Une décision majeure du 19e Congrès du Parti Communiste Chinois (PCC), qui s’est tenu du 18 au 24 octobre dernier, est quasiment passée inaperçue en Europe : l’inclusion de l’initiative « la Ceinture et la Route » ou Belt Road Initiative (BRI) dans les statuts du PCC et plus particulièrement dans la partie des statuts consacrée aux Relations internationales, volet directement piloté par le numéro un du parti et président de la République populaire, Xi Jinping.
« Cette décision signifie que les Chinois ont décidé de constitutionnaliser la Route de la Soie », commentait Christian Vicenty, en charge de la Chine et la Russie à la Mission stratégique et des études économiques à Bercy, lors d’une conférence organisée le 22 novembre par le Cercle géopolitique de la Fondation Paris Dauphine.
Un projet à long terme : au moins 35 ans
Pour Alexandre Xing, conseiller du commerce extérieur de la France (CCEF) en Chine, et Christophe Granier, CCEF en France, le PCC vient ainsi d’inscrire la BRI dans le temps. « Le gouvernement peut changer et Xi Jinping s’en aller, le projet BRI durera ». Et « quiconque lui succèdera au-delà du 20e Congrès du PCC devra poursuivre le projet selon les nouveaux statuts du Parti », écrivent ainsi les deux CCEF dans la dernière Lettre « la Chine hors les murs » de la Commission Asie-Pacifique des CCEF, publiée le 22 novembre.
De fait, « la construction des nouvelles routes de la Soie est un projet à long terme, qui doit s’étaler en principe sur 35 ans, de 2015 à 2049 », soulignait Christian Vicenty. Une durée donc très longue, qui peut expliquer le peu d’intérêt que suscite le projet dans l’Union européenne (UE), que ce soit dans ses instances et dans les États membres.
Si les think tanks sont relativement actifs – l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) a ainsi consacré une journée complète, le 29 novembre, aux « nouvelles routes de la Soie » – les papiers officiels sont rares : le projet est juste mentionné dans un document en anglais de quatre pages de juillet 2017, tripartite (France-Allemagne-Italie), et consacré au principe de réciprocité. Les déclarations politiques à son sujet sont également rares, à l’exception de celle du président français, Emmanuel Macron, qui a mentionné l’initiative chinoise dans son discours du 29 août dernier, à l’occasion de la Conférence des ambassadeurs, à Paris.
La peur de la montée en gamme chinoise
D’autres explications à ce manque d’intérêt officiel peuvent être avancées : les Européens ont du mal à se projeter dans le temps, ils ne croient pas à la faisabilité du projet et à sa rentabilité. Il est vrai que les chiffres avancés sont colossaux. Rien que pour la voie terrestre euro-asiatique, Pékin serait prêt à mettre 1 000 milliards de dollars sur la table, ce qui ne serait, toutefois, pas suffisant. L’objectif est de consulter et de convaincre d’autres États et des entreprises privées de contribuer. On parle pour cette route d’un investissement global de 8 000 milliards de dollars d’ici à 2025.
Enfin, l’initiative chinoise suscite une certaine peur. Ce grand pays a su finalement assembler différentes technologies du train à grande vitesse (TGV) pour se doter de son propre TGV. Ainsi, la crainte en Europe serait qu’en participant à une telle initiative, on accélèrerait encore son autonomie technologique. Aujourd’hui, dans le fer, la China Railway Corporation (CRC) annonce un TGV sans conducteur pour les Jeux Olympiques d’hiver de Pékin en 2022. Ce qui montre tout le potentiel d’un pays qui investit aujourd’hui 2 % de son PIB dans la recherche et développement et qui creuse encore l’écart avec l’Europe en matière d’investissement et de commerce, et, de plus en plus, avec des biens de qualité supérieure.
Pour relier l’Europe à l’Asie, la voie la plus directe passerait par le Kazakhstan, la Russie, l’Europe de l’Est, l’Allemagne, puis la France, mais il faut aussi considérer toutes les voies de raccordement à tout un plateau de nations, composant ainsi un réseau dense. Les routes terrestres sont complétées par une première route maritime au sud, au départ de Canton, reliant l’Europe via le détroit d’Ormuz (reprenant alors une liaison terrestre) et le Canal de Suez, et une seconde en passant au nord par le cercle polaire, mais qui poserait notamment des problèmes écologiques.
Décathlon vient d’affréter un train chinois
Compte tenu de l’énormité de l’initiative, Pékin ne négocie pas un projet au-dessous du milliard de dollars. Pour l’instant, ses discussions les plus avancées sont avec 16 capitales d’Europe centrale et orientale, au sein du groupe intitulé « 16 + 1 (pour Pékin) ». Ce qui ne manque pas de sel, quand on pense que certains des États concernés sont membres de l’UE et donc touchent des fonds structurels, qui pourraient, directement ou indirectement, profiter au grand projet chinois…
A l’ouest, les Allemands sont clairement les plus avancés. Premier port fluvial du monde, Duisbourg va construire un dixième terminal, destiné aux conteneurs chinois. C’est aussi un consortium allemand (Siemens, Deutsche Bank, Deutsche Bahn), avec 3 milliards dollars d’investissements, qui appuie la partie chinoise, avec 8 milliards de son côté, pour la construction du TGV Moscou-Kazan.
