit : celle-ci est certifiée par le pays d’exportation des marchandises. L’origine est définie selon des critères qui distinguent entre produits entièrement obtenus ou non dans le pays de départ. Pour les seconds, le critère du pourcentage (variable selon les accords) de contenu local calculé sur la base du prix FOB des marchandises concernées est souvent complété par le critère de la transformation suffisante. Le critère du pourcentage du contenu local est lui-même assoupli par des règles de cumul qui permettent d’intégrer au contenu local des pièces ou des matériaux originaires de pays membres du même accord de libre-échange.
2/ Condition liée au transport direct : l’octroi de l’avantage tarifaire est subordonné à la garantie que le produit n’a subi au cours de son transport aucune transformation susceptible de modifier l’origine préférentielle certifiée. Il doit donc être acheminé sans rupture de charge.
3/ Condition liée à la facturation : certains accords prévoient la possibilité que les marchandises originaires soient facturées par une entité établie dans un pays tiers à l’accord de libre-échange. À défaut, le silence de l’accord peut être interprété comme créant un risque de refus de l’avantage tarifaire par le pays d’importation et constitue dès lors une source importante d’insécurité juridique pour les opérateurs économiques concernés.
La question s’est précisément posée pour Hong Kong au regard de l’accord Chine-Asean. Il a été tranché favorablement par un protocole adopté fin 2010 et entré en vigueur le 1er janvier 2011 : il n’y a donc plus débat et la facturation par une entité basée par exemple à Hong Kong de marchandises exportées de Chine vers les Philippines ou la Malaisie est désormais clairement admise.
Des accords sous-utilisés par les entreprises
Pourtant, le fait qu’une entreprise remplisse toutes les conditions énoncées ci dessus ne suffit pas toujours. On constate en effet que les accords préférentiels sont souvent sous-utilisés par les entreprises. Pour certains accords, on avance le chiffre de 20 % seulement de demandes de certificats pour des produits qui seraient éligibles à un avantage tarifaire. Pourquoi ?
Probablement d’abord en raison d’une certaine difficulté d’utilisation. Les conditions de détermination de l’origine sont en effet souvent le résultat de la mise en œuvre de règles et de calculs complexes. C’est d’ailleurs pourquoi les accords s’efforcent désormais de les assouplir ou d’en faciliter l’utilisation. Ainsi, le second protocole de l’ACFTA déjà cité a innové en créant la possibilité d’un certificat rétroactif ou en acceptant un changement de destination des marchandises.
Une autre raison de cette réticence des entreprises à solliciter l’avantage préférentiel octroyé par les accords de libre-échange est probablement la sensibilité des informations qui doivent être divulguées aux autorités de certification, notamment celles relatives à la décomposition de leur prix de revient dans les pays d’exportation.
Cette crainte est pourtant sans fondement. La communication d’informations jugées sensibles est en effet normalement assortie dans tous les accords d’une clause de confidentialité qui fait obligation aux dites autorités de ne divulguer à aucun tiers les informations qui leur sont remises.
Il appartient donc aux entreprises d’analyser soigneusement les avantages qu’elles pourraient retirer d’accords de libre-échange bilatéraux ou régionaux. Les plus expertes d’entre elles peuvent même chercher à combiner habilement les avantages de différents accords applicables dans la même région. Le « FTA shopping » peut être un moyen important d’optimisation douanière. Ainsi des composants peuvent être importés dans un premier pays à droit nul en application d’un premier accord et réexportés après intégration à un produit fini qui sera lui-même importé dans un second pays à droit nul en application d’un autre accord.
Cela suppose évidemment une adaptation des chaînes de production des flux physiques et financiers correspondants. C’est certainement une démarche un peu lourde mais qui, dans un contexte économique tendu, peut offrir aux entreprises les plus audacieuses un avantage compétitif non négligeable.
Jean-Marie Salva
Avocat associé, DS Avocats
* Asean : Brunei, Cambodge, Indonesie, Laos, Malaisie, Myanmar, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam.
Les perspectives de l’accord Chine-Asean
S’agissant de l’ACFTA, le succès de cet accord aura sans doute un effet d’entraînement non seulement à l’échelle régionale, mais probablement mondiale dans la mesure où il vise à créer un marché intégré de 1,9 milliard d’habitants et d’un volume commercial de 4,5 milliards de dollars. Cette intégration sera cependant très progressive : les 4 pays Asean les moins développés – Cambodge, Laos, Myanmar, Vietnam – ayant bénéficié jusqu’en 2015 d’une période de transition. On observera également avec intérêt le fait que cet accord comporte en son article 14 un engagement des 10 pays de l’Asean à reconnaître le statut d’économie de marché de la Chine. On comprend que l’Union européenne, qui continue de refuser ce statut à la Chine, rencontre des difficultés à établir une zone de libre-échange avec l’Asean…