Récemment élu à la présidence de TLF Overseas, l’organisation professionnel des commissionnaires de transports et représentants en douane, Joël Glusman est un expert des problématiques du commerce international, par ailleurs fondateur et dirigeant de Crystal Group. Pour sa première interview au Moci, il livre son point de vue sur les sujets d’actualités brûlante du secteur : acheminement des vaccins contre le Sars-CoV-2, pénurie de conteneurs, crise du secteur aérien, Brexit, relance export… Il revient aussi sur le rôle de France logistique et ses priorités TLF Overseas.
Le Moci. Les commissionnaires de transports et représentants en douane (RDE) que vous représentez sont-ils prêts à relever le défi des approvisionnements en vaccins anti-Covid 19 ?
Joël Glusman. Là encore c’est le secteur aérien qui va être le plus mobilisé et à l’initiative d’ADP (Aéroports de Paris), l’ensemble de l’écosystème s’est mobilisé pour éviter que ne se reproduisent les difficultés rencontrées lors de la première vague pandémique. Plusieurs groupes de travail ont été organisés entre l’autorité aéroportuaire, les commissionnaires de transport et les représentants en douane que nous représentons, la direction des douanes, les compagnies aériennes, les manutentionnaires, et on s’est tous mobilisés pour sensibiliser nos équipes sur ce que nous aurons à faire. Comme l’ensemble de cet écosystème, nous sommes aujourd’hui prêts pour assurer le bon acheminement des vaccins.
Acheminement des vaccins : « Nous sommes prêts »
Le Moci. Pas de risque de pagaille comme pour les masques ?
Joël Glusman. Il existe une très grosse différence entre les deux situations. Les importations de masques se font majoritairement par l’intermédiaire des entreprise privées. On a assisté au cours du printemps à quelques situations compliquées où des expéditions de masques et d’EPI étaient détournées de leur destination finale et rachetées par des importateurs tiers non membres de la communauté européenne.
Pour les vaccins, selon les informations qui nous ont été communiquées récemment par les pouvoirs publics, nous ne serons pas dans la même situation. L’importation des vaccins va d’abord se faire dans le cadre de la sphère publique. Il est fort probable que l’importateur ou le donneur d’ordre soit le ministère de la Santé et ses différentes délégations régionales. Cela va simplifier les choses.
Il y en aura tout de même car les vaccins n’arriveront pas que sous la forme de mini-doses mais dans des conditionnements plus importants. Ces derniers seront livrés dans des laboratoires français qui les conditionneront en mini-doses et organiseront leur distribution. Nous serons de même probablement peut-être sollicités pour importer les tests antigéniques, les seringues, les aiguilles et tout intrants qui viendraient de pays tiers. Mais nous manquons encore de visibilité sur ces aspects.
Donc nous sommes prêts, nous n’attendons plus que des précisions sur la date et la provenance exacte des premières vagues de vaccins qui seront produits sur plusieurs continents, aux USA, en Asie et en Europe.
Le vrai challenge sur les vaccins -et le gouvernement doit encore apporter un éclairage sur ce point-, va être le circuit de distribution, la logistique du dernier kilomètre. Va-t-on passer par des répartiteurs de pharmacie, va-t-on les stocker ? Si oui, à quel endroit et à quelle température ? Les capacités des entrepôts en zone aéroportuaires seront-elles suffisantes ? Qui sera le réceptionnaire à l’arrivée, l’officine de pharmacie, l’agence régionale de santé, les hôpitaux, les préfectures ? Il y a encore beaucoup d’inconnus sur ces sujets.
Le Moci. La coopération publique/privée est-elle plus systématique que lors de la crise des masques ?
Joël Glusman. Oui, nous avons établi des passerelles avec les différentes autorités de tutelles et administrations concernées. Nous coopérons avec la DGAC (Direction générale de l’aviation civile) sur les questions de droits de trafic, Bercy et notamment la Direction générale des douanes sur de l’anticipation douanière. La Préfecture déléguée à la sûreté-sécurité des aéroports de Roissy-Orly-Le Bourget est aussi impliquée dans le dispositif, et nous avons eu des échanges avec le cabinet du ministre délégué aux Transports Jean-Baptiste Djebbari. Nous sommes très preneurs d’un contact avec le ministère de la Santé et allons travailler de concert avec France Logistique.
Nous avons eu un échange récemment avec Anne-Marie Idrac, présidente de France Logistique, et nous lui avons fait passer le message en espérant qu’elle le fasse entendre. Mais même France logistique, qui est un peu un « guichet unique » en France pour tout le secteur logistique, manque de données.
Le Moci. Y-aura-t-il un volet export pour les vaccins ?
