La guerre commerciale enclenchée par l’administration Trump avec la Chine à coup d’augmentations de tarifs douaniers* provoque une remise à plat des chaînes de valeur au niveau mondial et donc des supply chain des entreprises internationales, américaines, chinoises, mais aussi d’autres grands pays comme le Japon. Qui en sont les grands bénéficiaires ? Tout dépend des secteurs et des enjeux. Dans cette analyse publiée en exclusivité par Le Moci, Corinne Vadcar, Senior Trade Analyst, décortique les premiers effets de ce phénomène de long terme en s’appuyant sur de nombreux cas d’entreprises.
La tentation est forte, pour les entreprises, de déplacer leurs chaînes de valeur alors que la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine s’annonce durable. Quels sont les groupes à la manœuvre de ce déplacement ? (1) Où sont transférées les capacités de production ? (2) Et quels enseignements en tirer ? (3) Illustrations par les cas d’entreprises…
1-Les grands groupes à la manœuvre
Dans la guerre commerciale, les entreprises américaines qui importent aux États-Unis des biens en provenance de Chine ou celles qui exportent en Chine des biens en provenance des États-Unis peuvent répercuter les coûts sur les consommateurs : Tesla, le constructeur automobile américain, a ainsi ajusté le prix de ses modèles construits aux États-Unis et vendus en Chine.
Mais de telles augmentations de prix sont souvent peu recevables sauf si elles s’accompagnent d’innovation. Dans ce contexte, les groupes ont plutôt tendance à :
–absorber les coûts ou à en contrôler étroitement l’évolution : Walmart a ainsi mis en ligne une application pour les vendeurs « Cost change scenario » afin de contrôler les prix ;
–faire pression sur les fournisseurs pour maintenir les prix inchangés à la vente finale : Apple a demandé à ses fournisseurs de ne pas augmenter les prix ; le groupe américain de grande distribution, Target, a annoncé qu’il refuserait de ses fournisseurs toute augmentation des coûts liés aux nouveaux tarifs américains sur les produits chinois.
À mesure que les droits de douane augmentent dans la guerre commerciale qui oppose Washington et Pékin (une nouvelle série de tarifs à hauteur de 15 % avait été décidée fin août ; sa mise en œuvre prévue pour le 1er septembre puis le 15 décembre a été reportée*), ces deux options montrent, toutefois, leurs limites. En outre, ce sont les biens intermédiaires qui ont été jusqu’à présent impactés par la hausse des droits sur les importations de Chine. Désormais, ce sont les biens de consommation qui sont ciblés.
À un moment donné, les entreprises se décident donc à transférer leurs sites de production pour contourner les droits de douane et sécuriser la chaîne d’approvisionnement.
Ce mouvement est maintenant perceptible en Chine, qu’il s’agisse des entreprises étrangères ou chinoises. Le déplacement des chaînes de production hors de Chine permet d’éviter la première surtaxe douanière américaine de 25 % en cours depuis mai 2019, laquelle passera à 30 % à partir 1er octobre prochain (sauf report*).
À titre d’exemple, pour Giant, fabricant chinois de bicyclettes, ce tarif de 25 % représente déjà un surcoût de 100 USD pour un vélo commercialisé sur le marché américain.
Les tensions commerciales sont, en effet, beaucoup plus coûteuses que dans le passé ; les chaînes de valeur amplifient les effets de tarifs car ces derniers sont appliqués sur toute la valeur du produit et non pas seulement sur celle produite en Chine.
On s’attache ici plus particulièrement à l’impact des tarifs américains sur les chaînes de valeur localisées en Chine.
Ce sont les équipementiers électroniques qui procèdent aujourd’hui le plus rapidement et le plus massivement au transfert d’activités industrielles de Chine vers l’Asie. On notera que les équipements électriques constituent le troisième secteur dont la production est actuellement transférée hors de Chine.
