A peine signé, le deal commercial entre les États-Unis et la Chine, qui instaure une trêve dans la guerre commerciale que se livrent les deux pays depuis deux ans, a été passé au crible par les spécialistes et suscite déjà scepticisme et controverses. Un simple argument électoral servi sur un plateau à un Donald Trump, en pleine campagne pour sa réélection ?
Le retour d’un commerce extérieur administré
De fait, ce deal marque le retour en grande pompe d’un commerce extérieur administré par les États dans un cadre bilatéral, comme le relève à juste titre Sébastien Jean, directeur du Cepii, dans une récente note d’analyse intitulée « Phase One Deal : une trêve qui créé plus de problèmes qu’elle n’en résoud » (voir plus bas). Une méthode que l’on n’avait plus vu depuis Ronald Reagan et le deal obtenu avec le Japon dans les années 1980.
Et cet accord commercial « préliminaire » ou de « phase 1 », introduit de fait, avec l’engagement chinois d’achat de 200 milliards de dollars de produits américains, une forme de préférence commerciale en faveur des États-Unis que ceux-ci ne sont peut-être pas en mesure d’honorer.
Beaucoup de spécialistes, notamment aux États-Unis*, s’interrogent sur la capacité de l’agriculture américaine à fournir pour 33 milliards de dollars de produits agricoles supplémentaires sous deux ans à la Chine, alors que les exportations américaines se situaient à 24 milliards en 2017 ; même chose pour l’engagement chinois d’achat de produits manufacturés (78 milliards), et notamment aéronautique, compte-tenu de la crise que traverse Boeing actuellement.
L’Europe sous pression
Plus grave, cette préférence commerciale fait craindre, comme en Europe, un favoritisme totalement contraire aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), et impose à la Chine, de facto, une approche américaine dans plusieurs domaines tels que les indications géographiques ou les normes sanitaires et phytosanitaires.
Pas étonnant que, comme nous le montrons dans un autre article de la Lettre confidentielle d’aujourd’hui, les Européens s’en inquiètent.
Et ce n’est pas la dernière saillie du président américain à leur encontre, lors d’une conférence de presse en marge du forum de Davos, qui sera de nature à les rassurer : « Franchement la Commission européenne est bien plus dure que la Chine. Je le dis avec beaucoup de respect, mais c’est la réalité. Cela fait longtemps que les Européens profitent de nous. Il va falloir vraiment négocier un accord. Sinon il faudra mettre en place d’autre chose. Mais je pense qu’ils voudront un accord. Ils n’ont jamais voulu négocier avec mes prédécesseurs, mais ils vont négocier avec moi » a-t-il déclaré, cité par RFI.
Après la Chine, l’Union européenne ?
Les limites d’une simple trêve
Pour l’heure, c’est le deal sino-américain qui fait débat. Comment y voir clair ?
Sébastien Jean, dans sa note d’analyse** du texte de l’accord déjà citée, met en exergue, chapitre par chapitre, les principaux points faisant débat. Elle est éclairante sur plusieurs aspects.
Première limite évidente pointée par la note du Cepii : cet accord commercial, loin de garantir une « paix durable » entre les deux premières puissances économiques mondiales sur le plan commercial, est une simple trêve, fragile, puisque « la durabilité de ces concessions est sujette à caution, puisqu’elle est conditionnée à la bonne application de l’accord ».
Car certes, il est le bienvenu pour améliorer le climat des affaires, mais, pointe le Cepii, les États-Unis laissent en place les droits de douanes additionnels déjà infligés « sur près des deux tiers des importations en provenance de Chine », soit 25 % sur 250 milliards de produits chinois.
Face au 200 milliards d’achats supplémentaires promis par la Chine sur deux ans, les engagements américains se limitent ainsi à suspendre l’application des droits additionnels initialement prévus pour le 15 décembre 2019 sur 162 milliards de dollars d’importation en provenance de Chine et à réduire de 15 à 7,5 %, à compter du 14 février 2020, les droits additionnels en vigueur depuis le 1er septembre 2019 sur 100 autre milliards d’importations.
