Les grandes banques de financement du commerce international sont lancées dans une course effrénée pour la maîtrise de la technologie dite ‘des registres distribués’, plus communément appelée « blockchain », certains participant à plusieurs projets à la fois : à quelques semaines d’intervalle, deux consortiums associant de grandes banques ont ainsi annoncé le lancement de plateformes opérationnelles de financement du commerce utilisant la technologie blockchain, Komgo et Voltron. C’est dans ce contexte que HSBC et Bain & Company ont décidé de publier un « livre blanc »* appelant à une collaboration entre les acteurs de tous ces projets pour éviter la constitution, comme par le passé, de nouvelles « îles digitales ».
Démarrage de Komgo SA et Voltron en 2019
Courant septembre, était annoncée la création à Genève de la société Komgo SA par un groupe d’une quinzaine d’acteurs bancaires et du négoce de matières premières, dont les banques françaises Société Générale, Natixis, Crédit Agricole, BNP Paribas, et les sociétés de négoce Mercuria, Gunvor, Koch Supply & Trading, Shell. Komgo SA, qui va s’appuyer sur la technologie de l’américain ConsenSys (« Etherum »), va développer une solution de dématérialisation des échanges de documents pour les transactions de matières premières réglées par crédit documentaire dénommée « Easy Trading Connect » (ETC). Un test impliquant le négociant français Dreyfus, Société Générale et ING pour une expédition de soja des États-Unis vers la Chine a été préalablement mené avec succès début 2018. Un second service de dématérialisation des émissions de crédit documentaire sera également proposé.
Un mois plus tard, le 23 octobre, un autre consortium associant cette fois-ci Bangkok Bank, BNP Paribas, CTBC Holding, HSBC, ING, SEB et Standard Chartered annonçait à son tour le lancement de Voltron, une plateforme de dématérialisation des transactions du commerce international basée sur la technologie blockchain de la société américaine R3’s et sa plateforme Concorda. Là encore, la solution a été préalablement validée à la suite d’une expérimentation réussie avec un client, une opération complexe d’expédition de soja entre l’Argentine et la Chine ayant associé le négociant Cargill, et bouclée en mai 2018.
Dans les deux cas, le gain de temps obtenu pour traiter l’opération dans le cadre du test a été vertigineux : le délai de traitement des documents a été « divisé par cinq » pour Dreyfus, selon les promoteurs, et, pour Cargill, le crédit documentaire a été bouclé en 24H au lieu de 5 à 10 jours auparavant. C’est l’un des apports les plus remarquables de ces nouvelles technologies : permettre une dématérialisation totale des opérations par crédits documentaires, en toute transparence pour chacun des acteurs participants (acheteurs, vendeurs et leurs banques respectives), avec un suivi des différentes étapes en temps réel, le tout en un temps record.
Pour les deux plateformes Komgo et Voltron, le lancement des opérations est annoncé pour 2019 et la montée en puissance des activités sera progressive.
Ces deux annonces témoignent du bouillonnement en cours dans l’univers du financement du commerce international autour des apports des technologies blockchain, très prometteuses pour réduire les délais et les coûts, et peut-être, espèrent certains, redonner de l’intérêt à l’usage des paiements documentaires, dont l’usage ne cesse de décliner depuis le début des années 70. Un bouillonnement qui peut, d’ailleurs, créer une certaine confusion. Certains acteurs commencent d’ailleurs à anticiper la nécessité de créer des connexions entre toutes ces initiatives afin d’éviter de créer de nouvelles barrières au commerce.
La blockchain pourrait générer 1 100 milliards de transactions supplémentaires
C’est le cas d’HSBC, qui vient de publier, en partenariat avec le cabinet de conseil Bain & Company, un « livre blanc » qui fait le point sur le potentiel des applications de la technologie blockchain aux transactions du commerce international tout en appelant à une approche collaborative entre tous les acteurs, pour favoriser les interconnexions entre les différentes plateformes afin d’éviter les échecs du passé.
Intitulé « Rebooting a digital Solution to Trade Finance » (Relancer une solution digitale pour le financement du commerce international), ce livre blanc coécrit par des représentants de Bain et de HSBC, établit d’abord le potentiel de ces technologies : la blockchain pourrait accroître les volumes de commerce international de 1 100 milliards de dollars d’ici 2026, qui s’ajouteraient aux 16 000 milliards de dollars actuels, selon Bain & Company.
À condition, toutefois, d’éviter les erreurs du passé : des projets de banques n’intégrant pas certains acteurs clés (transporteurs, douanes, autorités portuaires…) ; des projets d’acteurs de la logistique qui n’intègrent pas les circuits financiers. Résultats : de multiples « îles digitales » sans communications entre elles, « le papier servant souvent de pont entre les différentes îles ».