Apple avait donné le ton l’an dernier en annonçant l’ouverture en Inde (Chennai) d’une usine de Foxconn, son principal fournisseur taïwanais, et en marquant son intérêt pour le Vietnam, l’Indonésie et la Malaisie. Plus récemment, Apple a annoncé vouloir produire, via son fournisseur chinois GoerTek, les écouteurs sans fil AirPods au Vietnam dont la demande mondiale est soutenue : le groupe américain en a vendu 35 millions en 2018 contre 20 millions en 2017.
Plus largement, Apple a demandé à ses fournisseurs d’explorer la possibilité de faire bouger 30 % de la production hors de Chine. Pegatron, entreprise taïwanaise de fabrication et d’assemblage de pièces électroniques et fournisseur d’Apple, relocalise actuellement sa production de la Chine vers l’Indonésie et s’intéresserait aussi à l’Inde et au Vietnam.
C’est maintenant au tour de Google d’annoncer la relocalisation de la production de ses assistants connectés pour la maison (Home smart speakers) et des smartphones Pixel vers le Vietnam. Google a aussi décidé de transférer à Taïwan une bonne part de sa production de cartes mères destinées aux États-Unis.
D’autres acteurs, tels Amazon, Microsoft et Nintendo (pour les consoles de jeux Switch) ainsi que Dell et HP (pour les ordinateurs Notebook), chercheraient à relocaliser leurs chaînes de valeur hors de Chine ; Dell souhaiterait déplacer 20 à 30 % de la production vers des pays comme la Thaïlande, les Philippines ou Taïwan. Le groupe taïwanais Asusteka aussi décidé de migrer sa production de Chine vers Taïwan et le Vietnam. Certains de ces groupes se gardent, toutefois, de confirmer ces hypothèses.
Enfin, les groupes japonais pourraient aussi procéder à d’importants transferts de sites. Ricoh, Sharp ou Kyocera, fabricants japonais, déplaceraient ainsi de Chine vers la Thaïlande leur production d’imprimantes destinées au marché américain. Sharp pourrait transférer la production de son Dynabook au Vietnam ou à Taïwan (seuls 10 % de la production sont destinés au marché américain).
Ericsson, Nokia ou Samsung, grands équipementiers télécoms, repensent également leur chaîne d’approvisionnement à la lumière de l’interdiction de Huawei par Washington et dans la perspective d’une interdiction américaine des futurs réseaux 5G fabriqués en Chine. Dans cette hypothèse, ceux-ci seraient, en effet, obligés de délocaliser une partie de leur production vers d’autres pays s’ils veulent livrer le marché américain.
C’est aussi le secteur des biens de consommation qui envisage de transférer son sourcing en Asie avec les mesures tarifaires décidées par le Président Trump. Les textiles, les chaussures et les sacs sont actuellement la seconde catégorie de biens dont la production est transférée hors de Chine.
Le fabricant de l’aspirateur-robot Roomba, iRobot, annonce s’installer en Malaisie. Hasbro, fabricant de jouets (70 % de sa production se fait en Chine) veut déplacer ses usines. Le fabricant américain de meubles, Lovesac, a fait passer sa production en Chine de 75 à 60 % (avec l’idée d’avoir tout transféré d’ici fin 2019). Les fabricants de chaussures de sport comme Nike ou Puma poursuivent aussi la diversification de leur sourcing en Asie du Sud-Est ou du Sud (Inde, Bangladesh).
Les entreprises chinoises ne sont pas en reste ; elles délocalisent largement en Asie : outre GoerTek, Cambridge Industries, qui assemble des équipements pour des groupes comme Nokia et Ericsson, monte actuellement une usine en Malaisie. TCL, le fabricant chinois de téléviseurs, vise le Vietnam.
Depuis juin dernier, 33 entreprises chinoises cotées aux bourses chinoises auraient l’intention de se développer en dehors de Chine. Des entreprises dans des secteurs divers comme Jinhua Chunguang (aspirateurs), Zheijiang Henglin (chaises) ou encore Huafu Fashion (textiles) localisent leurs sites de production au Vietnam par exemple.
