Visiblement, Serge Michaïlof se méfie des « excès » de l’afro-optimisme. Certes, dans son nouveau livre Africanistan, ce chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) reconnaît que l’Afrique, par rapport à la fin des années 90 « va mieux », mais, pour autant, l’Afrique en crise « n’a pas disparu » a-t-il soutenu devant les membres du Cian (Conseil des investisseurs français en Afrique), le 18 novembre lors d’une conférence à la quelle la Lettre confidentielle a assisté. Si l’Afrique est en progrès, avec « ses élections, sa petite classe moyenne émergente… », l’ancien directeur à la Banque mondiale et l’Agence française de développement (AFD) a noté, cependant, qu’à côté de « l’Afrique qui gagne », il y a « une Afrique qui ne gagne pas » et affiche les mêmes fragilités qu’en Afghanistan.
C’est le cas, en particulier, au Sahel, où il est urgent, selon lui, d’y améliorer les appuis et les interventions. Comme en Afghanistan, on y retrouve les mêmes ingrédients d’une « zone cancéreuse : terrorisme, désorganisation économique, migration massive, circulation des armes, de la drogue, enlèvements, piratage maritime ». Et ce ne ce sont pas la charité publique et les interventions militaires qui peuvent suffire. « Nous allons casser Boko Haram », est-il persuadé, mais « qu’en sera-t-il des métastases », a-t-il ajouté tout aussitôt.
Ce sont 20 millions d’emplois au minimum qu’il faudrait créer en Afrique tous les ans pendant la prochaine décennie, au maximum jusqu’à 320 millions au total, si on ne veut pas que les jeunes du sud déferlent vers le nord ou alimentent le terrorisme et la criminalité. D’après un membre du Cian, un jeune au Mali gagne 800 euros par mois avec le trafic de drogue. Et l’instabilité dans certains États peut s’étendre à d’autres nations du continent aujourd’hui plus prospères.
« L’impasse agricole y est analogue »
Certes, a encore reconnu l’auteur d’ »Africanistan », l’Afrique, culturellement ou géographiquement, n’est pas l’Afghanistan, mais « l’impasse agricole y est analogue ». « Les systèmes agricoles traditionnels détruisent le potentiel foncier » et « à la sécheresse et la déforestation s’ajoutent le manque d’investisseurs privés et publics, du fait d’une insuffisance de rentabilité, et de plus en plus l’impact du réchauffement climatique ». Ainsi, faute d’un véritable développement rural, la misère peut y être dramatique. Au Niger par exemple, seul 0,2 % de population accède à l’électricité, un taux qui s’élève à 1 % en Afghanistan.
Avec la montée du chômage, a insisté le chercheur associé à l’Iris, « les fractures ethniques et religieuses se creusent, la kalash remplace le bâton et il y a un vide sécuritaire et légal ». Comme en Afghanistan encore, « des systèmes mafieux se développent ». Le Niger doit ainsi consacrer 4 % de son produit intérieur brut (PIB) à ses dépenses militaires, alors que seulement 8 % de sa superficie est propice à l’agriculture et qu’il comptera 40 millions d’habitants en 2035 et 89 millions en 2050.
Assurer la sécurité
Pour redresser la situation, il faut un appareil d’État solide, a assuré Serge Michaïlof.
Mais « y a-t-il une véritable volonté politique en Afrique ?», a interrogé un membre du Cian, un peu sceptique. A la fois pour traiter la sécurité et amorcer une transition démographique bien difficile à mettre en œuvre pour des raisons religieuses « certains dirigeants africains sont conscients des problèmes », lui a répondu prudemment Serge Michaïlof, pour qui la priorité est de « construire des infrastructures locales : justice, armée, police, gendarmerie… ». C’est urgent. « L’armée afghane a été construite trop tard et trop vite et la police… on ne s’en est pas occupé ». Pourtant, elles sont indispensables, car, en Afghanistan, « la coalition internationale a été un fiasco, parce que les troupes y étaient considérées comme des forces d’occupation ».
Comment y parvenir ? Par le financement international ! Une solution qui, notamment, se révèlerait moins coûteuse, financièrement comme politiquement, que d’envoyer des hommes.
Pour l’instant, des bailleurs de fonds, comme la Banque mondiale, ne veulent pas investir dans la sécurité qui ne figure pas dans leur mandat. Une alternative serait alors d’associer multilatéral et bilatéral pour traiter de concert sécurité et développement. Encore faudrait-il que les bailleurs de fonds améliorent leur coordination. Dans ce domaine, il y a de la marge. Serge Michaïlof reconnait les vertus du financement multilatéral, notamment l’effet de levier qu’il génère, mais il encourage aussi la France à négocier ou à mieux négocier avec les institutions internationales pour bien cibler les pays – « pas seulement les plus faciles » – et les secteurs – « renforcement du régalien, développement rural, transition démographique ». Pour le Sahel, il plaide pour l’instauration d’un fonds fiduciaire dédié.
François Pargny
Pour prolonger :
–Afrique : la zone franc se penche sur les grands enjeux, comme le climat, la sécurité, le terrorisme
–Innovation/International : l’Europe domine mais l’Afrique est en progrès dans le Global Innovation Index 2015
–Afrique/Grande distribution : Gabon, Botswana et Angola sont les marchés les plus prometteurs (A.T. Kearney)
–Afrique/Numérique : Axelle Lemaire en Côte d’Ivoire pour booster la “French African Tech”
–Rapport CIAN 2015 – Les entreprises françaises & l’Afrique