Exporter hors de l’Union européenne sans avoir au préalable vérifié que non seulement le pays, mais aussi le client, le fournisseur et le produit ou service commercialisé, est « autorisé » par les lois américaines, bref, est « US-compliant » ? N’y pensez presque plus : « depuis une dizaine d’années, les opérateurs du commerce international observent l’applicabilité croissante de la législation américaine à leurs opérations d’import-export avec des pays tiers, ce qui nuit à l’expansion internationale des entreprises françaises » constate ainsi l’OSCI, la fédération des sociétés de négoce, de commerce international (SCI) et d’accompagnement à l’international (SAI), dans un mémo remis mi-décembre au secrétariat d’Etat au Commerce extérieur. Ses solutions pour éviter les foudres des administrations et de la justice américaines sont présentées dans ce document que la Lettre confidentielle a obtenu en exclusivité, essentiellement tirées de l’expérience de ses membres, mettant au passage en avant leur savoir-faire dans ce domaine.
Une demande exprimée lors du dernier Conseil stratégique de l’export
Intitulé « Recommandations pour limiter l’impact de l’extraterritorialité de la législation américaine sur les exportations françaises« , ce mémo de quatre pages a été élaboré en s’appuyant sur l’expérience terrain de deux professionnels du commerce international bons connaisseurs des pratiques américaines dans des pays sous sanctions américaines : Fabien Buhler, fondateur et président de la SCI Devexport, active de longue date à Cuba, et Jean-Claude Abeillon, du groupe Cifal, une SAI bien implantée en Europe de l’Est et en Asie centrale, notamment en Russie (Jean-Claude Abeillon a été longtemps délégué Russie de l’OSCI).
Il a été produit dans un contexte français marqué par une préoccupation croissante des milieux politiques et économiques face à ce phénomène : rapport d’une mission parlementaire trans-partisane Lellouche / Berger publié en octobre 2016*, réflexions et réunions d’information multiples dans les fédérations comme le Medef, au sein des Conseillers du commerce extérieur (CCE) ou encore des Chambres de commerce en témoignent. « Le sujet a été abordé lors du dernier Conseil stratégique de l’export, le 2 novembre, et Matthias Fekl a demandé aux membres de lui transmettre leurs retours sur ce sujet » confirme-t-on à l’OSCI.
Gare aux conséquences d’une opération « non US-compliance »
Très concret, le mémo commence par rappeler les principaux phénomènes à l’origine du développement « extraterritorial » des lois américaines :
–annulation du droit à émettre de l’euro-dollar sans passer par une banque américaine au début des années 2000 suite à des crises financières, recours à des « sanctions négociées » sous la menace par l’OFAC (Office of Foreign Assets Control) ;
-développement de la « Net economy » via les « géants américains du big-data (e.g. Amazon) » et leurs « conditions d’accès » ;
–intégration croissante de la production au niveau mondial (un produit doit recevoir l’aval de l’Export Control dès lors qu’il contient 10 % de composants américains…) ;
-enquête de corruption sur des faits qui se sont produits dans d’autres pays…
Gare aux conséquences parfois très graves sur l’activité des entreprises en cas d’illégalité réelle ou supposée du point de vue américain, autrement de « non US-compliance », même si l’opération est parfaitement légale du point de vue français ou européen. Le mémo en énumère un certain nombre issu d’expériences manifestement vécues :
-fermetures de comptes et annulations de lignes de crédit par des banques françaises ;
-difficulté à trouver d’autres banques françaises (même si l’opération est garantie par l’Etat français);
-refus de fournisseurs industriels français d’exécuter des contrats signés lorsque des Américains sont actionnaires ou membres du conseil d’administration de la holding de contrôle;
-annulation de garanties contractuelles de certains fournisseurs -type garantie de bonne fin- lorsqu’ils passent sous contrôle américain ;
-blocages par des banques de fonds transférés en dollars ;
-difficulté à faire assurer les expéditions ;
-interprétation erronées de certaines règles sur les crédits documentaires…
De quoi décourager les entreprises les plus volontaires.
Pour la mise en place d’une cellule ad hoc par l’Etat
Les solutions préconisées dans le mémo sont elles aussi très concrètes, avec une série de propositions adressée à l’Etat français lui-même, et une autre série plus particulièrement destinée aux entreprises françaises.
Pour l’Etat français, il s’agit de s’organiser plus efficacement pour venir en aide aux entreprises. C’est notamment le sens d’une recommandation pour la mise en place « d’une cellule ad hoc chargée de repérer les risques, lancer des alertes, faciliter les partages d’informations, et « d’animer l’échange avec les ambassades, Bercy, la Commission européenne, etc. ». Autre recommandation visant à muscler son action : étudier les législations espagnoles et canadiennes qui ont permis d’avoir des banques « plus ouvertes » (sur Cuba par exemple) et encourager Bpifrance à « s’intéresser au financement des opérations que les banques commerciales ne couvrent plus, sous des formes à étudier au cas par cas ».
D’autres recommandations visent plus précisément les services et opérateurs de l’Etat en charge de l’accompagnement des PME : mettre en avant ces « facteurs de risque avant d’accompagner une PME sur une approche directe des marchés ; recenser les experts qui peuvent conseiller les entreprises françaises ; valoriser pour ces même PME « les stratégies d’exportation via des sociétés de négoce expérimentée ».
Enfin, l’OSCI est favorable à une réciprocité plus ferme lorsqu’elle préconise à l’Etat de s’assurer « avec la même intransigeance … du respect des réglementations nationales et européennes par les nombreuses entreprises américaines ayant des activités dans l’Union européenne ».
Pour les entreprises françaises, le mémo prêche résolument pour la paroisse des membres de l’OSCI, non sans raison d’ailleurs, compte tenu du savoir-faire pointu nécessaire pour opérer, dans ce contexte, dans des marchés sous sanction. C’est ainsi qu’il suggère le recours à des SAI expertes pour l’audit et l’ingénierie des opérations, de développer « des stratégies légales d’évitement des obstacles spécifiques » avec l’aide d’une SAI ou en faisant appel aux services d’une SCI. Il préconise aussi de s’informer précisément du positionnement des banquiers et, si nécessaire, d’en chercher un «plus à l’aise sur ces sujets ».
Le document a été transmis au directeur de cabinet de Matthias Fekl, Pierre-Louis Autin, peu avant Noël. Il ne devrait pas manquer d’enrichir les réflexions de la diplomatie économique française sur ce sujet devenu d’autant plus sensible que les Etats-Unis se sont dotés d’un nouveau président au nationalisme économique décomplexé, voire agressif…
Christine Gilguy
* Le document est téléchargeable dans la rubrique « Etudes et rapports » de notre site au lien suivant : OSCI / Mémo : Recommandations pour limiter l’impact de l’extraterritorialité de la législation américaine
** Lire : États-Unis / Extraterritorialité : P. Lellouche et K. Berger lancent un cri d’alarme contre les abus du système judiciaire américain et le rapport parlementaire téléchargeable sur notre site au lien suivant :Rapport d’information parlementaire : “L’extraterritorialité de la législation américaine”
Pour prolonger :
–UE / Russie : la droite française fait le forcing pour une levée des sanctions
–Nouveaux risques / Export : comment Bpifrance se heurte au casse-tête des sanctions sur l’Iran