Cet article a été actualisé le 11 octobre à 11h21 avec l’ajout du lien pour télécharger le pré-rapport parlementaire.
Trop, c’est trop ! C’est un véritable cri d’alarme que lancent cette semaine les députés Pierre Lellouche (Les Républicains) et Karine Berger (PS) dans le projet de rapport d’information qu’ils ont présenté hier 5 octobre, en fin de journée, à leurs collègues des commissions des Affaires étrangères et des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur « l’extraterritorialité de la législation américaine ».
Un sujet dont l’enjeu est « la souveraineté nationale » et nos intérêts économiques stratégiques. Principal coupable : l’écheveau de lois et le système judiciaire américains, qui opèrent comme un véritable « rouleau compresseur» international au service « des intérêts stratégiques des États-Unis », a notamment déclaré l’ancien secrétaire d’État au Commerce extérieur de François Fillon à la presse, en tant que président de cette mission à la fois trans-commission et trans-partisane, c’est-à-dire associant des élus de droite et de gauche.
L’exemple de l’Iran : « C’est une escalade »
Les entreprises françaises qui peinent actuellement à trouver des banques européennes pour travailler en Iran, tétanisées qu’elles sont par la non-levée par les États-Unis des sanctions primaires pesant sur Téhéran, voire reçoivent des lettres de menace d’organismes privés basés aux États-Unis, en savent quelque chose. Karine Berger, rapporteure de cette mission d’enquête, n’a pas été moins catégorique : « Au vu de ce qu’on m’a dit à Washington, je suis dans l’impossibilité de dire aux entreprises d’aller faire du business en Iran », a-t-elle notamment assuré, citant l’OFAC (Office of Foreign Assets Control), la FED (Federal Reserve, la banque centrale) et la SEC (Security and exchange commission, le gendarme de la bourse) comme autant d’organismes qu’elle a pu interroger dans le cadre de cette mission.
Mais la députée s’étonne aussi de cette lettre adressée pas plus tard que le 30 septembre par Xerox à ses fournisseurs européens les prévenant qu’il leur est interdit, s’ils souhaitent continuer à travailler pour lui, de faire la moindre affaire avec six pays actuellement sous sanctions américaines, dont l’Iran. Le fac-similé d’une lettre de menace très documentée adressée à Vinci par l’organisation non gouvernementale américaine UANI (United Against Nuclear Iran), qui figure en annexe du rapport, est également édifiante.
« C’est une escalade », a considéré Karine Berger, confortée par Pierre Lellouche qui, comme elle, ne conseillerait pas aux entreprises françaises d’aller en Iran actuellement si elles ont le moindre lien avec les États-Unis, ne serait-ce que quelques transactions en dollars dans leurs comptes. Sauf à, comme les grands groupes européens, faire la queue dans les couloirs de l’OFAC pour obtenir une lettre de confort, quitte à fournir de précieuses informations sur leurs projets en Iran…
Des enjeux plus larges que le simple domaine juridique
L’extraterritorialité des lois américaines ? Le rapport parlementaire, qui a en outre le mérite d’aider à mieux comprendre ce « mur extrêmement touffu de la législation américaine », pour reprendre l’expression de ce spécialiste de la politique étrangère américaine qu’est Pierre Lellouche, en donne une définition claire : c’est « l’application de lois votées aux États-Unis à des personnes physiques ou morales de pays tiers en raison de liens parfois ténus avec les États-Unis (un paiement en dollar par exemple) ». Le sujet concerne trois domaines principalement : les régimes américains de sanctions internationales ; la législation relative à la corruption d’agents publics à l’étranger ; et enfin l’application de la fiscalité personnelle américaine aux citoyens américains non-résidents.
Loin d’être cantonné au seul domaine juridique, le rapport « traite d’enjeux larges et stratégiques, allant de la compétition économique mondiale aux conséquences désastreuses de la fiscalité américaine pour certains Français binationaux en passant par le renseignement économique » souligne une note de synthèse remise à la presse par les deux députés. Il révèle l’« emballement » du rouleau compresseur cité plus haut et son utilisation ciblée, notamment sur les entreprises européennes, à l’instar de l’amende de 14 milliards d’euros infligée tout récemment par la justice américaine à la Deutsch Bank pour son implication dans la crise des subprimes, quelque 8 ans après la dite crise, et qui fait trembler l’ensemble du système financier européen.
Plusieurs exemples précis ayant récemment impliqué des sociétés françaises sont présentés par les députés comme relevant de ce qu’ils considèrent comme cette véritable dérive : l’amende de 9 milliards de dollars payée par BNP Paribas pour violation des sanctions internationales américaines ; celle de 722 millions de dollars payée par Alstom – dont elle continue à payer les conséquences financières aujourd’hui – ou celle de 398 millions de dollars réglée par Total pour violation de la législation américaine anti-corruption. « En l’espace de quelques années, le montant total des amendes versées par les entreprises européennes, principalement visées par ces amendes, représente plus de 20 milliards de dollars », indiquent les deux députés dans le rapport.
Exiger « la réciprocité »
Que préconise le rapport pour réagir ? Karine Berger en a résumé les grandes lignes devant la presse. D’abord, « nous estimons que la France doit exiger la réciprocité sur tout les cas d’extraterritorialité et faire valoir que certaines pratiques judiciaires américaines sont devenues abusives et que nous ne pouvons plus les accepter ». Les deux députés sont désormais convaincus, en effet, que «la seule coopération ne pourra pas arrêter l’escalade de guerre économique qui s’est installée » et préconisent l’adoption d’un certain nombre de mesures « pour pouvoir jouer à armes égales avec les États-Unis ».
Ils plaident en outre pour un renforcement du renseignement économique en France et de la loi de blocage* qui interdit de transmettre des informations économiques à d’autres pays.
D’ores et déjà, les deux députés ont activement œuvré pour l’introduction, dans le projet de Loi « Sapin II » relatif à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique deux volets importants contribuant à cette réciprocité : une convention judiciaire d’intérêt public permettant des transactions pénales à la française (selon l’esprit du « plaider coupable », à l’américaine) et une disposition extraterritoriale qui permettra d’éventuelles poursuites judiciaires à l’encontre d’entreprises étrangères pour des faits de corruption commis à l’étranger « dès lors que l’entreprise corruptrice a une quelconque activité économique en France ».
Au-delà, il faudra agir au niveau européen, pour, notamment, la création d’un « OFAC européen ». Pour le moment, toutefois, mis à part le Royaume-Uni, les deux députés ont constaté qu’il n’y a pas de prise de conscience au niveau européen. Sur l’Iran, à court terme, les deux députés préconisent la demande par la France d’une « clarification diplomatique ». Et en cas d’échec de la stratégie globale de réciprocité, il ne faudra pas hésiter, selon eux, à « aller à la confrontation dans le cadre de l’OMC ou des négociations transatlantiques ».
La version définitive du rapport, dont seul une version provisoire de 150 pages a jusqu’à présent circulé (voir ci-dessous ou cliquez ICI), devrait être rapidement disponible en ligne sur le site de l’Assemblée nationale une fois le document définitif validé par les commissions des Affaires étrangères et des Finances.
Christine Gilguy
*Loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d’ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères
Pour en savoir plus : téléchargez le pré-rapport qui a été adopté le 5 octobre en cliquant sur : Rapport d’information parlementaire : “L’extraterritorialité de la législation américaine”
Pour prolonger :
– Dossier spécial Iran : ce qu’il faut savoir sur les risques et opportunités à l’export