Quelques jours après le succès du Forum Invest in Tunisia (20 – 21 juin) et à quelques mois des élections législative et présidentielle (6 octobre et 10 novembre), le double attentat de Tunis, le 27 juin, a failli ruiner les efforts du pays pour reconquérir les investisseurs étrangers.
Car le terrorisme semblait maîtrisé. Le Premier ministre Youssef Chahed s’en était félicité pendant le Forum, devant un parterre de plusieurs centaines de chefs d’entreprises, représentant de nombreux secteurs, des services informatiques à la pharmacie, en passant par la R&D, les industries électriques et électroniques, l’agrobusiness, le conseil, les composants automobiles ou encore les énergies renouvelables.
Élections : trois grands partis en lice
C’est un coup dur pour la Tunisie, alors que les touristes reviennent dans le pays et que la transition démocratique entamée depuis la chute du régime Ben Ali, en 2011, est loin d’être achevée. La bataille politique qu’engagent les trois grands partis – ceux du président Béji Caïd Essebsi, Nida Tounès, du chef du gouvernement, Tahia Tounes, et le parti islamo conservateur Ennahdha – s’annonce rude.
Pour autant, les acteurs économiques auraient tort de s’inquiéter et de se détourner du pays. Les entreprises déjà implantées continuent à investir et la Tunisie demeure très proche de l’Europe. « Quelque soit le résultat des élections, la Tunisie ne pourra pas se permettre de tourner le dos à l’Europe », a confié au Moci Abdelbasset Ghanmi, le directeur général de l’Agence de promotion des investissements étrangers (Fipa), promoteur du Forum Invest in Tunisia (FIT).
Volonté de réduire la bureaucratie
Car la Tunisie prend conscience qu’elle doit se réformer pour rester parmi les destinations phare des investisseurs étrangers, et elle a tenu à le montrer lors du FIT.
A cet égard, ce forum , dont Le Moci était partenaire, a apporté quelques bonnes nouvelles aux participants, venus en masse. D’après la Fipa, ils étaient 1 158, dont 314 étrangers en provenance de 49 pays.
Si l’on en croit les principaux dirigeants du pays, ministres et hauts fonctionnaires, tout serait en place pour réduire la bureaucratie. C’est le principal verrou à l’investissement, a souligné Alexandre Rattle, président du comité Tunisie des Conseillers du commerce extérieur de la France (CCEF) dans le Guide Business 2019 Tunisie du Moci.
Plusieurs ministres se sont ainsi relayés pendant ces deux journées – Zied Ladhari (Développement, investissement et coopération internationale), Slim Feriani (Industrie et PME), Saida Ounissi (Emploi et formation professionnelle). A l’image de cette dernière, tous se sont dit « conscients » que, « pour plus d’efficacité », il fallait « changer le comportement de l’Administration ».
« Qu’il faille un an parfois pour obtenir une autorisation d’investissement n’est plus acceptable », a concédé Beligh Ben Soltane, le président de l’Autorité d’investissement tunisienne (TIA pour Tunisia Investment Authority), nommé au début de l’année en même temps qu’Abdelbasset Ghanmi.
La TIA, guichet unique pour les investisseurs
Il n’y a pas que les hommes qui changent. Les autorités tunisiennes ont ainsi profité du FIT et de la présence du Premier ministre pour lancer la plateforme en ligne de la TIA dédiée aux investisseurs locaux et étrangers, une sorte de guichet unique virtuel pour faciliter certaines formalités administratives.
Développée avec l’appui de Microsoft par l’intégrateur tunisien HLI et la startup locale Satoripop, la plateforme www.tia.gov.tn propose six services : la déclaration du projet d’investissement, le dépôt d’une requête, la demande d’incitations financières, le dépôt d’un projet d’intérêt national, la constitution juridique de la société, la demande d’autorisation.
L’objectif de la plateforme électronique est de réduire les délais administratifs. Une des promesses mises en avant est de répondre en 24 heures à toute demande d’enregistrement d’une société.
Une gouvernance plus transparente
Comme un signe de cette volonté réformatrice, parallèlement au FIT, le 2e Conseil supérieur d’investissement (CSI) s’est déroulé, avec à la clé, selon Beligh Ben Soltane, neuf projets d’investissement avalisés pour un montant de 208,6 millions de dollars et la création de 6 000 emplois*.
Conformément à la loi d’investissement de 2016, entré en vigueur en avril 2017, le CSI est une instance de gouvernance présidée par le Premier ministre. Aux ministres permanents (Investissement et coopération internationale, Emploi, Finances), peuvent s’ajouter, en fonction des dossiers, plusieurs de leurs collègues. L’exécution et le suivi sont confiés à la TIA et le bras armé financier est le Fonds tunisien d’investissement, un fond de fonds dédiés à l’amorçage, aux développements régional et sectoriel.
