Thierry Breton, le futur commissaire français à Bruxelles, a réussi son Grand oral devant les eurodéputés, ce qui devrait renforcer la légitimité de sa nomination. Malgré les risques de conflit d’intérêts soulevés par certains parlementaires, l’ex-P-dg du groupe Atos et ex-ministre français de l’Économie, a obtenu le feu vert du Parlement européen (PE) après une audition de trois heures, le 14 novembre dernier.
A la tête d’un super portefeuille, il devra toutefois imposer et son style et trouver le bon tempo avec sa redoutable collègue danoise, Margrethe Vestager. Retour sur les coulisses et les enjeux de cette nomination.
Soutien du PPE et des sociaux-démocrates
La confirmation de Thierry Breton a été un soulagement pour l’Élysée à la suite du rejet de Sylvie Goulard, première candidate proposée par Emmanuel Macron. Car le cas était loin d’être réglé avant son examen de passage devant une centaine de députés européens. Deux jours plus tôt en effet, la commission des Affaires juridiques du PE (Juri), chargée de se prononcer sur les conflits d’intérêts, n’avait accepté que de justesse sa candidature, par 12 voix contre 11.
Son Grand oral, sorte de seconde manche, aura donc été déterminant et bien moins contesté. En obtenant le soutien requis des deux tiers des eurodéputés, il accède donc au poste de super commissaire en charge de la Politique industrielle, du marché intérieur, du numérique, de la défense, de l’innovation et de l’espace. Une fonction taillée sur mesure pour cet ingénieur de 64 ans passionné du secteur.
Le Français partait toutefois avec un avantage sérieux par rapport à Sylvie Goulard. Si le Parti populaire européen (PPE), principale famille politique au sein de l’hémicycle européen, dans la mouvance conservatrice, avait promis de « tuer » la candidate Renew (le groupe Libéral au PE dont fait partie LREM), en représailles contre Emmanuel Macron qui s’était prononcé contre leur candidat à la présidence de la Commission, ses membres se sont d’emblée positionnés en faveur de Thierry Breton, premier ex-patron à accéder à un poste de Commissaire.
Ce dernier avait d’ailleurs bien préparé le terrain afin d’éviter un nouveau camouflet pour la France à Bruxelles. A l’issue d’une campagne de séduction, courte mais intensive, pendant laquelle il a rencontré, selon son entourage proche, « une cinquantaine d’eurodéputés en quelques jours », l’ex-ministre a réussi à obtenir le soutien des plus indécis, en particulier chez les sociaux-démocrates, dont le vote était nécessaire à son investiture dans un Parlement plus fragmenté que jamais.
Conflit d’intérêt : des garanties fournies aux eurodéputés
« Je n’ai plus aucun intérêt dans les entreprises que j’ai dirigées. Zéro. Zéro ! », a insisté Thierry Breton lors de son audition, soulignant qu’il s’était délesté de toutes ses actions, pour un montant de quelque 46 millions d’euros, selon des documents de l’Autorité des marchés financiers. Il a également indiqué avoir démissionné de ses mandats d’administrateur.
« Je serai radical » pour éviter tout télescopage entre ses anciennes et ses futures fonctions, a-t-il insisté, assurant n’avoir « plus aucun lien » avec les entreprises qu’il a dirigées.
Sur ses activités passées, l’ex P-dg du groupe Atos a admis que l’entreprise avait reçu 16 millions d’euros d’aides européennes, et décroché 60 millions d’euros de contrats en six ans à partir d’appels d’offres européens. C’est pourquoi il s’est fermement engagé à se récuser en cas de contrat ou de relation financière touchant à une entreprise qu’il a dirigée. « Mais je ne vais pas me déporter du secteur dont j’ai la charge », a-t-il cependant prévenu.
Le Français adoubé au terme d’une audition jugée « brillante »
Mais au delà des questions touchant à son intégrité, le futur Commissaire a su rassembler autour de ses idées et de ses ambitions.
Souhaitant « relever le pari des nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle et les technologies quantiques » et « créer des groupes industriels capables de rivaliser face aux géants américains et chinois », il a souligné l’importance de « préparer la croissance de demain en investissant dans les technologies critiques futures », comme les technologies vertes. Le tout en érigeant un socle de droits sociaux suffisants pour s’assurer, a-t-il ajouté, que « personne ne reste sur le côté ».
