En marge du forum annuel sur le commerce international du groupe belge d’assurance-crédit Credendo, qui s’est tenu le 7 décembre à Bruxelles*, Jacques de Larosière, ancien gouverneur de la Banque de France et directeur général du FMI, et Nabil Jijakil, directeur général et porte parole de Credendo, ont accepté de livrer en exclusivité au Moci leur point de vue sur la menace protectionniste venue d’outre-Atlantique et d’outre-Manche. À l’heure où l’Europe célèbre un accord de libre-échange historique avec le Japon** tandis que l’OMC vient de vivre un échec lors de la dernière réunion ministérielle de Bueno Aires et que le Congrès américain planche sur une réforme fiscale préoccupante pour les intérêts commerciaux de ses partenaires, cet entretien croisé entre deux Européens convaincus apporte un intéressant éclairage sur les enjeux du moment.
Jacques de Larosière (à gauche), Nabil Jijakil (à droite)
Le Moci. Quelle est la réalité de la montée du protectionnisme au-delà des discours, notamment de Donald Trump, quels sont les facteurs de risque à cet égard ?
Jacques de Larosière. Il faut distinguer le statique de la dynamique. Statiquement, l’administration Trump n’a pas eu le temps de bouger le système de commerce international, ils n’ont pas encore vraiment commencé la renégociation du NAFTA (North American Free Trade Agreement) par exemple. Enclencher un processus protectionniste prend du temps. C’est vrai qu’aujourd’hui il n’y a pas énormément d’éléments factuels, observables, de la part de l’administration américaine ni des autres grands pays industriels. Comme on a pu l’entendre au cours de ce forum, il y a en outre un certain nombre de mesures protectionnistes qui chemin faisant continuent, notamment dans les pays émergents.
Mais la dynamique, c’est la deuxième partie du sujet, est quand même assez inquiétante. On va voir ce que les négociations NAFTA vont produire : ça peut être un ajustement, une sorte de modernisation limitée, mais ça peut être aussi quelque chose de beaucoup plus important. Je ne suis pas en position de dire ce qui va se passer, mais je trouve que c’est préoccupant.
« Le protectionnisme n’a jamais totalement disparu »
Nabil Jijakil. C’est vrai qu’en ce moment, on est au stade rhétorique, du plaidoyer. Un certain nombre de pays qui sont traditionnellement des défenseurs du libre-échange, comme les États-Unis -mais le Brexit dit la même chose-, disent « on veut se refermer sur nos marchés » ; mais en réalité les actes n’ont pas encore suivi.
Sur la dynamique, j’ajouterai deux autres remarques. La première, c’est que les mesures protectionnistes sont parfois insidieuses : sous couvert de protection du consommateur ou de l’environnement, on va émettre telle ou telle norme qui sera différente d’une autre région ou d’un autre pays parce que la production est simplement différente. Sous le couvert d’un motif honorable ou légitime, on est alors dans une position protectionniste. Deuxième remarque : le protectionnisme n’a jamais totalement disparu. Lorsque vous regardez les règlements des sanctions que prennent les Américains et les Européens envers la Russie ou lorsque vous examiner les mêmes sanctions appliquées à l’Iran, on se rend compte que les méthodes des sanctions qui sont prises sur tel ou tel chapitre ou tel et tel événement sont étroitement liées et dictées par la dynamique des intérêts économiques des Américaines ou des Européens. Ainsi, les Américains sont très sévères avec les Russes sur tout ce qui a trait à l’énergie ce qui n’est pas le cas des Européens pour des raisons évidentes.
Jacques de Larosière. J’établirais juste une nuance par rapport à ce que vous venez de dire. Il ne faut pas assimiler les mesures de rétorsion ou d’embargo à du protectionnisme. Je ne crois pas qu’on puisse dire que les États-Unis cherchent à protéger leur commerce extérieur des Russes, je crois que c’est beaucoup plus politique qu’autre chose. Et c’est vrai ce que vous dites, les Européens n’interprètent sans doute pas de la même manière – et c’est légitime- les dispositions américaines.
« Le libre-échange est une bonne chose », mais « dans un cadre régulé »
Le Moci. Pensez-vous que la réponse des Européens, qui consiste à s’affirmer comme les leaders du libre-échange, est une bonne réponse dans le contexte actuel de montée des populismes, alors qu’on a vu par le passé qu’aller trop vite, sans prendre le temps d’expliquer aux populations, conduisait à des catastrophes ?
Jacques de Larosière. Je crois que l’Europe n’a pas d’autres choix que de jouer la carte du libre-échange. Et pour cela, il faut qu’elle trace dans le monde entier le chemin par des accords multiples. Qu’il faille les expliquer aux populations, je suis d’accord avec vous. Mais la vraie stratégie pour l’Europe, qui n’a pas une très grosse fraction de son commerce extérieur avec les États-Unis, c’est de bâtir, avec l’Asie en particulier, des accords. Et il faut que le réseau d’accords soit le plus large et le plus libéral possible. Et puis pour les États-Unis, on verra : s’ils appliquent des mesures de restriction franchement inadmissibles à l’égard du commerce, en provenance de l’Europe en particulier, il faudra voir si on prend des mesures des rétorsions du même genre. Mais il ne faut surtout pas se l’interdire au départ.