2-La géographie du déplacement
Les stratégies choisies en termes de redéploiement des chaînes de valeur sont diverses. Les pays du Sud-Est asiatique font figure de favoris – particulièrement le Vietnam – mais il est difficile d’évaluer comment cela se traduit en nombre d’unités industrielles implantées et d’emplois.
-2.1/ L’Asie du Sud-Est privilégié
Ce mouvement de transfert des chaînes d’approvisionnement bénéficie surtout à l’Asie du Sud-Est. On voit ainsi nombre de groupes américains, taïwanais, chinois et japonais déplacer leurs sites de production dans les pays d’Asie du Sud et du Sud.
Taïwan, Vietnam et Thaïlande apparaissent comme les trois destinations préférées en raison d’un réseau de fournisseurs (OEM- Original Equipment Manufacturers) relativement qualifié et d’une main d’œuvre de bonne qualité.
Le transfert de la production de Chine vers Taïwan est largement soutenu par le retour dans le pays d’origine d’acteurs taïwanais qui opéraient en Chine. Tel est le cas du fabricant de cartes de circuits imprimés Flexium et du fabricant d’ordinateurs Quanta.
Au Vietnam, le transfert massif d’activités pourrait bien permettre de sortir le pays du statut d’économie d’assemblage bas de gamme grâce à des activités à plus forte valeur comme l’électronique.
Au demeurant, le déplacement d’activités vers ce pays ne se révèle pas toujours la panacée : des retards de livraison liés à une logistique de transport déficiente ou encore la qualification insuffisante de la main-d’œuvre posent problème. Enfin, un risque de surchauffe de l’économie vietnamienne n’est pas à exclure avec la perspective d’un manque de main-d’œuvre. On commence à observer un effet de saturation au Vietnam et potentiellement dans les pays voisins.
La Thaïlande apparaît également comme une destination intéressante pour la relocalisation d’activités hors de Chine : parmi les entreprises qui font ce choix, Sony, Sharp, Ricoh, Harley Davidson, Delta Electronics en s’implantant à Bangkok ou dans l’Eastern Economic Corridor.
En Malaisie, les investissements directs étrangers dans le secteur manufacturier ont bondi de 1 360 % au 1er trimestre 2019 par rapport à l’an dernier dans l’État de Penang pour atteindre 8,47 milliards de ringgits (2 Md USD), soit plus que pour l’ensemble de l’année 2018.
-2.2/ La localisation en Amérique du Nord est une option moins fréquente
En Amérique du Nord, c’est le Mexique qui semble être préféré dans les transferts de production hors de Chine.
Le groupe Xcel Brands, enseigne américaine de mode comptant les marques Isaac Mizrahi et Judith Ripka, qui devrait fermer la totalité de ses sites de production en Chine à partir de 2020, entend les déplacer, outre en Asie du Sud (Bangladesh) et du Sud-Est, en Amérique du Nord (Canada et Mexique) et du Centre.
La production de caméras par le groupe américain Go-Pro devrait aussi être rapatriée au Mexique fin 2019.
Parallèlement à l’Inde et la Malaisie, Foxconn a annoncé vouloir ouvrir une usine de 2 000 personnes dans le Wisconsin pour une production en masse d’écrans LCD à partir de 2020.
Des acteurs japonais s’intéressent également au marché américain : Honda a ouvert une douzaine de sites de production aux États-Unis depuis plusieurs années ; Toyota en a ouvert une dizaine pour vendre sur le marché américain et sourcer localement. Funai Electric, entreprise japonaise spécialisée dans les écrans LCD pour télévision, a aussi décidé de transférer l’activité de Chine vers le Mexique.