De fait, on se souvient de plusieurs échecs cuisants en matière de dématérialisation des crédits documentaires : Bolero dans les années 2000, et, plus récemment, deux projets que cite le livre blanc : le BPO (Bank Payment Obligation) ou le message MT 798 de Swift, qui n’ont jamais décollé. Et pendant ce temps, l’usage des crédits documentaires, jugés trop lourds à gérer sur le plan administratif et trop coûteux, a continué à décliner dans le commerce international au profit d’opérations en « open account », c’est-à-dire dans le cadre de transactions impliquant des délais de paiement de 30 à 90 jours. Les crédits documentaires ne représenteraient plus que 15 % des transactions aujourd’hui, contre plus de 50 % dans les années 70, concentrés dans le commerce de matières premières, où se traitent de gros volumes.
Or, les technologies blockchain améliorent considérablement, pour chacune des parties prenantes, les délais, les coûts, la transparence, le reporting, et la vitesse de prise de décision dans la supply chain.
De nombreux projets de plateformes prometteuses
Dans ce contexte, les banques ont d’autant plus intérêt à trouver une solution pour relancer l’usage de ces moyens de paiement documentaires très sécurisés que sont les crédoc qu’elles en tirent encore un montant de revenus non négligeable : 5,8 milliards de dollars en 2017 générés par les commissions pour le top 10 des banques de financement du commerce international, 8 milliards pour l’ensemble des banques, selon les estimations citées par le livre blanc. Bain estime que les solutions blockchain, en augmentant le recours à ces moyens de paiement, pourrait générer 2 milliards de revenus supplémentaires pour l’ensemble des banques actives dans le financement du commerce international.
Aujourd’hui, on compte nombre de projets de plateformes blockchain évolutives prometteuses. Le livre blanc en recense au moins six impliquant les banques : Voltron (citée plus haut), Marco Polo, We.Trade, Finacle Trade Connect, Easy Trade Connect (ETC, citée plus haut) et eTradeConnect.
Certaines sont soutenues d’ailleurs par les mêmes acteurs bancaires qui ont choisi de miser sur plusieurs projets à la fois : HSBC est sur Voltron, mais aussi sur We.Trade et eTradeConnect ; BNP Paribas est dans Voltron, Marco Polo, eTradeConnect ; Société Générale est dans We.Trade et ETC, etc.
Autant de plateformes qui vont susciter le développement de réseaux et d’écosystèmes de participants, avec des normes technologiques et des règles communes.
Éviter le risque de nouvelles « îles digitales »
Le risque de créer de nouvelles « îles digitales » ? Pour éviter ce risque, le livre blanc appelle au contraire à trouver des moyens d’organiser l’interopérabilité des différentes plateformes blockchain en cours de développement, qu’elles soient financières, logistiques ou de négoce.
La solution qu’il met en avant est d’établir de « super connecteurs », des acteurs participants de confiance qui serviraient de ponts entre les différents réseaux, permettant l’échange d’informations et de données pertinentes pour chaque transaction. Un rôle que pourrait jouer, selon lui, des grandes banques, « spécialement celles qui participent à plusieurs réseaux ». Reste à savoir comment cette proposition, qui à le mérite d’apporter une contribution à ce débat, sera accueillie par les autres acteurs.
Pour sa part, HSBC se dit ouverte à la collaboration. En tant que leader mondial sur les activités de « trade finance », HSBC traite chaque année plus de 100 millions de documents non structurés, arrivant sous divers formats papiers (fax, fichiers attachés à des mails, courriers, etc.) et émanant de diverses sources (vendeurs, acheteurs, transporteurs, douanes, administrations diverses de contrôle et régulation…) en lien avec des transactions de commerce par crédits documentaires. Comme ses consœurs, la banque a mené de nombreux projets de dématérialisation par le passé mais avec un succès ou une adoption souvent limité parce qu’ils étaient fermés, ou ne traitaient qu’une petite partie des opérations.
Aujourd’hui, à l’ère d’Internet et des technologies blockchain, les paradigmes ont changé : « les mots clés du succès sont collaboratif, transparence et temps réel » souligne Béatrice Collot, Responsable du Trade et de l’affacturage chez HSBC France. Autrement dit, il faudra un jour ou l’autre que les différentes plateformes communiquent, que des standards émergent, afin d’apporter les bénéfices attendus par les acteurs de cet écosystème. « Nous pensons qu’il y aura probablement plusieurs plateformes proposant des solutions de traitement et de dématérialisation des transactions reposant sur la technologie blokchain mais qu’il faudra qu’elles soient interopérables pour ne pas reproduire les erreurs du passé » souligne encore Béatrice Collot.
À suivre…
Christine Gilguy
*Le livre blanc est dans le document (en anglais) attaché à cet article