Pour la première fois depuis sa nomination comme ministre français de l’Agriculture et de l’alimentation, Stéphane Travert a rencontré, le 23 janvier à Paris, son homologue marocain, Aziz Akhannouch, ministre de l’Agriculture et de la pêche maritime. Un rendez-vous, centré sur la coopération bilatérale, qui pourrait avoir des prolongements avec la prochaine visite au Maroc du ministre français, à la tête d’une délégation d’entreprises, à l’occasion du Salon international de l’agriculture au Maroc (Siam), qui se tiendra du 24 au 20 avril à Meknès.
Ce salon, le plus important du secteur en Afrique (1 350 exposants de 66 pays et 810 000 visiteurs en 2017), sera l’occasion de réunir le comité mixte agricole franco-marocain, après une pause de plusieurs années. A l’ordre du jour, le renforcement de la coopération bilatérale, notamment en matière universitaire et de formation. Le Maroc, qui a entamé depuis plusieurs années une grande offensive sur les marchés africains, réfléchit au demeurant à l’organisation d’un salon africain de l’agriculture.
Les défis du Plan Maroc Vert
Doté d’infrastructures fortes (le port de Tanger Med, la ligne à grande vitesse Tanger-Casablanca qui sera lancée cette année…), le Maroc se rêve en plateforme de commerce vers l’Afrique. Certaines entreprises françaises font d’ores et déjà ce pari.
Ainsi, après être parvenue à une taille critique au Maroc, avec 10 millions d’euros de vente en 2016) la société Rivulis Irrigation a décidé en 2017 de fonder une filiale dans le nord du Royaume. Avec un double objectif : « fabriquer sur place des produits du groupe pénalisés par les coûts de transport et se renforcer en Afrique de l’Ouest dans la perspective de l’entrée du pays dans la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) », a expliqué son directeur commercial Afrique, Mohamed Ezzairi, lors d’une présentation sur « les opportunités d’affaires agroalimentaires au Maroc », le 24 janvier chez Business France à Paris.
Nommé fin octobre 2007, Aziz Akhannouch a lancé quelques mois plus tard le Plan Maroc vert (PMV) « pour développer la valeur ajoutée et accroître les exportations tout en soutenant l’agriculture familiale à travers la reconversion et la diversification vers des produits de terroir », a exposé Pauline Furgé, auteure chez Business France d’une étude sur l’agroalimentaire au Maroc, réalisée au troisième trimestre 2017 en partenariat avec le ministère de l’Agriculture et de l’alimentation. Selon cette experte, l’agriculture locale est confrontée à un triple défi :
1/ La parcellisation. Environ 70 % des exploitations possèdent 3 à 5 hectares (ha), 4 % disposent de 25 % de la surface agricole et peuvent exporter, et le taux de mécanisation moyen atteint juste 15 %.
2/ L’irrigation. C’est une priorité du PMV et du Plan national d’eau et d’irrigation, 70 % des exploitations se développant dans des zones semi-arides ou arides.
3/ L’importance de la distribution traditionnelle (souks, épiceries de proximité…qui représente encore une part de 88 %) et de l’économie informelle. C’est ainsi que 80 000 tonnes de produits seraient exportées sans payer de droits de douane en Mauritanie, au Mali et au Sénégal.
L’émergence de la distribution moderne
Pour autant, Hassan Sefrioui, directeur Afrique de l’agence de communication et marketing Sopexa, estime que « la distribution moderne commence à se développer en zone urbaine, la concurrence se renforce et les stratégies se diversifient ». Dans les GMS (grandes et moyennes surfaces), le numéro un avec une part de marché 55 % est Marjane, avec ses marques Marjane, Acima et Electroplanet, qui dispose de 78 magasins du total.
« Il y a trois ans, ce groupe a décidé de supprimer l’alcool de ses rayons, ce qui entraîné le départ d’une partie de la classe moyenne », a relaté Hassan Sefrioui. Le groupe Label’Vie (Carrefour) en a profité. Avec ses 69 magasins de marque Carrefour, Atacadao, Carrefour Market ou Carrefour Gourmet, il a acquis une part de marché de 26 %. Selon le dirigeant de l’agence spécialisée dans l’agroalimentaire, « pour que Carrefour Gourmet perce véritablement, il faudrait encore plus de produits bio et gourmet ».