Joël Glusman. C’est possible et nous y sommes préparés aussi. Ces vaccins pourraient être a minima conditionnés en France, et idéalement fabriqués en France. Une activité d’export utilisant l’aérien pourra se développer vers l’étranger, notamment vers les Dom Tom (DROM), les marchés d’Afrique francophones mais aussi vers d’autres pays étrangers.
Aérien : le trafic fuit « vers les aéroports secondaires belges » et le Luxembourg
Le Moci. Pour rester sur l’actualité brûlante de votre secteur, voyez-vous une issue à la pénurie actuelle de conteneurs liée au repositionnement des compagnies maritime sur l’axe Asie-Amérique du Nord ?
Joël Glusman. La désorganisation continue, le problème de l’approvisionnement en conteneurs vides n’est toujours pas réglé. Une faveur est donnée au marché américain qui reste plus rémunérateur que le marché européen, le Moyen-Orient ou l’Afrique. Il y a un dérèglement total du marché à destination ou en provenance d’Asie. A cette pénurie de conteneurs, s’ajoute l’annonce par certaines compagnies maritimes de l’annulation d’escales au Havre pour aller directement à Anvers ou Rotterdam.
C’est un problème européen, pas seulement franco-français. Nous en souffrons, les gros chargeurs aussi. Les taux de fret explosent, à 4500/5000 dollars le conteneur en import Asie.
Le Moci. Et la situation du secteur aérien ?
Joël Glusman. Elle est dramatique avec 80 % de la flotte mondiale d’avions passagers cloués au sol.
En France, nous avons en plus une situation de pénurie de capacités tout cargo sous le pavillon français, une situation qui n’est pas nouvelle mais qui a été aggravée par la crise sanitaire. Là aussi, les taux de fret explosent. Et on doit constater que la politique d’attribution des droits de trafics par la DGAC, qui privilégie le pavillon national et la plateforme de Roissy, a pour conséquence de faire fuir le trafic vers les aéroports secondaires belges voisins de Liège et Ostende et Luxembourg, moins chers et plus flexibles.
Tout le fret lié au e-commerce européen arrive aujourd’hui à Liège grâce à des compagnies comme Air Bridge Cargo, Turkish Airlines ou Qatar Airways, et les avions repartent les soutes pleines avec les marchandises expédiées depuis toute l’Europe, notamment en provenance de France.
Brexit : il y aura des bouchons à Calais
Le Moci. Craignez-vous le manque de préparation au Brexit ?
Joël Glusman. Nos entreprises représentants en douane (RDE) professionnels du dédouanement sont prêtes. Ce que nous ne maîtrisons pas, à moins de cinq semaines du jour J, c’est quel va être l’accord ou le désaccord final. Ce qui est certain, c’est qu’à partir du 1er janvier, de part et d’autre de la Manche, il faudra faire des déclarations en douane. Nous aurons à faire à des importateurs et des exportateurs qui ne sont absolument pas familier de ça.
Nous essayons de sensibiliser nos clients, les chargeurs. Mais les clients des membres de TLF Overseas sont déjà rompus aux passages aux frontières et aux formalités du commerce avec des pays tiers non-membres de l’Union européenne. Ce n’est pas ceux- là qu’il faut convaincre, mais les PME ou ETI qui, pour leur transport transmanche, font appel à des transporteurs venus d’Europe de l’Est comme la Bulgarie, la Turquie ou l’Ukraine, dont les chauffeurs ne parlent parfois ni français ni anglais, et dont on ne sait pas s’ils ont été préparés au Brexit.
Le Moci. Des risques de bouchons à Calais ?
Joël Glusman. Oui, on peut anticiper des bouchons à Calais, parce que les nouveaux process douaniers n’auront pas été bien assimilés par certains, et je crains que les RDE soient en première ligne pour faire face au mécontentement des clients.
« La relance se fera si l’économie et le business de nos clients redémarre »
Le Moci. Comment accueillez-vous le plan de relance et son volet l’export ? Vous sentez-vous reconnus, dans vos métiers, comme acteurs de l’écosystème du commerce extérieur ?
Joël Glusman. Je n’ai pas souvenir, dans ce que les médias ont rapporté de ce plan, qu’il comporte un volet sur la logistique et le transport international ou les commissionnaires de transport. Maintenant, a-t-on besoin d’un tel plan ? Nous, nous serons contents si ce plan de relance permet à un certain nombre d’industries ciblées de redémarrer. La relance se fera si l’économie et le business de nos clients redémarre.
Je suis personnellement Conseiller du commerce extérieur. On est sensibilisé à cette relance de l’export mais je ne suis pas certain que pour une entreprise, dans le contexte actuel, la priorité soit d’aller chercher des marchés à l’export. La priorité c’est déjà de maintenir et de protéger le périmètre national ou communautaire, celui qu’elle maîtrise le mieux.