-2.3/ La localisation ou le maintien d’activités en Chine reste une option puissante
La localisation de la production en Chine permet de minimiser l’impact des hausses tarifaires sur les produits américains destinés au marché chinois et résister, quelque peu, à la concurrence des acteurs chinois.
Cette perspective a notamment la faveur des constructeurs automobiles et motos malgré un marché déprimé, comme le montre la restructuration par PSA et son partenaire chinois Dongfeng pour ses opérations en Chine.
Côté automobiles, le constructeur américain Tesla a décidé de démanteler son unité opérationnelle Asie-Pacifique et de créer une nouvelle division dédiée à la zone Chine – Hong Kong – Taïwan – Macao. Par cette localisation, Tesla veut accroître ses ventes et rétablir la confiance des investisseurs dans la mesure où les derniers résultats trimestriels sur les États-Unis ont été défavorables.
Une usine près de Shanghai assemble déjà, depuis janvier 2019, le Model 3 et a vocation à devenir une gigafactory. Ces modèles seront 13 % moins chers que celles importées des États-Unis ; en revanche, les modèles haut de gamme resteront importés des États-Unis.
Côté motos, Harley Davidson a trouvé un partenaire local en Chine (Qianjiang, filiale de Geely) pour produire un modèle léger (338 m3) afin d’éviter les droits de douane sur les modèles produits aux États-Unis et vendus en Chine.
L’objectif est d’exporter 50 % de cette production d’ici 2027 à l’international contre 40 % aujourd’hui ; l’intérêt des jeunes consommateurs en Asie motive, en partie, la décision du motoriste historique. Ses ventes en Chine ont augmenté de 27 % en 2018.
Dans d’autres secteurs, les perspectives de coopération vont être croissantes à mesure que la Chine prend des positions de leader mondial sur certaines technologies ou solutions (voiture électrique, 5G). Il est, en effet, difficile de faire l’impasse sur la Chine.
Si Apple entend sourcer sa production en Asie du Sud-Est, le groupe américain entend aussi produire son Mac Pro en Chine, près de Shanghai en raison de coûts de transport plus faibles. Il est loin d’être le seul. Le néerlandais Philips, présent, à la fois, sur le segment B2C (brosses à dents électriques) et le segment B2B (scanners médicaux par exemple) a décidé de déplacer sa production vers la Chine.
Enfin, la Chine est un véritable observatoire des tendances émergentes : dans la distribution où de nouveaux modèles effacent ainsi les frontières entre e-commerce et commerce physique (« new retail ») avec une utilisation centrale du mobile pour permettre une rapidité d’achat et de livraison.
Reste que les entreprises étrangères ont des difficultés à pénétrer les très complexes écosystèmes d’affaires chinois. Seulement 41 % des entreprises américaines du S&P500 généreraient 10 % ou plus de leur revenu global de Chine. En outre, ce n’est pas tant dans une logique de production intensive en main-d’œuvre qu’il convient d’approcher la Chine car, au-delà de la hausse des coûts salariaux, il faut aussi compter avec le fait que de nombreux jeunes chinois ne veulent plus travailler en usine.
3/- Les enseignements
De ce déplacement des chaînes de valeur en temps de guerre commerciale, que peut-on tirer comme enseignements ? On peut les décliner ici à trois niveaux :
-3.1/ Au plan stratégique
-La diversification a un coût et elle prend du temps
Il y a, d’abord, un coût lié au déplacement des activités : ce coût sera lent à évaluer car les groupes investissent généralement dans des actifs pour une durée de 10 voire 20 ans. Les effets de cette guerre commerciale peuvent, par conséquent, être lents à se manifester et être durables dans le temps.
Il y a, ensuite, un coût de production résultant de choix de localisation dans des lieux où la logistique peut être plus chère, la main-d’œuvre moins qualifiée et les économies d’échelle plus difficiles. Ces surcoûts interviennent à un moment où les marges des entreprises sont très contraintes, notamment en l’absence d’inflation ; la guerre commerciale ne fait donc qu’ajouter à ces contraintes.