Applaudi par une grande partie de la salle, à l’issue des trois heures d’audition, Thierry Breton a « brillamment » réussi son examen de passage aux dires d’une majorité d’élus présents. « C’est heureux, car l’homme nourrit une vision pour l’Europe manquante à ce jour. Il s’est montré très convaincant », a commenté la Belge Petra De Sutter, présidente de la commission du Marché intérieur au PE et pourtant membre du groupe des Verts, plutôt hostile au profil de grand patron incarné par Thierry Breton.
« Exister » dans un organigramme très vertical
En choisissant Thierry Breton, Emmanuel Macron a privilégié les qualités de manager plutôt que de politique. Un gage d’efficacité pour le méga portefeuille dont l’Élysée voulait à tout prix conserver l’envergure. « Il devra se montrer rusé et fin stratège pour trouver sa place et imposer son style dans une institution qu’il connaît peu et où il compte encore peu d’alliés », tempère un haut fonctionnaire, en poste depuis plus de 20 ans à Bruxelles.
Car dans l’organigramme très vertical voulu par la nouvelle présidente de la Commission, Ursula Von Der Leyen, avec des vice-présidents exécutifs, des vice-présidents et des commissaires, chaque membre « devra lutter pour exister », analyse un autre fonctionnaire, témoin régulier des luttes intestines au sommet de la Commission « et des batailles rangées quotidiennes », au sein même des cabinets de Commissaires.
Selon lui, la mise en place des équipes – qui s’accélère avant l’investiture de la Commission Von Der Leyen le 1er décembre prochain – est l’occasion pour chacun « d’avancer ses pions et de placer ses alliés à des fonctions stratégiques ».
C’est pour cette raison que Ursula Von Der Leyen s’était d’abord entourée d’un cabinet majoritairement composé d’Allemands mais qui s’est ensuite un peu diversifié face aux contestations, notamment de Paris. La France a finalement obtenu la nomination de Stéphanie Riso, l’ancienne collaboratrice de Michel Barnier au sein de l’équipe Brexit, au poste de chef de cabinet adjointe de la future présidente de l’exécutif.
Même chose pour Margrethe Vestager, vice-présidente exécutive en charge du Numérique mais aussi commissaire à la Concurrence. « Elle a placé des Danois partout! Et dans les autres cabinets, où l’on souhaite une proximité directe avec elle, des Danois ont également été nommés pour établir une ligne directe avec la n°3 de la Commission », confiait au Moci cette même source à Bruxelles.
Breton / Vestager : deux styles, deux visions
Le premier défi de Thierry Breton sera donc de trouver sa place face à Margrethe Vestager, avec qui il sera amené à travailler en étroite collaboration sur les sujets liés au numérique. Qualifiée de « personnalité de l’année » par l’hebdomadaire Le Point, qui affiche sa photo en Une du magazine, la Danoise, elle, connaît très bien les arcanes du pouvoir communautaire où elle a su s’imposer après cinq ans de mandat dans la future-ex commission Juncker.
Et les débats promettent d’être houleux entre la libérale et le Gaulliste. L’ancien ministre de l’Économie de Jacques Chirac ne s’est, en effet, pas toujours montré très tendre envers les actions de l’exécutif à Bruxelles, en particulier les décisions controversées prises par sa future collègue. « Quand je vois que la Commission européenne tergiverse sur la possibilité de créer des champions, je pense à Siemens-Alstom, c’est un signe terrible envoyé à nos concitoyens européens et très maladroit avant les élections européennes », s’était-il agacé, en janvier 2019, sur l’antenne de LCI.
Car les deux ont une vision très différente de l’Europe. Quand la première défend une Europe « marché » sur lequel doit régner la concurrence, le second rêve d’une « Europe puissance industrielle » qui doit lutter avec les Chinois et les Américains en faisant émerger des « champions européens ».
« C’est une façon de voir les choses très vieille école », rétorque Margrethe Vestager dans une longue interview publiée cette semaine dans le journal belge Le Soir. « L’industrie européenne, ce ne sont pas que des entreprises géantes. C’est un écosystème composé d’entreprises de toute taille et c’est l’une des raisons de la résilience de l’économie européenne », s’est elle justifiée. Pas question donc, pour elle, de revoir le logiciel européen en matière de concurrence, alors que le Français n’a cessé de critiquer les règles de l’UE dans le domaine.
Fervent partisan d’une adaptation européenne du « Make America Great Again » de Donald Trump, Thierry Breton devra rapidement apprendre à manœuvrer – au rythme et selon les usages de l’UE – pour insuffler un changement de doctrine au sein d’un exécutif encore dominé par le dogme libéral et de ce fait très hostile à toute intervention de l’État.
Kattalin Landaburu, à Bruxelles