Même si toutes les issues semblent encore possibles dans le chaos politique qui règne actuellement à Londres, le scénario d’un Brexit sans accord – le « no deal »- est pris de plus en plus au sérieux par les responsables européens, au point de devenir aujourd’hui le plus crédible d’entre tous.
Alors qu’elle s’apprête à passer la main à l’équipe de la future présidente de l’exécutif, Ursula Von der Leyen – qui prendra ses fonctions le 1er novembre, soit le lendemain de la date présumée du Brexit – la Commission Juncker a intensifié les derniers préparatifs pour un divorce sans accord. Dernière mesure en discussion à Bruxelles : la mise en place d’une assistance financière d’urgence destinée aux pays du bloc les plus touchés par les conséquences d’un tel scénario. Cette aide pourrait être prodiguée via le Fonds de solidarité de l’UE créé en 2002 pour faire face à des catastrophes majeures, a indiqué la Commission européenne dans un communiqué publié le 2 septembre.
L’UE prête au « no deal »
« Nous ne pourrions pas être plus prêts », martelait déjà, au printemps dernier, Pierre Moscovici, le commissaire européen en charge de l’Economie. Dans cette saga du Brexit, aux multiples rebondissements, l’exécutif européen a en effet tenu à ne rien laisser au hasard et se prépare, depuis décembre 2017, à l’éventualité d’une absence d’accord de sortie ordonnée du Royaume-Uni de l’Union.
Le 10 avril, ses responsables publiaient – à l’adresse des États membres – des orientations pratiques dans cinq domaines jugés prioritaires :
-les droits des citoyens britanniques au sein de l’UE en matière de séjour et de sécurité sociale ;
-la coopération policière et judiciaire en matière pénale ;
-les médicaments et dispositifs médicaux ;
-la protection des données ;
-et enfin la pêche.
Objectif : maintenir au sein du bloc une approche coordonnée en cas de « no deal ». « Un retrait sans accord entraînera des perturbations et n’est pas souhaitable, mais l’Union y est pleinement préparée », peut-on lire dans le communiqué de présentation des différents documents.
Une plateforme dédiée à la ‘préparation du Brexit’ a également été intégrée au site Internet de la Commission*. Il compile toutes les informations utiles pour les États, les citoyens ou les entreprises ainsi que les mesures d’urgence qui seront mises en œuvre si le Royaume-Uni décidait de quitter l’UE sans accord.
Dans ce dernier cas de figure, le Royaume-Uni « deviendra un pays tiers du jour au lendemain », rappelle Pierre Moscovici. Ce qui impliquera « un changement radical » du point de vue juridique. L’UE et le Royaume-Uni commerceront sur la base des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Ainsi, les droits de douane, les frais de TVA et les contrôles aux frontières devront être réintroduits « du jour au lendemain », a insisté le commissaire français.
Pour orienter les entreprises dans ce dédale administratif, la DG Fiscalité et douane, dont il a la charge, ont mis en ligne un guide douanier intitulé « Comment se préparer au Brexit » **.
Refusant de céder à la panique, la Commission reconnaît néanmoins que la mise en place de contrôles représenterait un défi de taille, étant donné la forte densité du commerce actuel à travers la Manche. Selon ses estimations, quatre millions de véhicules de transport empruntent chaque année le corridor allant de Douvres à Calais.
Les contrôles reposeront donc sur une évaluation des risques et ne cibleront pas tous les véhicules. « Notre objectif commun est de protéger les consommateurs et le marché unique sans perturber les entreprises », soulignait Pierre Moscovici.
Plus récemment, le 4 septembre, la Commission a diffusé un long communiqué de presse appelant les entreprises européennes à se préparer à un non-accord et récapitulant les démarches à suivre et les bonnes sources d’information. En France, le gouvernement à décrété un branle-bas de combat dès le 3 septembre, à l’occasion d’une réunion d’information avec les représentants des fédérations et des réseaux consulaire.
Les Britanniques préparent un plan d’urgence
Côté britannique, les autorités n’ont repris que récemment leur préparation à un divorce sans accord, interrompu fin mars à l’issue du premier report demandé aux Vingt-sept par le gouvernement de Theresa May.
Mais depuis la nomination de Boris Johnson au poste de Premier ministre, les travaux se sont accélérés en coulisses pour élaborer rapidement un plan d’urgence face à un tel scénario.