Par ailleurs, ce processus de transfert d’activités hors de Chine est complexe et prend du temps. C’est vrai pour un groupe comme Apple qui gère l’une des chaînes de valeur les plus complexes. C’est vrai aussi de nombreuses autres entreprises occidentales ou japonaises qui ont construit des relations parfois anciennes et/ou importantes avec les fabricants d’équipements d’origine (OEM) chinois.
Il faut surtout s’interroger pour savoir où la valeur se déplace dans son secteur. Dans le même temps, il est important de ne pas se précipiter et de regarder les engagements vis-à-vis de ses partenaires chinois pour éviter une sanction.
Dans l’électronique, la très forte dépendance d’Apple à Foxconn et, d’une manière générale, des groupes américains aux acteurs taïwanais pèse sur la flexibilité en termes de déplacement des sites de production et d’assemblage.
« Comme HP, IBM, Dell, Apple sont venus frapper à leur porte avec d’énormes volumes de choses à faire, les Taïwanais ne se sont jamais vraiment diversifiés dans les autres domaines avec un faible volume mais des marges beaucoup plus élevées et aussi un seuil technologique beaucoup plus élevé» souligne un analyste technologique.
Il n’est pas facile de diversifier son approvisionnement quand on fait beaucoup de volume avec la Chine. Le taïwanais Foxconn avait, toutefois, commencé à diversifier sa production avant la guerre commerciale : 25 % de ses capacités étant déjà hors Chine (Brésil, Mexique, Vietnam, Indonésie, Australie, etc.).
Dans les télécommunications, la dépendance aux équipementiers chinois est variable selon les groupes. Si 10 % des capacités de production de Nokia se trouvent en Chine, tel n’est pas le cas d’Ericsson qui compte 45 % de ses capacités, selon la banque CITI.
-La stratégie « China, one plus » ne suffit pas non plus
Le redéploiement stratégique qui consiste à conserver une partie de l’activité en Chine et à déplacer l’autre partie comporte également des limites. D’une part, l’on pressent que la guerre commerciale sera durable et pourrait mener à un découplage commercial entre la Chine et les États-Unis ; d’autre part, une vraie diversification des sources d’approvisionnement s’entend de plus de deux pays.
Très rapidement, les groupes industriels vont devoir arrêter de « mettre leurs œufs dans le même panier », qu’il s’agisse du Vietnam ou de Taïwan.
Apple estime ainsi que relocaliser sa production de Chine vers Taïwan pour dépendre de ce dernier à 50 % est risqué et qu’il convient de diversifier davantage, à l’avenir, ses sources d’approvisionnement. De même, Eclat Textile, entreprise taïwanaise, a estimé que produire 50 % des vêtements au Vietnam ne suffit pas en termes de diversification et cible d’autres sites de production en Indonésie ou au Cambodge.
Tout l’équilibre consiste, en outre, à diversifier les opérations de sa chaîne d’approvisionnement sans rompre avec la Chine compte tenu des promesses de ce marché.
-3.2/ Au plan opérationnel
–Les chaînes de valeur restent une dimension critique pour toute activité industrielle
Avec la guerre commerciale, c’est un peu le « sauve qui peut » et la tentation est forte de dire que le modèle des chaînes de valeur mondiales est remis en cause ou repensé.
Cependant, il est difficile de mesurer ce phénomène de déplacement au-delà des effets d’annonce.
Par ailleurs, la guerre commerciale a accéléré ce processus qui était déjà en cours avant la guerre.
Enfin, malgré un retournement de la consommation dans les pays industrialisés, l’intérêt croissant pour des biens de plus grande qualité ou encore la velléité de donner une seconde vie aux produits (économie circulaire), nombre de stratégies d’entreprise reposent encore sur une approche par les prix et valident, par conséquent, ce paradigme des chaînes de valeur.
