Pour Elvire Fabry, économiste et chercheuse senior à l’Institut Jacques Delors, l’accord du Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) signé le 15 novembre par les dix pays membres de l’Asean et cinq pays tiers*, dont la Chine, la Corée du Sud, le Japon, l’Australie et la Nouvelle Zélande, est « low cost » par son faible contenu normatif et réglementaire. Pour autant, les entreprises européennes ne doivent pas en négliger la portée car il est le signal d’un renforcement de l’intégration régionale.
Le Moci. Pourquoi les informations sur le contenu détaillé de cet accord sont-elles encore rares ?
Elvire Fabry. Il faut se plonger dans l’accord pour voir le détail des concessions. Comme toujours, ce sont des accords qui font des centaines de pages, et il faut aller regarder chaque chapitre. Et, surtout, il faut avoir des éléments de comparaison car la lecture d’un accord en tant que telle ne dit rien, il faut savoir ce qu’il apporte à l’existant.
Dans le cas du RCEP, ce serait intéressant de voir ce qu’il apporte par rapport aux nombreux accords bilatéraux existants dans la zone et par rapport à d’autres grands accords régionaux.
Une « pataugeoire de la taille d’un océan »
Le Moci. Et pourtant il est déjà présenté par de nombreux observateurs comme un accord assez léger finalement, qui se contente d’agréger ces accords bilatéraux existants…
Elvire Fabry. Depuis le début de ces longues négociations, il y a 8 ans, il était considéré comme un patchwork, un ensemble d’accords agrafés les uns aux autres, car il ne va pas très loin sur le plan réglementaire et normatif. C’est plutôt un accord de vieille génération, qui porte d’abord sur la suppression des tarifs douaniers, les simplifications de formalités administratives aux frontières, des aspects qui avaient déjà été facilités par certains accords bilatéraux.
Le RCEP apporte une sorte de nivellement de ces préférences commerciales sur une assiette très large, une « pataugeoire de la taille d’un océan », comme l’a décrit très justement un article du Financial Times*.
« Renforcement de l’intégration régionale de cette zone »
Le Moci. Le RCEP frappe pourtant les Européens par sa taille…
Elvire Fabry. C’est un accord qui frappe par l’étendue géographique de sa portée : c’est l’Asie, certes sans l’Inde, mais avec les 15 principaux pays, dont ceux de l’Asean, la Chine, le Japon, la Corée du sud ainsi que l’Australie et la Nouvelle Zélande. Il impressionne aussi par son poids économique, 30 % du PIB mondial.
Mais ce dernier est à relativiser : il faut se rappeler que le TTP (Trans-Pacific Partnership) porté par les États-Unis pesait 40 % du PIB mondial – avant que Donald Trump ne décide de retirer les États-Unis de l’accord – et surtout le TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership) qu’avaient entrepris de négocier l’Union européenne et les États-Unis aurait couvert 60 % du PIB mondial et son impact, s’il avait été mené à son terme, aurait été vraiment massif car il était beaucoup plus ambitieux sur le plan réglementaire.
En Europe, on a un biais assez défaitiste : rappelons-nous que le seul accord de libre-échange signé par l’UE et le Japon pèse près d’un quart du PIB mondial et va bien plus loin que le RCEP dans le domaine des normes réglementaires, sans qu’on n’ait apporté beaucoup d’attention à sa signature en juillet 2018.
Cela dit, de par sa taille géographique, le RCEP dit indéniablement quelque chose sur le renforcement de l’intégration régionale de cette zone. Celle-ci était déjà forte, avec des tarifs douaniers en moyenne déjà assez bas, de l’ordre de 2,3 % selon une estimation du CEPII. C’est proche de la moyenne des 2% de droits de douanes que le TTIP visait de supprimer. Le RCEP apporte un allègement des droits de douane mais très peu dans le domaine des normes qui nous tiennent à cœur en Europe, comme l’environnement, le social, tout ce qui a trait au commerce durable, et surtout tout ce qui relève de l’avenir, comme le numérique.
Ça aurait pu être un élément innovant et très inquiétant pour les occidentaux, à la fois Européens et Américains, si les signataires du RCEP avaient commencé, dans le cadre de cet accord, à prendre des initiatives nouvelles dans ce dernier domaine, par exemple sur les échanges de données. On sait en effet que la Chine a une ambition normative très forte dans le numérique. Mais ça n’est pas le cas, contrairement, par exemple, au TTP désormais appelé CPTPP, dans lequel les États-Unis avaient réussi à faire passer quelques avancées normatives.
Je qualifierai le RCEP d’accord massif par sa taille, mais « low cost » par son contenu.
« Les grands architectes sont avant tout les États membres de l’ASEAN »
Le Moci. Pour autant, faut-il le prendre à la légère ?
Elvire Fabry. Non car le moment choisi pour la signature n’est pas anodin. Cela faisait déjà plus d’un an qu’on le disait sur le point d’être conclu et on peut concevoir qu’il ait été gardé en soute pour être sorti juste après l’élection présidentielle américaine comme un pied de nez au protectionnisme agressif de Donald Trump, dont on peut désormais dresser le bilan.
