Cet article a fait l’objet d’une Alerte diffusée aux abonnés de la Lettre confidentielle dès le 11 mai.
L’annonce par Donald Trump, le 8 mai, que les États-Unis allaient se retirer du Programme conjoint d’action global ou Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) avec l’Iran, signé par son prédécesseur, Barack Obama, le 14 juillet 2015, a créé un choc mondial et ouvert une nouvelle ère d’incertitude dans une région déjà traversée de vives tensions. Une décision que n’ont pu que regretter les autres signataires : Allemagne, France, Royaume-Uni, Chine, Russie. Pour les entreprises françaises qui avaient multiplié les missions de prospection ces deux dernières années et renoué des contacts dans un marché iranien avide de nouveautés et de modernisation, à l’instar de leurs homologues européennes, c’est une douche froide. Car pour tous, gouvernements comme entreprises, une période de flou juridique s’annonce. Et ce, pour au moins deux raisons.
- Personne ne sait jusqu’où le président américain est prêt à aller en matière de sanctions à la République islamique et aux entreprises qui développeraient des relations économiques avec elle.
- Ensuite, si l’Iran semble toujours enclin à respecter l’accord de démantèlement nucléaire négocié il y a deux ans et demi, mettant ainsi ses pas dans celui des Européens, rien ne dit qu’il ne se ravisera pas pour reprendre son programme nucléaire. Le 13 mai, les ministres des Affaires étrangères des trois pays européens cosignataires de l’accord ont prévu de rencontrer des représentants iraniens.
La décision de Donald Trump n’est, certes, pas une totale surprise, Emmanuel Macron, Angela Merkel, Theresa May ayant tour à tour essayé de le convaincre ces derniers jours de rester dans un accord, qui, pour le président américain est « le pire accord de l’histoire », en raison des risques qu’il ferait peser sur la sécurité nationale de son pays*. L’échec des trois dirigeants européens était prévisible pour les observateurs de la vie politique américaine, après la nomination récente de faucons comme conseillers du président des États-Unis, à l’instar de Mike Pompeo et, à la sécurité nationale, de John Bolton.
Reste qu’à ce stade, il faut se montrer extrêmement prudent sur la suite, en dépit de diverses déclarations de la Maison Blanche, du département du Trésor et de John Bolton en personne. Ne serait-ce que parce que – et Washington l’a confirmé – des discussions vont s’ouvrir entre Américains et Européens.
Pour l’heure, les milieux d’affaires en Europe et en France s’interrogent sur les conséquences concrètes et immédiates de la décision américaine.
Export : le nouveau dispositif français de financement compromis
Pour ce qui est des premières annonces outre-Atlantique, les États-Unis seraient prêts à consentir un délai de 90 à 180 jours aux entreprises étrangères pour délier leurs engagements en Iran. Le 4 novembre, s’appliqueraient les premières sanctions. Une éventualité qui concernerait les anciens contrats non dénoués et a fortiori les nouveaux qui viendraient à être conclus, en dépit des avertissements de Washington.
A Paris, comme dans les autres capitales européennes, on maintient sans faiblir sa position politique : respect de l’accord. Mais on fait aussi profil bas dans les Administrations en interne. Rien ne filtre avant des négociations qui devaient être préparées de longue date, tant l’issue donnée au dossier par Donald Trump était attendue.
Seule certitude, peut-on avancer, le dispositif de crédit export que devait lancer la banque publique d’investissement Bpifrance ne verra pas prochainement le jour. « La pérennité et la pertinence de ce système » pourraient même être carrément remises en cause.
Pour les Européens, qui ont tablé, politiquement et économiquement, sur un retour au premier plan de l’Iran, c’est une déconvenue. L’Allemagne, l’Italie et la France ont été les premiers bénéficiaires en termes d’échanges commerciaux de la levée des sanctions liés au JCPOA en 2015.
Les exportations de l’Hexagone ont ainsi triplé en trois ans, passant de moins de 500 millions d’euros en 2014 à 1,5 milliard en 2017.
En dehors de bataillons de PME qui ont débarqué, souvent soutenues par une organisation professionnelle ou un opérateur du commerce extérieur (Région, Business France, CCI…), de grands groupes ont accéléré en investissant, par exemple dans l’automobile. Les investissements y sont conséquents : 400 millions de dollars pour Peugeot avec Iran Khodro, 300 millions d’euros pour Citroën avec Saipa, ce qui doit représenter au total 350 000 véhicules. Renault, pour sa part, prévoit, avec son partenaire Idro, d’ajouter 150 000 véhicules à sa capacité de production actuelle de 200 000 unités. Globalement, la fabrication locale progresse de 20 % par an et a ainsi atteint 1,2 million de véhicules.
Citons encore Airbus auquel IranAir a commandé une centaine d’avions (soit 17,5 milliards d’euros prix catalogue, non compris des remises importantes) et Total, opérateur de la phase 11 du premier champ gazier au monde SouthPars.
Mais entre ces grandes entreprises et une PME qui travaille avec un distributeur, les enjeux et les situations sont toutefois très différentes.
La recherche d’un cadre juridique clair
A cet égard, les discussions entre Américains et Européens devront aboutir à fixer un cadre juridique clair, accorder, le cas échéant des dérogations à certaines entreprises qui en font la demande. Complexité supplémentaire : est-ce que l’Iran se rangera à des solutions négociées entre Occidentaux ?
De surcroît, les règles européennes et américaines ne sont pas les mêmes. Le principe de non rétroactivité est garanti par les Européens, ce qui n’est pas le cas des Américains. « La position des États-Unis semble être légèrement moins protectrice, puisqu’elle considère que les contrats signés avant la réintégration des sanctions ne bénéficieraient pas de droits acquis, ce qui signifie que les entreprises étrangères seraient sanctionnables », explique au Moci Mahasti Razavi, associé du cabinet August Debouzy et avocat aux barreaux de Paris et New York.