Programmé ce mardi 3 septembre, la publication de ce plan d’urgence a finalement été retardée. Le comité chargé de préparer le pays au « no deal », présidé par Michael Gove, le ministre du Brexit, aurait jugé l’ensemble « bien trop pessimiste », selon des sources citées dans le Financial Times.
Les révélations du rapport « Yellowhammer »
Rédigé dans la plus grande confidentialité, le rapport, baptisé « Yellowhammer », a néanmoins été révélé par un autre quotidien, le Sunday Times, 18 août dernier. Et le portrait qu’il dresse du Royaume-Uni au lendemain d’une sortie sans accord de l’Union a de quoi faire frémir les Britanniques.
Première conséquence d’un « no deal » ? Des graves perturbations à prévoir dans les transports. Jusqu’à 85 % des camions traversant la Manche « pourraient ne pas être prêts » pour passer les douanes françaises, entraînant des retards estimés à deux jours et demi. Mais certaines sources européennes invoquent jusqu’à plusieurs semaines d’attente. Ces perturbations devraient durer, selon les auteurs du rapport, au moins trois mois avant que le trafic ne retrouve un niveau compris entre 50 % et 70 % de celui enregistré aujourd’hui.
Les bouchons seront également immenses. Au Royaume-Uni, on estime que l’autoroute M20, qui relie Londres à Douvres, pourrait être bloquée jusqu’à Maidstone, à 60 kilomètres de l’entrée du tunnel. De quoi provoquer des pénuries de carburants, de médicaments mais aussi des produits frais, en particulier les fruits, importés à 88 %, et les légumes, importés à 45 %, qui pourraient ne pas supporter des délais d’attente aussi considérables.
Le rapport prévoit en outre la fermeture de deux raffineries et la suppression de 2000 emplois, du jour au lendemain. Sans oublier, aussi, la réapparition d’une frontière en dur entre les deux Irlande. Or là bas, rien n’est prêt pour rétablir des contrôles. D’autant plus que ceux-ci risquent de faire l’objet d’une forte hostilité de la population.
Des négociations au point mort entre Londres et Bruxelles ?
En reprenant la main au Parlement britannique après la suspension décrétée par Boris Johnson, au cours d’une séance mouvementée le 2 septembre, les députés hostiles à une sortie de l’UE sans accord comptent bien obliger Boris Johnson à repousser la date du Brexit s’il n’arrive pas à s’entendre avec les Vingt-sept.
« Je négocie un accord avec Bruxelles, il n’y aura pas de décalage supplémentaire et inutile du Brexit », s’est défendu le Premier ministre. « Publiez les propositions que vous comptez faire à Bruxelles » ! a ensuite rétorqué Philip Hammond, l’ex-chancelier de l’échiquier de Theresa May, un poids lourd du parti conservateur.
Car dans le rang de ses opposants, ils sont nombreux à penser que le gouvernement n’a en réalité qu’une seule stratégie : le « no deal ». Dans ce contexte, les spéculations sur l’imminence d’élections générales anticipées remontent en flèche.
Une perspective fraîchement accueillie au sein de l’organisation patronale Business Europe, où l’on déplore une prolongation « d’un climat d’incertitude nocif aux entreprises britanniques et européennes ».
Même agacement au siège de la Commission à Bruxelles. « Avec le Brexit c’est un pas en avant et deux en arrière », constate un négociateur européen. Mais « en repassant par les urnes, les électeurs mettront peut-être un terme à l’indécision qui domine dans la classe politique », analyse-t-il.
A ce stade, difficile de prévoir si les négociations entre Londres et Bruxelles se poursuivront. Le précédent round de discussions, organisé le 28 août dernier, avait pourtant fait émerger de nouvelles propositions au sujet du « backstop », le filet de sécurité imaginé par les Européens et les Britanniques pour éviter le retour d’une frontière en dur entre les deux Irlande et catégoriquement rejeté par le Parlement et l’actuel Premier ministre. L’une d’elles prévoyait d’installer des centres dans lesquels seraient effectuées les formalités douanières, des deux côtés de la frontière, mais loin de celle-ci, afin de garantir un transit fluide entre les deux pays.
La Commission « est prête à s’engager dans des discussions constructives », commentait alors la porte-parole adjointe de l’institution. Une posture plus conciliante qu’avant l’été, mais elle risque de ne pas résister aux nouveaux soubresauts qui agitent la classe politique outre Manche.
Kattalin Landaburu, à Bruxelles
*https://ec.europa.eu/info/brexit/brexit-preparedness_en
**https://ec.europa.eu/taxation_customs/uk_withdrawal_fr