Trump aura eu le mérite de susciter un réveil stratégique des Européens et d’autres partenaires à travers le monde à l’égard du capitalisme d’État chinois qui exerce une concurrence déloyale, insoutenable dans une économie mondialisée. Mais l’on voit vite les limites de sa stratégie de négociation : l’offensive tarifaire du « phase one deal » n’a servi qu’à négocier des volumes plus importants d’importations de biens américains en Chine – volumes qui sont d’ailleurs loin d’être atteints à cette date – sans obtenir une réforme des problèmes de fond, les distorsions commerciales chinoises.
Et au moment où l’on s’interroge sur la façon dont son successeur, Joe Biden, va poursuivre cette politique « anti-Chine » sur les questions de leadership technologique, le RCEP est d’abord le signal de plus forte intégration régionale. Même les frictions actuelles entre la Chine et l’Australie n’ont pas empêché cette dernière de signer le RCEP.
Le Moci. Il est en effet étonnant que ce bras de fer qui a lieu en ce moment même entre l’Australie et la Chine sur des question de normes – en l’occurrence politiques –, avec Pékin infligeant des sanctions commerciales à Canberra pour ses prises de position sur la 5G chinoise et d’autres sujets, n’ait pas eu d’impact sur la participation de l’Australie au RCEP. Faut-il y voir la marque d’une influence réelle de l’Asean, trop souvent oubliée dans les commentaires de cet accord ?
Elvire Fabry. En effet les négociations du RCEP ont été construites par l’ASEAN. On perçoit cet accord comme une ceinture de corail autour de la Chine, mais les grands architectes sont avant tout les États membres de l’ASEAN. La Chine est venue s’installer dans ce grand espace d’intégration commerciale et c’est probablement parce qu’elle n’a pas été trop ambitieuse, ni offensive d’entrée de jeu dans la promotion de ses standards et de ses normes que les pays de la région ont accepté cette première signature.
« Un seul certificat d’origine »
Le Moci. Quels sont les bénéficies concrets de cet accord pour le commerce intrarégional ?
Elvire Fabry. Indéniablement il apporte des simplifications administratives pour franchir les frontières. L’harmonisation de la règle d’origine constitue à cet égard l’un des éléments les plus intéressants de cet accord. Avec un seul certificat d’origine, un produit pourra se déplacer dans tous les territoires couverts par le RCEP. Et le taux moyen de contenu régional, qui a été limité à 40%, est raisonnable.
Les règles d’origine sont plus que jamais stratégiques par les restrictions qu’elles imposent, elles peuvent même devenir des instruments de protectionnisme redoutable, comme on l’a vu avec Trump qui dans le USMCA (United States-Mexico-Canada Agreement) a relevé le taux de part locale à 75 % pour le secteur de l’automobile.
On aurait pu imaginer que cette harmonisation des règles d’origine au sein de l’Asie se fasse autour d’un taux plus élevé qui aurait dressé une barrière un peu plus forte à l’entrée pour les pays tiers car il aurait incité les producteurs locaux à se tourner vers des fournisseurs de la région. Mais ce n’est pas le cas. Le taux de 40 % est tout à fait cohérent avec les règles d’origine qu’appliquent d’autres acteurs comme l’Union européenne ou le Japon pour pas mal de produits.
Le Moci. Pour l’Asean, dont le processus d’intégration avance à petit pas, n’est-ce pas une avancée significative ?
Elvire Fabry. Le RCEP est d’abord leur succès. Et l’impact de sa signature est d’autant plus fort aujourd’hui qu’on l’avait un peu oublié depuis que Trump avait retiré les États-Unis du TTP, en 2017. Vous vous souvenez qu’au moment de la négociation du TPP par Obama, on se disait qu’il y avait deux blocs et l’on se demandait lequel serait le plus rapidement signé : le RCEP avec la Chine ou le TTP avec les États-Unis. Il y avait une sorte de course entre deux blocs rivaux. A partir du moment où Trump a retiré les Etats-Unis de l’accord, la pression d’une confrontation entre les deux blocs était moindre et les négociations du RCEP se sont poursuivies sans qu’on y prête autant d’attention.
Un autre aspect intéressant de cet accord est qu’il créé une plateforme, avec la mise en place d’un secrétariat du RCEP à Jakarta. Il faudra voir si c’est une énième institutionnalisation ou une véritable plateforme de délibération pour aborder de nouveaux enjeux et faire du RCEP un accord vivant susceptible d’évoluer à partir de cette première brique un peu low cost. Pour moi, c’est un signal faible mais auquel il faut prêter attention.
Propos recueillis par Christine Gilguy
* « Child paddling pool with of an ocean : very broad but rather shallow », Allan Beattie, Financial Times, 16/11/2020.
Pour prolonger : lire la dernière note de blog d’Elvire Fabry sur le RCEP paru sur le site de l’Institut Jacques Delors : RCEP : l’impact géopolitique d’un nouvel élan d’intégration commerciale