Troisième acteur, en forte expansion, le turc Bim, avec 8 % de part de marché et 400 points de vente. Actif depuis cinq ans au Maroc, « il jouit d’une image de qualité et s’est positionné sur le halal, ce qui est très rassuré pour le consommateur », a précisé Hassan Sefrioui. Quatrième opérateur dans la grande distribution, avec 13 magasins et 9 % de part de marché, Aswak Assalam (groupe Chaabi), développe une stratégie plus discount avec une offre plus adaptée au mode de vie des familles marocaines.
Des besoins réels et une forte concurrence
Depuis le lancement du PMV en 2008, le produit intérieur brut agricole a progressé de 36 %, les investissements dans le secteur ont bondi de 170 % et « aujourd’hui l’agriculture montre une certaine résilience, malgré la sécheresse », a souligné Pauline Furgé. Dans le cadre du PMV, il est possible d’obtenir des subventions. Elles peuvent ainsi varier entre 20 et 50 % pour des filets contre la grêle ou pour des moissonneuses batteuses.
Qu’il s’agisse de machines, d’intrants, d’outils de production, les opportunités d’affaires sont réelles, sans oublier également les services d’expertise et de conseil. Néanmoins, la concurrence est forte. Concernant la filière végétale, le Maroc produit bon an mal an 7,6 millions de tonnes dans le maraîchage et 1,5 million de tonnes dans l’arboriculture. Dans les céréales, sa production s’est élevée à 97 millions de quintaux en 2016.
Pour autant, la France exporte des céréales au Maroc. Pendant les onze premiers mois de 2017, les achats globaux du Royaume chérifien dans l’Hexagone ont reculé de 4 % à 4,35 milliards d’euros par rapport à la période correspondante de 2016. D’après la base de données GTA (groupe IHS Markit), ses importations de céréales en France ont chuté de 80 % à 111 millions d’euros. Or, selon Pauline Furgé, la part des céréales représente, selon les années, entre 50 à 75 % des exportations tricolores agroalimentaires.
Dans la filière végétale, les matériels demandés sont nombreux, des tracteurs à l’équipement de pulvérisation, en passant par les germoirs, les appareils de laiterie ou les couveuses. Mais la concurrence est féroce, européenne avec l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, mais aussi de plus en plus de pays tiers avec un bon rapport qualité-prix, la Turquie et la Chine.
Dans le machinisme agricole, la France, avec des ventes de tracteurs et d’équipements de laiterie, occupait le quatrième rang comme fournisseur avec une part de marché de marché de 12,4 % et des exportations de 35,21 millions d’euros en 2016. L’offre française est généralement handicapée par ses prix élevés et sa trop forte sophistication par rapport à la demande.
Adapter son prix au marché
« On a l’illusion que le Maroc est un marché facile. Or, nos produits sont considérés comme chers, alors que ce pays est un marché de prix », a insisté Daniel Laborde, conseiller agricole à Rabat. Certaines sociétés parviennent à s’adapter. Ainsi, le Maroc est connu pour être un gros consommateur d’épices sans en être un gros producteur : les épices Spigol sont parvenues à percer en offrant un bon rapport qualité-prix.
Le maître mot est s’adapter. C’est le cas de la Conserverie Chancerelle, dont les sardines sont, pourtant, deux fois plus cher en rayon sous la marque Le Connétable que celles de ses concurrents marocains. « Cette entreprise achète les plus belles et les plus généreuses sardines du Maroc, qui en est le premier producteur mondial », a confié au Moci Hassan Sefrioui. Ensuite, elle créée de la « valeur ajoutée » en proposant par exemple des sardines à la catalane. « Le consommateur fait vite la différence et préfère le produit français, de meilleure qualité, plus généreux, original et mieux présenté », assurait le directeur Afrique de Sopexa.
Les subtilités du marché du vin
S’adapter, c’est aussi dans un État musulman développer une offre halal. S’il n’est pas nécessaire que le poisson soit halal, en revanche, c’est obligatoire pour la viande. Un produit qui devient halal, comme ce fut le cas des gélatines Vahiné, a aussi plus de chances de percer.
