Les Nouvelles Routes de la Soie sont-elles pavées de bonnes intentions ? Symbolisent-elles de larges avenues de prospérité pour les Français ou les Européens, ou mènent-elles inexorablement à une impasse symbolisée par des conteneurs vides au retour ? Ces sujets font l’objet de nombreuses réflexions stratégiques en Europe, dont certaines ont été exposées lors du 3ème Forum de Paris sur l’initiative « La Ceinture et la Route » organisé en décembre par l’Iris. Les Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF) se sont pour leur part posé toutes ces questions, lors du Forum « Nouvelles routes de la Soie – La vision des CCE » qui a rassemblé 300 d’entre eux, venus de 70 pays, le 19 décembre à Marseille. Le Moci y était. Attention, une route peut en cacher une autre !
D’un côté des menaces : concurrence jugée déloyale, imposition des normes chinoises à l’échelle mondiale, manque d’impact sur les économies locales. De l’autre, des opportunités : ouverture de nouveaux marchés, émergence de partenariats avec des entreprises chinoises et construction d’infrastructures routières, ferroviaires, portuaires et aéroportuaires pouvant contribuer fortement au développement économique de la France.
Selon une enquête menée auprès des CCE résidant dans le monde chinois et hors de cette zone, ceux-ci ne semblent pourtant pas si inquiets : 78,8 % des CCE interrogés ne notent aucun changement significatif en général. Dans le détail, 46,8 % des CCE hors de Chine et 51,1% des CCE du monde chinois jugent l’impact des projets chinois dans les pays ciblés par les Nouvelles Routes de la Soie peu perceptible ou sans lien direct.
Mais au fil des échanges lors de ce forum, on a eu le sentiment qu’entre les CCEF et les Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative – BRI en anglais ou Yidai Yilu en chinois) c’est un peu un « je t’aime moi non plus ».
Alain Bentéjac : « Avec cette BRI, la puissance chinoise n’est plus discrète mais assumée »
« Il s’agit d’un projet difficile à comprendre pour nos esprits occidentaux, cartésiens. C’est multiforme, évolutif, très ambitieux et en même temps un peu vague dans son objet. Mais, incontestablement, c’est incontournable », a analysé Alain Bentéjac, le président du Comité national des CCEF (CNCCEF).
Également président du groupe d’ingénierie indépendant Artelia, Alain Bentéjac diffusera prochainement les recommandations des CCEF à destination des pouvoirs publics français et de la Commission européenne.
Définir une stratégie face à ce vaste projet chinois n’est pas aisé. « Avec cette BRI, la puissance chinoise n’est plus discrète mais assumée et mise en avant. Et ceci créé beaucoup de polémiques », a résumé le président des CCEF. A commencer par le sujet des infrastructures de commerce. Car désormais, 10 % des ports européens se trouvent sous contrôle chinois.
« C’est peut-être notre faute à tous. Quand la Grèce et l’Italie ont rencontré des difficultés, l’Europe n’a pas fait preuve de solidarité. Par la finance, la Chine va contrôler les infrastructures », s’est alarmé Philippe Louis-Dreyfus. Le président de Louis-Dreyfus Armateurs, qui préside également un Groupe d’experts Economie maritime monté en 2017 par le CNCCEF et le Cluster maritime français, a appelé à « se méfier de l’opium des partenariats, à ce qui est donné à court terme par rapport à ce que l’on retire à long terme ».
L’exemple de l’Afrique : la souveraineté, nouvelle frontière
Ancien ambassadeur français en Afrique, Georges Serre a pu ainsi constater les effets de la BRI sur ce continent : « Si elle a permis de rattraper les retards sur les infrastructures assez rapidement, elle a aussi bouleversé un certain nombre d’habitudes avec l’arrivée de la concurrence des entreprises chinoises ».
Chargé des relations avec les pouvoirs publics au sein du bureau exécutif du CNCCE, Jean-Jacques Santini a enfoncé le clou : « pour beaucoup de gouvernements, les projets chinois et l’argent qu’ils amenaient ont eu un fort attrait. Mais, il faut désormais compter avec le rejet des populations, car ces investissements ne leur ont rien apporté ».