Nabil Jijakil. L’Europe a compris l’importance du libre-échange, notamment parce que la compétence de négociation des traités de libre-échange est une compétence de l’Union européenne déléguée par les États membres. En négociant des traités bilatéraux et multilatéraux, l’Europe utilise pleinement cette compétence.
Et pourquoi est-il utile de négocier ces accords ? Parce que d’une part le libre-échange est une bonne chose, mais d’autre part dans un cadre régulé. Il ne faut pas non plus tomber dans l’angélisme et la naïveté : lorsque vous voulez investir en Chine, vous devez obligatoirement avoir un partenaire chinois, c’est la même chose dans les tous les émirats arabes, où vous devez toujours être en joint-venture. En Europe nous n’avons pas ce genre de disposition. Or, une des valeurs ajoutées de l’Europe c’est son avantage technologique. Être dans un cas où l’on est en joint-venture et ou l’on donne accès à toutes les données et dans l’autre où vous pouvez investir sans aucune restriction est à mon sens dangereux. De là l’importance des accords qui sont une manière de réguler le libre-échange, pas de le restreindre.
Jacques de Larosière. C’est très bien vu et j’adhère à cette vue…
Avec la Chine, « il faut que ces accords soient plus équilibrés »
Le Moci. L’Europe à Vingt-huit a beaucoup de mal à muscler son arsenal de défense commerciale face à la Chine au moment où celle-ci lui réclame son feu vert pour obtenir un statut d’économie de marché à l’OMC. Si la Chine présente une alternative aux États-Unis de Trump, comment l’Europe doit-elle gérer le Momentum chinois, doit-elle ouvrir, doit elle fermer ?
Jacques de Larosière. Vous avez raison de poser ce problème, c’est celui qu’on évoquait à l’instant. La Chine a beaucoup avancé sur le plan de sa modernisation économique, elle est maintenant l’un des plus grands pays du monde, peut être le plus grand économiquement parlant. Et donc il faut la traiter comme telle, comme les États-Unis, mais pas comme la Zambie. Je crois qu’il faut que ces accords soient plus équilibrés. En d’autres termes que l’Europe soit armée pour exiger un certain nombre d’équilibres dans le bilan global de ces accords. On ne peut pas être entièrement poreux d’un côté, et complètement fermé de l’autre. Il faut que la Commission commence à réfléchir sérieusement à ces sujets car si elle n’applique que le principe de la porosité d’un côté, c’est-à-dire en Europe, et de la protection intelligemment organisée de l’autre, dans les pays émergents, nous manquerons le train.
‘Brexit’ : « Si cette négociation ne débouche pas sur un accord équilibré, il y aura deux perdants »
Le Moci. Avec le ‘Brexit’, on va perdre un partenaire, et l’on ne sait pas quel accord va pouvoir être négocié. Pour les exportateurs français, c’est un enjeu commercial énorme, pour les Belges qu’en est-il ? Et plus généralement, est-ce un gros risque pour les exportateurs européens ?
Nabil Jijakil. Je souhaite d’abord dire que dans cette discussion, il n’y a pas un gagnant et un perdant mais il y a deux perdants. Donc on a intérêt de chaque côté de la branche à arriver à un accord. Il y a plusieurs manières de voir l’impact de cet événement. Tout dépendra : 1/ des traités qui seront issus de la négociation ; 2/ pour répondre à votre question, le marché britannique est le 4ème ou 5ème client représentant 12 % des exportations belges, c’est donc important, mais en sens inverse, un certain nombres d’industries britanniques, y compris financières, vont chercher à s’installer ailleurs. On est donc dans un concept de négociation globale, dans lequel on perdra un certain nombre de choses mais on en gagnera d’autres. Et encore une fois, si cette négociation ne débouche pas sur un accord équilibré, il y aura deux perdants.
Jacques de Larosière. Je suis d’accord, le perdant potentiel dans cette affaire c’est les Anglais parce que la part du marché européen dans les exportations britanniques est bien supérieure à celle du marché britannique dans nos exportations. Ils sont à peu près trois fois plus affectés que nous par le ralentissement du commerce entre la Grande-Bretagne et l’Europe. Mais je pense, comme vous l’avez très justement dit, que l’enjeu est trop important pour qu’on le néglige et que l’on se contente de le considérer désormais comme un pays tiers auquel on met des obstacles. Il faut raisonner en termes positifs et dire que l’optimum c’est que les deux partis trouvent le meilleur accord possible pour exporter le plus possible.
Propos recueillis par
Christine Gilguy
*Export / Commerce : le protectionnisme facteur d’aggravation des risques pays, selon Credendo
**UE / Japon : l’accord de libre-échange devrait entrer en vigueur début 2019 et au sommaire de la LC d’aujourd’hui : UE / Japon : un accord de libre-échange aux dépens des États-Unis
Pour prolonger :
–Etats-Unis / Protectionnisme : le projet de réforme fiscale américain inquiète les Européens
–Commerce / International : le Medef sonne la mobilisation contre le protectionnisme