Vis-à-vis de l’Administration nationale, la TIA est devenue l’interlocuteur unique de l’entreprise. Cette agence publique gère tous les dossiers d’investissement à partir de 4,58 millions d’euros (15 millions de dinars). Au-dessous de ce seuil, les dossiers sont de la compétence des agences sectorielles : Api (Agence de promotion de l’industrie et de l’innovation), Apia (Agence de promotion des investissements agricoles, etc.). « La plateforme digitale de la TIA a vocation à être élargie dans le futur à ces agences », a précisé au Moci Beligh Ben Soltane.
Améliorer le climat d’affaires avec la loi « transversale »
Conformément à la loi d’investissement de 2016, la TIA gère aussi les projets d’intérêt national, supérieurs à 15,25 millions d’euros (50 millions de dinars) ou créant 500 emplois sur trois ans. Dans les missions de cette équipe de 35 responsables, figure aussi le conseil stratégique pour améliorer le climat d’affaires.
La TIA s’est ainsi attaquée à la conversion de terrains agricoles en zones industrielles. La loi « transversale » pour l’amélioration du climat des affaires, qui vient d’être votée, leur est aussi en partie imputable. Le déclassement des terrains qui prenait trois ans ne doit ainsi plus prendre que trois mois.
Cette loi compose un ensemble de 17 textes juridiques, balayant tous les secteurs (agroalimentaire…), procédures (enregistrement…) et conditions financières. Elle doit être maintenant appliquée, ce qui rend la digitalisation de l’Administration indispensable pour éliminer la bureaucratie.
Attirer de nouveaux investisseurs
Avant la Révolution de 2011, 70 % des investissements directs étrangers (IDE) concernaient des extensions d’activité. « Aujourd’hui, ce taux s’élève à 90 %, alors que les nouvelles créations ne représentent plus que 10 % des IDE », a expliqué Abdelbasset Ghanmi.
Ce qui ne signifie pas pour autant que les montants injectés ont diminué. Bien au contraire, ils ont augmenté de 28,6 % en un an, passant à 0,9 milliard de dollars en 2018.
Mais le résultat est au bout du compte contrasté : d’un côté, les sociétés déjà installées maintiennent leur confiance en poursuivant leurs investissements, de l’autre, la Tunisie ne parvient plus à attirer de nouveaux opérateurs internationaux.
Le cas le plus emblématique est celui de l’automobile. Le petit pays du jasmin accélère grâce à des extensions, notamment dans le câblage électrique. Mais pas seulement. Ainsi, pendant le FIT, plusieurs trophées ont été décernées à des entreprises tunisiennes et étrangères engagées dans le développement économique de la Tunisie**.
Soutenir l’entreprenariat et l’innovation avec le Startup Act
Autre disposition visant à libérer les énergies, à rendre l’économie plus flexible, le Startup Act qui apporte des avantages multiples : prime, exonération des charges sociales et patronales, de l’impôt sur les sociétés pendant la période de labellisation. La première startup à être labellisée, Datavora, est dirigée par Hedi Zaher, qui a contribué à la réflexion sur ce texte ambitieux.
Une autre innovation pour la Tunisie est la liberté de change accordée pour les startuper. Dans un pays réglementé en matière de change, les startup ont dorénavant le droit de posséder un compte en devises dans leur banque et d’en disposer comme elles l’entendent, à condition de ne pas présenter de découvert », se réjouit Hedi Zaher.
Son entreprise du Big Data serait numéro un mondial dans le service offert aux e-commerçants : le recensement des produits vendus sur Internet, de leur prix, leur marque et des commentaires s’y rapportant sur 2 800 sites. Datavora se serait fait ainsi un nom sur plusieurs continents avec une rupture technologique dès le départ.
« Le marché tunisien est petit. Par contre, le deeptech fonctionne, parce qu’ici il y a beaucoup de recherche, il y a de l’outillage, de l’argent et on n’a pas besoin de ressources naturelles » affirme Hedi Zaher. Ce qu’il faut, selon cet entrepreneur, « c’est consolider la qualité et accroître le nombre de recherches ».
Expensya, gestionnaire en ligne des notes de frais
La Tunisie tient à montrer aux investisseurs étrangers qu’elle est une terre d’innovation. Lors du FIT 2019, d’autres startup ont été présentées, comme Expensya et Med.tn. Fondé par les Tunisiens Karim Jouini et Jihed Othmani en 2014, Expensya offre aux entreprises une solution de gestion des notes de frais.
En décembre dernier, l’éditeur basé à Paris indiquait que son application était déployée dans 60 pays, utilisée par 4 000 entreprises dans huit langues. Au total, le nombre d’utilisateurs serait de 220 000, « l’objectif étant d’atteindre le million », partage Emma Abdellah, responsable du Service clients et du recrutement de talents dans l’entreprise.
Les compétences étant très demandées, le taux de rotation du personnel est élevé, autour de 30 %. « On veut être le leader européen de la gestion des données, mais, pour nous la question primordiale est celle du climat dans l’entreprise et de la mobilité interne, estime Emma Abdellah,. Nous pouvons offrir des postes à Paris, mais obtenir un visa en France est difficile. Nous aurions aussi besoin que le recrutement soit plus ouvert aux autres nationalités ».