La véritable frontière, selon plusieurs intervenants, demeure désormais la souveraineté. L’exemple le plus flagrant à ce jour reste celui de Djibouti. « Le port de Djibouti appartient désormais aux Chinois », a lancé le Capitaine de vaisseau Hervé Hamelin de la DGRIS.
« Djibouti a été séduit par la Chine. Cet État souverain a baissé la garde. Là où la Chine investit, la Marine renforce sa présence. Ils déploient des infrastructures duales civiles et militaires équipant les zones de pistes d’atterrissage, de radars. Nous devons occuper le terrain face à la menace et assurer la liberté de navigation dans le respect du droit et des limites géographiques », a affirmé de son côté le Commandant Pierre De Briançon, siégeant à l’état-major de la Marine Nationale.
Le Capitaine de vaisseau Hervé Hamelin a posé une question dérangeante : « bientôt le Canal de Suez sera-t-il chinois ? ».
L’autorité portuaire, une ligne rouge pour l’Europe
Cette expérience africaine a de quoi susciter la méfiance. « L’Europe doit rester unie. La ligne rouge c’est l’autorité portuaire », a ainsi souligné Hervé Martel, président de l’Union des ports de France et président du directoire du port de Marseille-Fos.
« En France, le gouvernement a défini trois zones portuaires stratégiques (les axes Rhône-Saône, Seine et Dunkerque) dont il n’est pas question de se départir. Elles ne sont pas à vendre. Il faut savoir distinguer le monde des affaires de la souveraineté nationale en ayant conscience des risques géopolitiques », a poursuivi ce responsable.
Et pour lui, l’Union européenne doit privilégier l’approche multilatérale et rejeter des négociations bilatérales avec la Chine.
La France encore absente de la Route de la Soie ferrée
En attendant, la BRI tisse aussi sa toile en Europe par les voies terrestres, ferroviaires, subventionnées par Pékin. « Par le fer, les conteneurs sont subventionnés à 50% et plus pour les retours en Chine, car ils sont vides », a expliqué Diego Diaz, président de SNCF Internationale et CCE.
Mais la Route de la Soie ferrée n’arrive pas en France. À l’exception d’une ligne directe vers la Chine développée par Décathlon depuis Dourges (Pas-de-Calais) et d’un train de produits chimiques partant de Lyon une fois par semaine. « Nous achetons des places sur des trains allemands. Pour une rentabilité, il faudrait être capable d’envoyer au minimum trois trains par semaine, donc de disposer de flux réguliers », a complété Diego Diaz.
Les exportations de lait pour bébé ou de viande de bœuf et porc pourraient permettre d’enclencher ces flux réguliers. L’industrie automobile voit également dans le train « une accélération du flux et une limitation au maximum de la rupture des chaînes dans les usines qui ne disposent désormais que d’un à deux jours de stock », comme l’a expliqué Paul-Henri Fréret, vice-président exécutif Asie orientale de Gefco (filiale des chemins de fer russe RZD), dont l’automobile représente 75 à 80 % de son trafic global.
Vingt-huit millions de véhicules sont vendus par an à la Chine. « Les Routes de la Soie représentent une véritable opportunité en termes de business avec les subventions, les investissements dans les infrastructures et l’amélioration du réseau ferroviaire en Chine et en Russie », a reconnu Paul-Henri Fréret.
Ce dernier s’est dit « conscient que les subventions demandées par les clients vont disparaître progressivement » tout en espérant « que les flux vont augmenter et donc qu’elles ne seront plus nécessaires ». Pour atteindre cet objectif, il mise sur les véhicules électriques dont le premier marché est la Chine. « Ils ont perdu la guerre du thermique, ils vont gagner celle du véhicule électrique », a assuré le dirigeant de Gefco.
Une initiative chinoise pour les… Chinois
Face à ces réalités multiples, quelle stratégie promouvoir au sein de l’Europe ? Pas facile de répondre à l’issue des échanges entendus lors du forum.