Pour leur activité quotidienne, les sociétés européennes vont devoir éclaircir leur situation et, en fonction, établir une cartographie de leurs risques. Et pour celles actives aux États-Unis, il faudra très vite mesurer les obstacles qui pourraient leur être imposés en cas d’échanges de biens et services en Iran.
Au passage, les mesures que prendra l’Administration américaine auront aussi probablement un impact sur les sociétés du pays, à l’instar de Boeing. Pour le moment, l’avionneur américain a indiqué qu’il s’adapterait. Des entreprises européennes ont fait aussi des déclarations dans ce sens. Total a demandé une dérogation. Bruno Le Maire, le ministre français de l’Économie, a, pour sa part, indiqué qu’il évoquerait la question des exemptions et des clauses d’antériorité avec son homologue américain, le secrétaire au Trésor Steve Mnuchin.
Quelles mesures concrètes ?
Finalement, quel scénario ou quelles mesures concrètes peut-on attendre de la part de Washington ? D’abord, la réactivation des sanctions prévues par la loi sur l’autorisation de défense nationale (NDAA), qui touchent principalement la Banque centrale d’Iran, les institutions financières et les transactions pétrolières.
D’autres sanctions peuvent être décidées, notamment celles qui ont été suspendues conformément au JCPOA. « Il est trop tôt pour affirmer que les États-Unis décideront de les rétablir et dans quel délai, avec effet immédiat ou non », tempère Mahasti Razavi. En outre, les prérogatives du président américain lui permettent aussi de compléter l’arsenal des sanctions avec de nouvelles mesures.
La forme peut différer, selon l’experte du cabinet d’affaires à Paris. Ainsi le Bureau de contrôle des avoirs étrangers (Ofac) a la possibilité de ne plus délivrer sur le sol américain de licences générales pour effectuer des transactions. Autre cas : un certain nombre de listes*** d’individus sous sanction ont été établies avec le temps. Certaines personnes ainsi que des entités ont été retirées avec le JCPOA. Elles pourraient être réintégrées et ces listes pourraient aussi être complétées avec de nouveaux noms.
L’urgence de bloquer les lois d’extraterritorialité américaines
Face à la détermination américaine, l’Europe, qui fait front politiquement, paraît, néanmoins, démunie. Washington brandit à nouveau l’extraterritorialité de ses lois à des partenaires impuissants. Le dollar est le maître étalon et il n’est pas question, selon Washington, qu’il trempe dans des transactions financières avec la République islamique, quel que soit le secteur : pétrole, automobile, aéronautique.
Pour faire face, l’Union européenne (UE) avait accouché en 1996 d’un règlement*** très efficace pour contrer ce type de législation par un pays tiers. Parmi les dispositifs prévus, peuvent être cités : un droit à indemnisation des citoyens et entreprises communautaires lésés ; ou encore, l’interdiction pour les citoyens et entreprises communautaires de se « conformer (…) aux prescriptions ou interdictions, y compris les sommations de juridictions étrangères, fondées directement ou indirectement sur les lois » en question. En l’occurrence, étaient visées les lois Helms-Burton (Cuban Liberty and Democratic Solidarity Act) et d’Amato-Kennedy (Iran and Libya Sanctions Act) adoptées la même année aux États-Unis et citées nommément dans l’annexe du règlement.
Ce règlement, dit loi de blocage, « pourrait être utilisé contre d’autres législations abusives si l’Union européenne en décidait ainsi : selon son article 1er, le Conseil pourrait décider de l’appliquer à d’autres lois étrangères extraterritoriales », assurait les députés de la mission d’information sur l’extraterritorialité de la législation américaine****, constituée le 3 février 2016, dont la rapporteure était la socialiste Karine Berger et le président Pierre Lellouche, ancien secrétaire d’État au Commerce extérieur de Nicolas Sarkozy.
Aujourd’hui, le règlement européen, vieux de plus de vingt ans, aurait besoin d’être modernisé. En particulier, son annexe devrait être revue et la liste des textes complétée. Mais à l’heure actuelle il n’y aurait pas de proposition précise à Bruxelles, laissant une nouvelle fois les Européens désarmés. Au plus grand profit des Américains.
François Pargny
* Donald Trump reproche aussi à l’Iran de financer le terrorisme et son implication au Moyen-Orient. De façon plus technique, il estime que l’accord de démantèlement possède des lacunes : possibilité de reprise de certaines activités nucléaires civiles en 2025 et 2030, manque d’inspections des sites nucléaires iraniens et absence de contrôle du programme iranien de missiles balistiques.
** Liste des nationaux et des personnes bloquées spécialement désignées (SDN), liste des fraudeurs étrangers (FSE) et liste des sanctions non iraniennes (NS-ISA).
*** Règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996
**** États-Unis / Extraterritorialité : P. Lellouche et K. Berger lancent un cri d’alarme contre les abus du système judiciaire américain et Rapport d’information parlementaire : “L’extraterritorialité de la législation américaine”
Pour prolonger :
–UE / Iran : quels scénarios pour défendre les intérêts européens face à Washington ?
–Iran : la France veut renforcer l’arsenal de défense commerciale de l’UE contre les États-Unis
–Iran : Medef et Medef International créent un numéro vert pour les PME
–Iran / Export : les Européens, fournisseurs les plus performants depuis deux ans
–Iran / Export : le nouveau dispositif de financement suspendu au contexte diplomatique
Et aussi, notre Fiches pays : Iran