S’agissant de la France, un train en provenance de Wuhan est arrivé pour la première fois à Lyon en avril 2016. Il y a dix jours, un convoi ferroviaire, affrété pour Decathlon, a bouclé plusieurs milliers de kilomètres au terminal de Dourges, dans le Pas-de-Calais. Quelques jours plus tard, c’était Gefco, acteur mondial de la logistique industrielle et leader européen de la logistique automobile, opérant pour le compte de son client PSA, qui accueillait à son tour à Dourges son premier train complet transportant des conteneurs en provenance de Wuhan. On estime que cette voie pourrait être utiliser dans le futur pour 15 % des produits français à destination de la Chine.
Aujourd’hui, seuls 3 000 trains de marchandises relient dans les deux sens l’Asie et l’Europe chaque année. L’objectif annoncé par Pékin est de parvenir en 2020 à sept trains par jour au départ vers l’Europe et au même nombre à l’arrivée en Chine. Un objectif ambitieux qui demande des ressources financières colossales. Ce qui explique que les autorités nationales répètent à qui veut l’entendre que leur initiative est ouverte à tous les pays qui souhaitent y participer.
Choisir entre le transsibérien et le tronçon Moscou-Kazan
Mais ce sont les seuls projets mis en œuvre à l’heure actuelle. Les Italiens auraient des projets de terminaux, les Espagnols ne semblent pas plus avancer que les Français. Les Européens ont-ils raison d’attendre ? Peut-être si l’on considère que la Chine doit convaincre des pays qui n’ont peut-être pas intérêt à coopérer.
Prenons l’exemple de la Russie. Pour le moment, les trains chinois pour l’Europe traversent sans encombre son territoire et le projet Moscou-Kazan y est officiellement jugé important. Pour autant, le gouvernement russe est conscient qu’il créerait une concurrence au transsibérien. Quel peut être son choix dans l’avenir ? Si les compétences techniques ne manquent pas dans le pays, en revanche, les fonds manquent pour financer ces deux projets.
S’agissant du lien Moscou-Kazan, pour compléter le financement nécessaire à l’investissement total de 20 milliards de dollars, il lui faudrait verser 9 milliards. Une quotte part qu’il n’a toujours pas versée et le projet a déjà quatre ans de retard. Quant au transsibérien, sa modernisation indispensable coûterait 40 milliards. Est-ce que la Russie peut résister à la puissance financière du géant asiatique, est-ce qu’elle ne risque pas de devenir dépendante ?
L’Inde se tient à l’écart, le Japon ne veut pas être isolé
Deux autres nations peuvent contrarier la stratégie du PCC. Bien que la Chine et l’Inde soient deux grands émergents membres des Bric (Brésil-Russie-Inde-Chine), les seules coopérations bilatérales concernent le Sri Lanka. L’économie digitale pourrait être un domaine de partenariat. Mais force est de constater qu’à la différence de Moscou, New Delhi n’a pas envoyé de délégation officielle au forum international « Nouvelle route de la soie » qui se déroulait les 14 et 15 mai à Pékin.
Non seulement l’Inde se tient à l’écart des routes de la Soie, mais, en mai dernier, son Premier ministre Narendra Modi dévoilait un autre projet de route commerciale : le « corridor de la croissance Asie Afrique » (AAGC, Asia Africa Growth Corridor), surnommé la « route de la liberté » visant à redynamiser d’anciennes routes maritimes reliant l’Afrique au Pacifique, en passant par l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-est.
Le Japon a annoncé son soutien à l’AAGC. Pour autant, contrairement à l’Inde, Tokyo ne veut pas être isolé des nouvelles routes de la Soie. Ainsi, Tokyo serait prêt à injecter des fonds dans le projet de corridor sud-nord, le long de la mer Caspienne, entre l’Inde et la Russie, via l’Iran et l’Azerbaïdjan.
Dans l’esprit de ses promoteurs chinois, la priorité des routes de la Soie est clairement le transport ferroviaire, le PCC estimant la voie terrestre plus sûre qu’une liaison maritime, plus difficilement contrôlable en cas de perturbation liée ou non aux oppositions que suscitent les revendications sur des îles entre nations riveraines de la Mer de Chine. On comprend ainsi l’intérêt que la SNCF porte à l’initiative chinoise. On y estimerait que la part de marché du fret de marchandises par rail entre l’Europe et l’Asie pourrait passer de 2 % à 7-8 % d’ici 2020-2025.
La difficulté est que le commerce entre l’Asie et l’Europe est aujourd’hui réalisé par transport maritime à 90 % et que s’il est plus long que par voie terrestre, il est moins cher. Pékin va devoir trouver une solution pour faire baisser les prix du fret. Aujourd’hui, ils sont deux fois plus élevés par le fer que par liaison maritime. Pour rendre plus compétitif le rail, trente municipalités de l’ex-Empire du Milieu ont commencé à subventionner ce mode de transport. D’après nos informations, cette aide oscillerait aujourd’hui entre 1 000 et 7 000 dollars par conteneur.
François Pargny
Pour prolonger :
Lire au sommaire de la LC aujourd’hui : Chine / Routes de la soie : comment Pékin renforce son influence en Europe centrale et orientale
Et aussi :
–Transport / Commerce : Gefco réceptionne son premier train sur la Route de la soie
–Chine / Routes de la Soie : « Obor peut fonctionner dans un partenariat Sud-Sud », selon J-J Boillot
–UE / Chine : les dirigeants européens boudent le sommet « Routes de la soie »
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–Chine / Commerce : le concept géant de route de la soie englobe l’Asie, l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Europe