La crise sanitaire a révélé le rôle clé du tissu industriel français pour sécuriser la supply chain des biens stratégiques pour la population et maintenir ainsi une certaine indépendance économique. Alors que le gouvernement vient de dévoiler les premiers projets de relocalisation industrielle qu’il soutient, les débats vont bon train sur ce thème, le Made in France est plus que jamais au goût du jour. Un webinaire organisé le 5 novembre par le Think Tank la Fabrique de l’industrie sur le thème «Réindustrialiser plutôt que relocaliser » a donné un aperçu des arguments des industriels, chercheurs et experts. Le Moci vous en livre des morceaux choisis.
« La situation de l’industrie française est grave. Fragilisée aujourd’hui par la pandémie, l’industrie tricolore a davantage perdu de sa taille depuis quatre décennies que celle de nos voisins européens, avec comme indicateur clé une balance commerciale très déficitaire » rappelle Pierre-André de Chalendar, P-DG de Saint Gobain et co-président de la Fabrique de l’industrie.
La France n’a en effet cessé de se désindustrialiser depuis 1975, avec une part de l’industrie tombée à 11% du PIB, alors qu’il constitue 18 % du PIB en Allemagne. « On a beaucoup perdu d’avantages industriels dans les biens intermédiaires et les biens d’équipement à cause des délocalisations et de la fragmentation des chaînes de valeur mondiales. En témoigne le textile-habillement dans les biens de transformation dont la France avait encore un fort tissu industriel dans les années 1980 » évoque El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie et vice-président de l’Université de Paris Dauphine.
La pandémie a relancé la question de la sécurisation des approvisionnements
Certes, la crise des subprimes en 2009 a suscité une prise de conscience sur la désindustrialisation du pays en permettant sa stabilisation. Depuis 2010, la France a misé sur la robotisation des process pour accroître la productivité et s’est fortement spécialisée dans l’industrie de très haute technologie, notamment dans le secteur du transport. Mais ce processus a été mené au détriment d’autres domaines.
« Aujourd’hui, la pandémie de la Covid-19 a relancé la question centrale de la sécurisation des approvisionnements au cœur de la réindustrialisation du pays, fondée sur des situations critiques qu’on a connues, notamment sur l’importation de médicaments, produits médicaux et de produits électroniques » explique Olivier Lluansi, associé au cabinet d’audit PriceWaterhouseCoopers (PWC).
« On a pris conscience de notre dépendance aux approvisionnements de biens de consommation provenant de pays lointains et de la dilatation des chaines de valeur mondiales, ce qui entraîne un certain retour de l’industrie robotisable dans l’hexagone depuis quelques années » ajoute El Mouhoud Mouhoub, qui avertit cependant sur « l’hyper-mondialisation des services à l’industrie dont la digitalisation va accélérer les délocalisations ».
La relocalisation, un des outils nécessaires à la réindustrialisation
En attendant, la crise sanitaire a révélé la fragilité des chaines de valeur internationales et remis en évidence la notion de souveraineté industrielle.
Une étude de PWC a notamment identifié 58 catégories de produits qualifiés comme sensibles et stratégiques représentant 115 milliards d’euros d’importation, dont les chaînes d’approvisionnement et les délocalisations méritent une attention particulière.
Mais pour Olivier Lluansi, « les relocalisations industrielles ne sont qu’un des outils pour répondre à la sécurisation des approvisionnements à côté d’autres enjeux comme la digitalisation et l’innovation dans les produits et services ».
Les relocalisations peuvent néanmoins participer à la renaissance ou à la reconquête industrielle française en permettant de récupérer un certain contrôle sur ce qui se fabrique. « Mais relocaliser n’est pas de faire revenir ce qu’on faisait avant, pour des raisons de coût, ce n’est pas la bonne solution » prévient Pierre-André de Chalendar.
Incitations à la relocalisation et politique d’attractivité
« Il ne faut pas lier directement les relocalisations aux délocalisations. Seuls 17% des entreprises relocalisent pour une raison de retour selon un étude de 2014. Lorsqu’on parle de relocalisation, il s’agit de redessiner dans l’hexagone une filière industrielle grâce à l’innovation dans les produits et les process. Par exemple, on peut créer une filière de textile intelligent ou de bio-textile. La relocalisation doit être un outil de reconquête industrielle pour des productions nouvelles » insiste El Mouhoub Mouhoud.
Si le Plan de relance du gouvernement « France Relance » prévoit une enveloppe d’aide aux entreprises d’un milliard d’euros pour les relocalisations, certains préfèrent les mesures prises en faveur de l’attractivité de l’industrie tricolore.
« Je crois davantage aux baisses d’impôt de production, une mesure importante pour relancer la compétitivité de notre industrie et à l’abaissement des charges salariales. Ce sont des efforts importants mais pas encore suffisants pour nous mettre au niveau du coût du travail de certains de nos voisins européens » affirme ainsi Pierre-André de Chalendar.
« En 2019, il y a eu deux fois plus d’implantations étrangères en France qu’en Allemagne. Signe que l’hexagone a retrouvé une certaine attractivité » appuie Olivier Lluansi. « Les firmes reviennent pour de bonnes raisons de qualité de produits et de process automatisables qui permettent de mieux fabriquer qu’en faisant produire ailleurs et en dilatant les chaines d’approvisionnement » expose El Mouhoub Mouhoud.
Changer les règles du jeu aux frontières
« La réindustrialisation du pays doit atteindre deux objectifs, la souveraineté technologique et la consolidation de la cohésion territoriale par des implantations d’usines proches des villes moyennes » souligne Olivier Lluansi.
Mais selon El Mouhoub Mouhoud, on n’a pas mis en place une politique de changement des règles du jeu. Celui-ci préconise notamment une réforme des codes douaniers européens pour favoriser l’émergence d’une politique de labellisation « Made in France ». « Il est nécessaire de passer à une économie décarbonée en favorisant la production locale au détriment de la fragmentation des chaines de valeur mondiales qui sont polluantes en CO2 » conseille-t-il.
« L’instauration d’une taxe carbone aux frontières serait une bonne mesure » confirme pour sa part Pierre-André de Chalendar, allusion à un projet de réglementation au niveau européen. Et de conclure : « La pandémie du Covid-19 va accélérer trois tendances positives pour l’industrie française qui sera plus locale, plus durable et plus digitale ».
Bruno Mouly