Alors qu’il était assez largement entendu que les chaînes de valeur mondiales avaient atteint un plateau à l’issue de la crise financière de 2008-2009 au regard de l’évolution des échanges de biens intermédiaires (pièces détachées, composants et produits semi-finis plutôt que biens semi-finis), le nouvel indicateur de chaînes de valeur mondiales développé dans le cadre de travaux du CEPII tend à montrer, en ne s’attachant qu’aux pièces détachées et aux composants, qu’elles auraient continué à de développer après la crise.
Ces travaux (Are global value chains receding? The jury is still out, Gaulier, Sztulman et Ünal, 2019) mettent en exergue que la fragmentation des chaînes de valeur mondiales, mesurée à prix courants, a reculé depuis 2011. En revanche, elle a augmenté en prix constants. Les évolutions sectorielles sont parfois différenciées.
Reste à voir si d’autres évolutions, technologiques, industrielles et socio-économiques, vont muer ou non cette logique qui caractérise le monde depuis les années 1990. Le modèle horizontal reste un modèle valide et encore largement employé. Le retour à un modèle vertical que pourraient favoriser les nouvelles technologies et les transformations industrielles qu’elles induisent est encore incertain, peut-être parce que le rythme d’adoption n’est pas assez rapide pour le provoquer.
-Le management de la supply chain se complexifie
Autre conséquence de la guerre commerciale, les professionnels de la logistique ont, désormais, tendance à passer plus de temps à manager la supply chain qu’à se consacrer aux développements commerciaux d’autant que plusieurs facteurs sont déjà venus complexifier le métier de la logistique internationale.
Différents éléments socio-économiques, naturels, géopolitiques mais aussi réglementaires sont, en effet, de nature à peser sur la chaîne d’approvisionnement : explosion du e-commerce, pénurie de chauffeurs, rareté géologique de certains matériaux, tensions dans le Golfe mais aussi complexité réglementaire ou inflexibilité des systèmes de planification.
Enfin, le type de gouvernance peut aussi influer sur la logistique, notamment le modèle simplifié qui se caractérise par l’absence d’intégration des fournisseurs et autres partenaires. Dans un modèle plus intégré, le déplacement de la chaîne d’approvisionnement dans un autre pays remet en cause l’approche collaborative. L’art de construire une relation durable avec son fournisseur disparaît alors.
Tous ces éléments concourent à accroître la vulnérabilité des chaînes de valeur et complexifier un métier qui avait pu répondre à la densification des flux commerciaux par l’essor des technologies d’information et de communication (TIC) puis par celui des technologies numériques.
-3.3/ Au plan géographique
-La relocalisation des chaînes de valeur sur le sol américain n’est pas tangible
Le vœu du Président Trump de relocaliser significativement la production sur le sol américain reste (encore) inaccompli : seuls 6 % des entreprises américaines implantées en Chine envisagent de se relocaliser aux États-Unis, selon la Chambre de commerce américaine en Chine.
Quand certaines entreprises tentent cette relocalisation, elles se heurtent au moins à deux séries de problèmes :
– d’une part, les difficultés de recrutement ne sont pas neutres ;
– d’autre part, les États-Unis conservent le leadership en matière d’innovation et de recherche mais ne disposent pas toujours de la capacité de production et, à terme, de la masse d’utilisateurs/clients. Quand la base productive existe, une des tendances qui émergent, chez les sous-traitants de l’automobile par exemple, est de rallonger les horaires dans les usines américaines pour réduire la production en provenance de Chine.
Le mouvement de relocalisation d’activités des entreprises japonaises de Chine vers le Japon semble plus significatif bien qu’encore difficile à mesurer. Il en est ainsi de groupes comme G-Text, Iris Ohyama, Keihin, Komatsu, Mitsubishi Electric, Sumitomo Heavy Industries ou Toshiba Machine dans des activités comme les composants d’équipements de construction, les machines de moulage par injection pour pièces plastiques, les composants automobiles ou robotiques, les machines d’usinage au laser….