Permettez-moi de reprendre mon vieux cheval de bataille : la France n’est pas un pays aussi exportateur que cela. Moi Commissionnaire de transport, je réalise 60 % de mon chiffre d’affaires à l’export non pas avec des exportateurs français, mais avec des acheteurs étrangers de produits made in France. Le Français, contrairement à l’Allemand, ne vend pas ses produits, on vient les lui acheter. Pourquoi les Allemands sont-ils meilleurs que nous à l’export ? Parce qu’ils disent que non seulement leurs produits sont les meilleurs mais qu’en plus ils vont se charger de vous les livrer où et quand vous voudrez ! Les grands acteurs mondiaux de la commission de transport sont d’ailleurs Allemands ou Nord européens.
C’est une vraie question, un problème d’éducation au business international et de maîtrise des Incoterms, qui se pose depuis longtemps.
Situation portuaire : France Logistique « doit exprimer toute son influence »
Le Moci. Il y a eu de la part des pouvoir publics une prise de conscience de l’importance de la compétitivité de la place logistique française et de la nécessité de faire coopérer tous ses acteurs publics et privé pour redresser la situation. D’où la création de l’association France logistique, que vous avez citée comme un « guichet unique », pour faire remonter les recommandations des différents acteurs de ce secteur et à laquelle votre organisation participe. Que pensez-vous de cette initiative, et qu’en attendez-vous ?
Joël Glusman. Ayant pris mes nouvelles fonctions il y a peu, je découvre cette nouvelle structure créée il y a à peine un an à l’initiative du précédent Premier ministre Edouard Philippe. Nous entretenons d’excellentes relations avec France Logistique et sa présidente Anne-Marie Idrac. C’est une initiative qui a du sens et qui sera utile si elle bénéficie d’un véritable soutien des ministères des Transport, à travers la Direction générale des infrastructures, des transports et de la mer (DGITM), et de l’Economie, à travers la Direction générale des entreprises (DGE).
J’attends de voir et de comprendre comment va s’articuler notre coopération. Cela ne peut pas être un deuxième TLF, cela doit être complémentaire du travail des fédérations déjà existantes, un amplificateur de ce que nos adhérents nous font remonter. Et le dossier sur lequel France logistique doit exprimer toute son influence et tous ses talents est celui de la situation portuaire.
Le Moci. Pourquoi ce sujet en particulier ?
Joël Glusman. La situation portuaire présente un mélange des genres entre le secteur public et le secteur privé, une multiplicité d’acteurs, un manque de réglementation de l’activité maritime qui rend les choses d’une complexité incroyable et que je découvre chaque jour un peu plus. Si France logistique peut être un véritable élément fédérateur pour améliorer la situation, qui ne défende pas le point de vue de groupes particuliers, on aura gagné et je serai convaincu de son utilité.
« On doit progresser dans la digitalisation de nos activités avec la technologie blockchain »
Le Moci. Quelles sont vos grandes priorités à la tête de TLF Overseas ?
Joël Glusman. Une de mes priorités sera de trouver le bon équilibre pour affirmer l’identité exclusivement orientée vers l’activité du transport et de la logistique internationale de TLF Overseas, être mieux connu, reconnu, et visible, dans le cadre d’une grande fédération comme Union TLF, qui est essentiellement nationale.
Notre cap est bien fixé et à ce titre je me permets de vous renvoyer vers nos 4 axes stratégiques qui constituent notre agenda TLF Overseas 2021 :
– Travailler à une chaîne du transport et de la logistique internationale plus vertueuse en accompagnant la transition énergétique de la filière,
– Renforcer la compétitivité et l’attractivité de la filière Overseas,
– Fluidifier le passage des marchandises, les opérations douanières et renforcer l’excellence opérationnelle sur les sites portuaires et aéroportuaires français,
– Promouvoir l’innovation et participer à la transformation digitale de la filière.
Une autre priorité sera d’essayer de fédérer encore d’avantage, je pense par exemple à certains syndicats de transitaires portuaires qui ne sont pas encore membres de notre organisation professionnelle.
Enfin, il nous faut réactiver une Commission digitale qui soit commune à TLF Overseas et TLF, un énorme chantier que nous ne pourrons mener qu’avec Union TLF. Nous sommes encore aujourd’hui dans un métier que les Américains appellent « paper pushers », qui brasse du papier. On doit progresser dans la digitalisation de nos activités avec la technologie blockchain : il ne s’agit pas seulement de tracer les conteneurs mais aussi les produits notamment au regard du respects de règles environnementales ou des droits humains.
Cela demandera tant d’énergie, de connaissances et de ressources qu’il faudra favoriser l’intelligence collective. J’aime bien citer cette phrase du Père Teilhard De Chardin : « Rien dans l’univers ne peut résister à l’ardeur convergente d’un nombre suffisamment grand d’intelligences groupées et organisées ». C’est un peu ma devise dans ce chantier et dans le mandat qui est le mien.
Propos recueillis par
Christine Gilguy