La note du Cepii pointe également la faiblesse des mécanismes prévus pour suivre l’exécution de l’accord et régler les éventuels différents entre les deux parties : l’accord prévoit la mise en place d’un « groupe de dialogue structuré », mais un tel organisme existait depuis 2006 et a été supprimé par Donald Trump après son arrivée à la Maison Blanche. Par ailleurs, il prévoit la possibilité de contester la bonne application de l’accord auprès du Bilateral Evaluation and Dispute Resolution Office, qui pourra aller jusqu’à décider d’une suspension de l’application de l’accord sans représailles ; mais aucun arbitrage tiers n’est prévu, le texte invoquant une notion de « bonne foi ».
Droits de propriété intellectuelle et transferts de technologies
Les deux premiers chapitres de l’accord sino-américain sont consacrés aux engagements, essentiellement chinois, en matière de respect des droits de propriété intellectuelle et de transfert de technologies, « les deux principaux sujets qui avaient motivé la procédure engagée par les États-Unis sous la section 301 de leur droit commercial » rappelle la note du Cepii.
Or, dans ces deux domaines, la mise en œuvre de l’accord s’avère compliquée sur le court terme. Et certains des engagements pris par la Chine sont déjà concrétisés dans la nouvelle loi sur les investissements directs étrangers qu’elle a adoptée dès mars 2019, ce qui relativise l’impact réel du deal.
Sur le respect des droits de propriété intellectuelle (chapitre 1), la Chine s’engage à assurer une protection « équitable, adéquate et efficace » et à faciliter le recours contre les abus. Les produits pharmaceutiques ont droit à une section spécifique.
Parmi les nouveautés introduites, le Cepii relève que la Chine s’engage notamment à produire un « plan d’action dans les 30 jours suivant la mise en œuvre de ce chapitre » ; il pointe également des dispositions telles que « la définition et les modalités de sanction de l’appropriation frauduleuse de secrets commerciaux » ou l’inversion de « la charge de la preuve dans une procédure civile » lorsque le plaignants à déjà apporté des éléments probants.
Si la note du Cepii estime qu’il sera « intéressant de voir comment ces engagements sont mis en œuvre et quels sont leurs effets réels », elle en relativise l’impact, rappelant que « depuis plusieurs années déjà, la Chine déploie de gros efforts pour construire un système de protection des droits de propriété intellectuelle ». Cet accord pourrait constituer « une incitation à accélérer le tempo », avec des résultats à attendre « dans le temps long ».
En matière de transfert de technologie, « la difficulté de mise en œuvre est peut-être plus évidente », estime la note du Cepii. L’accord engage certes les parties à ne pas « exiger le transfert de technologie ni faire pression formellement ou informellement pour l’obtenir », pointe la note, mais comment faire alors que ces pressions sont très souvent « informelles » ?
Une entorse au respect des indications géographiques ?
Le Cepii s’arrête sur les indications géographiques (chapitre 1, section F) chères à la France et aux Européens car l’accord sino-américain ne leur est pas favorable.
« L’accord contient exclusivement des dispositions visant à limiter les contraintes appliquées au titre de leur protection », constate la note, notamment dans les futurs accords que la Chine signera. Ce n’est pas une surprise, contrairement aux Européens, les États-Unis ne reconnaissent pas les IG.
Une autre clause interpelle le Cepii : elle prévoit que des IG protégées pourraient « retomber dans le régime commun des indications génériques ‘en fonction de la façon dont les consommateurs comprennent le terme en Chine’ ». « Un caillou jeté dans le jardin de l’UE ? » pour l’avenir, interroge la note.
Une chose est certaine : les Européens peuvent se féliciter d’avoir réussi à conclure un important accord de reconnaissance mutuelle des IG avec la Chine en novembre dernier : le nouvel accord sino-américain ne pourra le remettre en cause.
Normes sanitaires : poussée de l’approche américaine
L’accord sino-américain contient tout un chapitre sur les réglementations et certifications sanitaires, dans lequel la Chine s’engage « sur la nature de ses réglementations sanitaires et sur la reconnaissance des certifications américaines », précise le Cepii. Produits laitiers, volaille, bœuf, porc, riz et produits aquatiques sont visés dans ce chapitre. Ces dispositions visent clairement à « empêcher la Chine d’utiliser des prétextes sanitaires à des fins protectionnistes » et à lui faire reconnaître « la fiabilité du système américain ».