Attention, aussi aux produits contenant de l’alcool. Ils peuvent être interdits à la vente, alors que la consommation de vin a été libéralisée au Maroc.
Contradictoire ? Non pas du tout, a expliqué au Moci Hassan Sefrioui. « S’agissant de l’alcool, le consommateur doit savoir s’il s’agit peu ou prou d’alcool. Il ne doit pas être trompé, dans un sens ou dans l’autre. Par exemple, les Douanes vont interdire un produit contenant, même en très faible quantité, de l’alcool si cette information n’a pas été donnée au préalable. De même, une société qui vend du vin sans alcool dans des bouteilles de vin traditionnel est considéré comme fautive, car elle induit en erreur le consommateur ».
« Il y a une législation transparente, une règlementation à laquelle il faut s’adapter, avec, par exemple, sur la contre étiquette, les noms de l’importateur et du distributeur. Je suis le premier importateur de vin, l’alcool représentant 20 à 30 % de mon chiffre d’affaires, et je n’ai aucun problème pour importer », a assuré Georges Benhaïm, P-dg de Foods & Goods, une société qui distribue de grandes marques internationales, comme Chapoutier, Tariquet, Red Bull, Haribo, Balsen.
Une classe moyenne de 10 millions de personnes
Autre façon de s’adapter, profiter des fêtes traditionnelles. « Pendant le ramadan, la consommation alimentaire bondit de 30 % et les prix augmentent. Le panier de la ménagère augmente de 20 %, avec surtout du pain, des viandes, des boissons, et aussi des fruits (+ 168 %) et des produits laitiers (trois fois plus), dont les fromages », a détaillé Hassan Sefrioui.
Il y a des segments de consommation qui se développent, comme le bio, mais, parmi les meilleures progressions, figurent la biscuiterie et la confiserie. Mais aussi les produits à haute teneur en fibres, les produits gourmet, de santé et de bien être. Selon Hassan Sefrioui, la classe moyenne serait de l’ordre de 10 millions de personnes.
Les accords commerciaux avec l’UE en péril
Mais ce chiffre difficile à évaluer au Maroc comme dans tout le reste du continent, comme l’a montré un autre séminaire sur « les classes moyennes africaines au-delà du buzz », organisé le 25 janvier à l’Institut français des relations internationales (Ifri). Lors de ce séminaire, c’est toutefois les interrogations que soulèvent les bénéfices tirés des accords avec l’Union européenne (UE) qui ont retenu l’attention, et surtout, leur pérennité alors que certains font l’objet de plaintes.
Lardi Jaïbi, Senior fellow du think tank marocain OCP Policy Center, a rappelé que la croissance économique du Royaume résulte de la demande et de l’investissement et pas tant de l’accord d’association signé avec l’Union européenne (UE) en 2000. Rabat a ensuite conclu avec Bruxelles des accords dans l’agriculture et dans la pêche, avec des protocoles prévoyant la mise en place de quotas ou des réductions de droits de douane.
Lors de la présentation chez Business France, même sentiment de déception. « Ces accords sont aujourd’hui contestés », a constaté de son côté France Daniel Laborde. En particulier, l’accord de pêche a fait l’objet d’une plainte de l’ONG Western Sahara Campaign, qui promeut le droit à l’autodétermination du Sahara occidental. Environ 90 % des poissons pêchés au Maroc le sont aux larges des côtes de cette région du sud, revendiquée par le Front Polisario. L’agriculture y est aussi développée sur 400 à 500 hectares (melons et tomates essentiellement).
L’enjeu est de savoir si les accords avec l’UE peuvent être appliqués. La plainte de l’ONG britannique a été déposée auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Laquelle pourrait donner raison au plaignant qui fait valoir que les populations locales ne profitent pas du développement de l’activité générée. A Paris, on craint, dans ce cas, que Rabat en fasse un casus belli.
L’abandon des accords serait pourtant préjudiciable au Royaume chérifien : 63 % de ses exportations agroalimentaires étaient destinées au marché européen en 2016, dont 22,5 % à l’Espagne et 19 % à la France. La CJUE devrait se prononcer d’ici quatre mois.
François Pargny
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