Selon une étude de Nomura (2019) portant sur 56 compagnies, le mouvement de relocalisation dans le pays d’origine est puissant au Japon, en particulier dans l’électronique et les biens de machinerie.
-La guerre commerciale renforce le caractère régional des chaînes de valeur
On parle de chaînes de valeur mondiales. Mais, avant d’être mondiales, les chaînes de valeur sont régionales. Les déplacements d’activités vers l’Asie du Sud-Est vont renforcer cette tendance, en particulier en Asie où lieux de production, de distribution et de consommation sont déjà fortement intégrés.
La nécessité d’être à proximité des clients, pour apporter de l’immédiateté et de la personnalisation, amène aussi à repenser la chaîne de valeur par une approche multi-marchés mais aussi « glocale ». La demande de qualité est également une incitation à la relocalisation car la qualité des biens et des services fournis à l’étranger est souvent considérée comme insuffisante par les clients. Les PME françaises disent ainsi vouloir privilégier les délocalisations au sein de l’UE, selon une étude de l’Insee.
On passerait ainsi d’un « level playing field » d’un niveau mondial à un niveau régional.
C’est une approche que semble adopter, par exemple, une entreprise taïwanaise de textiles comme Eclat, fournisseur de groupes tels que Nike : elle entend développer en Asie une approche « multi-hubs » manufacturiers (120 sites de production) de nature très agile pour servir les clients. De leur côté, les entreprises américaines qui ont un degré élevé de sino-dépendance réduisent leurs investissements pour repenser différemment leur stratégie.
Le renforcement des chaînes d’approvisionnement régionales ou locales est vu comme le remède à la guerre sino-américaine.
-L’investissement dans des chaînes d’approvisionnement plus agiles
En somme, la guerre commerciale peut être vue comme un moyen de diversifier durablement sa chaîne d’approvisionnement, accroître sa flexibilité et réduire les risques afin d’être plus résilient à terme.
La réponse à la guerre commerciale passe ainsi par des chaînes plus agiles et moins dépendantes. Par agilité, on entend notamment la capacité à absorber, à plus long terme, les hausses de tarifs et les puissantes transformations qu’engendrent ces fortes barrières tarifaires.
Selon certains observateurs, c’est aussi l’occasion de se mettre en conformité avec les exigences de « due diligence » de plus en plus fréquentes et de s’assurer que les risques de cybersécurité sont amoindris. On peut, en outre, penser que l’intelligence artificielle et la blockchain vont contribuer à rendre ces chaînes plus résilientes.
À terme, nombre d’entreprises parviendront probablement à intégrer l’énorme chaos qui résulte de l’approche mercantiliste du Président Trump. D’autres n’en sortiront pas indemnes. La plupart seront, dans tous les cas, témoins de cette puissante velléité américaine de se découpler de la Chine pour mieux tirer avantage de la fragmentation mondiale qui s’annonce.
Corinne Vadcar, Senior Trade Analyst
* La Chine avait annoncé le 23 août l’instauration de droits de douanes supplémentaires de 5 à 10 % sur 5078 produits américains à compter du 1er septembre en représailles à de nouvelles taxes annoncées par Donald Trump début août. D’où une nouvelle surenchère de ce dernier : il a annoncé une nouvelle augmentation du niveau des taxes en vigueur et à venir sur les produits chinois importés : de 25 à 30 % à partir du 1er octobre, pour les 250 milliards de dollars de marchandises déjà taxées, et de 10 à 15 % sur les 300 milliards de dollars d’importations chinoises nouvellement taxées à compter du 1er septembre (dont une partie exemptée jusqu’au 15 décembre). Dans la perspective d’une reprise des négociations, et alors que la Chine a décidé le 11 septembre l’annulation de surtaxes sur 16 catégories de produits américains, Donald Trump a annoncé le 12 septembre le report de l’application des 5 % supplémentaires prévus le 1er octobre.