Mais certaines dispositions de l’accord vont plus loin et « engagent les pratiques règlementaires chinoises », les alignant sur les normes américaines, selon la note. Ainsi, soulignant les bienfaits des biotechnologies, il engage à maintenir pour ces produits « un cadre de régulation fondé sur une évaluation scientifique des risques et des processus d’autorisation efficaces, de façon à faciliter l’augmentation du commerce de ces produits (chapitre 3, article 3.1, paragraphe 1.d ». Pour le Cepii, il s’agit clairement d’un engagement de la Chine « à ne pas suivre la voie européenne sur les OGM ».
De même, sur la viande aux hormones, le texte pousse la chine à ne pas suivre la voie européenne : « la Chine s’engage à ne pas fixer des réglementations plus exigeantes que celles agréées par le Codex Alimentarius, ou à défaut des pratiques standards, en matière de limites de résidus d’hormones dans la viande bovine (chapitre 3, annexe 4, paragraphe 5) ».
Finance : l’accord entérine des orientations déjà prises
La note du Cepii passe aussi en revue les engagements sur les services financiers en en relativisant la portée : s’il engage la Chine « sur les conditions d’installation et d’exercice des prestataires américains dans la banque, le paiement électronique, la gestion d’actifs et les assurances », pour beaucoup, il reprend « des régulations récentes » déjà mise en œuvre par la Chine. Il s’agit donc surtout de rassurer les grands acteurs américains dans ces secteurs.
De même, si l’accord prévoit que « les parties s’engagent à appliquer « un régime de change déterminé par le marché » », il n’apporte rien de nouveau puisque la Chine est déjà engagée dans un processus progressif de libéralisation de sa monnaie.
Le point nouveau est qu’il entérine « l’abandon par les Etats-Unis de la ‘charge ‘ de manipulation du taux de change longtemps brandie par Donald Trump vis-à-vis de la chine ».
Engagements d’importations : scepticisme et entorse au multilatéralisme
La note du Cepii s’attarde sur cet engagement quantitatif de 200 milliards d’achats chinois supplémentaires qu’elle juge, à l’instar de nombre d’observateurs, peu réaliste (voir plus haut), quoique, relève-t-elle, ce chapitre, l’avant dernier de l’accord, affiche l’intention « de prolonger ultérieurement ces engagements jusqu’en 2025 ». Il correspond à l’obsession de Donald Trump de réduire le déficit commercial américain et sa conviction que cela favorisera la réindustrialisation des États-Unis.
Au-delà des questions macro-économiques autour des objectifs, le point important est qu’elle marque « une rupture profonde » dans la pratique actuelle des grands accords de libre-échange : avec cet accord sino-américain, finis les accords commerciaux fondés sur des règles (rule-based), bienvenus à « une entente fondée sur des résultats (outcomes-based) », note le Cepii.
En outre, cet accord, qui instaure un commerce administré entre les deux pays, a le désavantage de consolider le capitalisme d’État chinois, pourtant décrié par les occidentaux. Le Cepii relève à juste titre qu’il ne fait aucune mention du problème des subventions d’État qui faussent la concurrence sur les marchés internationaux et confirme qu’il constitue une grave entorse aux règles multilatérales de l’OMC, et notamment celle du « traitement de la nation la plus favorisée ».
Le Cepii rappelle à cet égard ce que dit l’article 1 du traité du GATT, que garantit et gère l’OMC : « tous avantages, faveurs, privilèges ou immunités accordés par une partie contractante à un produit originaire ou à destination de tout autre pays seront, immédiatement et sans condition, étendus à tout produit similaire originaire ou à destination du territoire de toutes les autres parties contractantes ». Et pour lui, l’accord sino-américain ne rentre pas dans les exceptions prévues dans le cadre d’accords commerciaux régionaux.
Alors que la « phase 2 » des négociations sino-américaines, dont le contenu est encore flou, a théoriquement démarré avec la signature de la « phase 1 », cette trêve commerciale semble porter en germe de nombreux motifs de conflits futurs, entre les deux pays signataires, mais aussi entre ces derniers et le reste du monde.
A suivre…
Christine Gilguy
*Nous recommandons notamment la lecture de l’article du site d’information Business Insiders « Experts question whether China can fulfill phase-one trade promises to the US« , qui cite également les analyses de l’excellent Peterson Institute, en pointe sur le suivi de cette guerre commerciale. Lien : https://markets.businessinsider.com/news/stocks/trade-deal-phase-one-experts-question-whether-china-fulfill-agreements-2020-1-1028837465
**La note est téléchargeable au lien suivant : www.cepii.fr/CEPII/fr/publications/pb/abstract.asp?NoDoc=12420