Économiste et professeur à TSE (Toulouse School of Economics), Paul Seabright s’est ainsi étonné de la volonté de la Commission européenne de vouloir « préserver une vision globale concurrente à celle proposée par la Chine ». « Nous voulons accueillir leur argent, mais pas leurs idées ! », a-t-il pointé. L’Italie se distingue en étant le premier pays du G7 à être entré officiellement en mars 2019 dans l’initiative BRI.
Mais le ralliement italien ne convainc guère. Cette globalisation « à la sauce chinoise » impose ses règles. « La BRI est une initiative chinoise pour les Chinois. Ne l’oublions pas ! », a lancé Guillaume Bernard, président du Comité Chine des CCE.
Marc Essig, président de la Commission Europe du CNCCE, a parlé de « cooptition », vocable créé à partir des mots ‘coopération’ et ‘compétition’. « Il faut trouver des accords avec la Chine sachant que l’on sera en compétition, car ils ne veulent pas ouvrir leur marché intérieur. Il n’existe pas de réciprocité », a-t-il souligné.
En écho, Luc Portier, directeur des études à CMA CGM, a constaté que « si le cabotage est ouvert en Europe aux Chinois, la desserte des grands marchés de la Chine est fermée aux armateurs étrangers ; le plus grand marché de la Chine, c’est la Chine, or nous n’avons pas le droit d’y aller ».
Thomas Gomart, directeur de l’Ifri (Institut français des relations internationales), a évoqué pour sa part « un nouvel ordre mondial ». « Nous sommes entrés dans un monde post-OMC » a-t-il estimé.
Dans ce contexte, l’Union européenne semble encore bien mal préparée, manquant notamment d’une vision stratégique pour défendre ses atouts et ses champions. Hervé Martel en a donné un bon exemple avec la politique de la concurrence : « l’autorité de la concurrence chinoise a empêché la création du P3 entre Maersk, CMA CGM et MSC ; l’Europe maritime aurait pu frapper un grand coup », a-t-il asséné. En revanche, a-t-il pointé, la Commission n’a rien dit lors de la reprise par Cosco de China Shipping et d’OOCL.
Autre fusion échouée sur l’autel de la concurrence intra-européenne, celle entre le Français Alstom et l’Allemand Siemens qui ouvre la voie à l’arrivée de locomotives chinoises dans le Vieux-Continent…
« Les chefs d’entreprises souhaitent la mise en place d’un cadre politique solide »
On comprend mieux pourquoi deux premières idées fortes ont été mis en exergue par le CNCCEF dans un communiqué publié le 6 janvier sur le forum, en attendant des recommandations plus détaillées :
-« Nécessité de la part des pouvoirs publics et notamment des instances européennes de prendre une position claire sur le ‘projet du siècle’. Les chefs d’entreprises souhaitent la mise en place d’un cadre politique solide ».
-« Importance du facteur culturel : les entreprises qui seront amenées à collaborer avec des homologues chinois doivent faire preuve de vigilance, certes, mais surtout de curiosité et d’adaptation. Les CCE recommandent d’intégrer les notions clés de la culture chinoise ».
Dans le même communiqué, Alain Bentéjac résume : « La question n’est plus de savoir s’il faut composer avec la Chine, mais comment trouver un juste équilibre entre les valeurs qu’elle entend véhiculer dans le commerce et les principes et règles qui sont les nôtres ».
Frédéric Dubessy, à Marseille
avec Le Moci à Paris
Bon à savoir
Les conseils de base des CCE pour travailler avec des entreprises chinoises
A l’attention des PME et ETI entreprises françaises, les CCE ont formulé quatre recommandations majeures pour travailler avec leurs homologues chinoises :
– Rester vigilant sur la qualité des produits, les pratiques de concurrence déloyale et la corruption.
– Ne pas venir en terrain conquis, se méfier des contrats écrits et faire preuve de fermeté face à une agressivité parfois déstabilisante de la part des interlocuteurs chinois.
– Tisser des liens forts, se créer un « guanxi » (réseau en chinois) en entretenant des relations personnelles avec les potentiels partenaires pour les écouter et les comprendre en faisant preuve d’humilité.
– Faire preuve de curiosité : s’intéresser de près à la culture locale, passer du temps en Chine pour intégrer et anticiper leurs pratiques.