Med.tn, plateforme d’informations et de dialogue avec les médecins
La plateforme médicale Med.tn est, pour sa part, une base de données accessibles gratuitement pour trouver les coordonnées de praticiens les plus proches, prendre des rendez-vous en ligne ou connaître les médicaments indexés en Tunisie avec leurs prix.
Lors du FIT, Emna Jallouli, co-fondatrice, a mis en avant « un service unique au monde » : Med.tn est aussi une plateforme de dialogue. De façon concrète, les patients pourraient interroger quelque 4 000 médecins gratuitement et obtiendraient des réponses de ces praticiens.
Depuis mars 2019, Med.tn développe aussi l’agenda en ligne avec confirmation par SMS et, depuis début juin, la télémédecine, un service de suivi médical ou de gestion des soins à distance. Devant les responsables politiques et économiques rassemblés à Tunis, Emna Jallouli a plaidé pour que « l’esprit d’entreprenariat » soit développé, en obligeant les étudiants à effectuer plus systématiquement des stages en entreprises.
L’enjeu d’une formation renforcée
Dans un pays où 27 % des diplômés de l’enseignement supérieur sont au chômage, l’éducation, la formation, l’emploi sont au centre des préoccupations. La fuite des cerveaux ne semble pas pourvoir être endiguée. « La Tunisie possède de bons ingénieurs, mais ils quittent le pays parce qu’il n’y a pas d’embauche après leurs diplômes et que les rémunérations sont trop réduites », a mis en garde Arnauld Bertrand, Senior Partner chez EY Consulting.
En matière d’éducation, il est assez habituel d’encenser la Tunisie. La réalité doit être nuancée, a pointé Michael Green. Selon le fondateur de l’association américaine Social Progress Imperative, qui publie l’Index Social Progress, la Tunisie occupe la 48e place, avec 73,07 points sur 100, loin derrière le numéro un, la Norvège, avec 90,26 points (la France est 16e avec 87,88 points).
« La bonne nouvelle, a-t-il annoncé, c’est que vous battez le Maroc », qui occupe le 76e rang avec 66,51 points. En revanche, a ajouté Michael Green, « au niveau mondial, la performance en matière d’éducation n’est pas exceptionnelle et il faut continuer à y investir ».
« L’éducation est bonne en Tunisie, mais il faut être capable de s’adapter », a alerté, de son côté, Karim Hajjaji, Chief Operating Officer de Banco Santander à Londres. Or, cet ancien cadre de la Société Générale estime que le pays du jasmin est trop tourné vers la francophonie.
Pour lui, il y a un réel besoin de se tourner vers d’autres cultures, particulièrement « asiatiques et anglo-saxonnes ». Au moment où la Tunisie se tourne vers l’Afrique subsaharienne***, elle ne devrait donc pas oublier la partie anglophone.
De notre envoyé spécial à Tunis
François Pargny
* Les neuf projets concernés sont les suivants :
-Dans l’agroalimentaire, un investissement de 58,4 millions de dinars (19,8 millions de dollars) est prévu pour augmenter la production de lait dans une unité du centre à Sidi Bouzid, et un projet intégré dans le riz et le soja est annoncé au nord à Bizerte, ainsi qu’un deuxième projet à Médenine, dans le sud-est.
-Dans l’automobile, il s’agit d’une une unité de fabrication de composants automobiles à Menzel Hayet, dans la province de Monastir, au centre-est, pour 60,7 millions de dinars (20,6 millions de dollars), ainsi que d’un projet de câblage électrique.
-Dans le tourisme, un projet intégré (port de plaisance…) devrait aussi être concrétisé au nord ouest à Jendouba, ainsi qu’une autre initiative dans le tourisme et la santé au sud-est, dans la province de Gabès.
-Dans l’aéronautique, un investissement de 57,7 millions de dinars (19,6 millions de dollars) doit permettre de renforcer la production de composants dans la zone d’El Mghira, , dans le grand-Tunis.
-Dans les énergies renouvelables, une initiative du groupe tunisien Solartech sur la technopole de Zarzis, au sud-est, concernerait le solaire et le dessalement d’eau de mer.
** Les sept primés sont les suivants :
-Investisseur de l’année, l’équipementier automobile Leoni
-Trophée de l’innovation, l’ingénieriste français Actia
-Trophée de l’inclusion, l’équipementier automobile Yazaki
-Trophée de l’engagement, l’italien Olimpias Tunisia (groupe Benetton)
-Trophée de la diaspora : TAYP (Tunisian American Young Professionals), association qui « active la diaspora tunisienne aux États-Unis
-Trophées de la Fipa : le groupe tunisien diversifié Poulina (aviculture…) et le spécialiste chinois des TIC Huawei.
*** Il y a moins d’un an, le 18 juillet 2018, la Tunisie est devenue officiellement le 20e membre du Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa), lors du Sommet des chefs d’État et de gouvernement des pays membres, qui se tenaient à Lusaka (Zambie).