Menaces, renoncements, passages à l’acte, puis basculement dans la guerre commerciale totale ponctuée d’une chute des marchés financiers mondiaux… Les trois premiers mois du deuxième mandat de Donald Trump auront réservé leur lot de sueurs froides aux capitaines d’industrie, qui réagissent comme ils peuvent. Revue de détail dans cet article proposé par notre partenaire La newsletter BLOCS.
Une anticipation judicieuse
Face à l’incertitude, certains ont choisi de se préparer au pire sans attendre en utilisant le levier du frontloading ou « préapprovisionnement ». En clair, avancer leurs commandes de produits et autres composants venant de l’étranger afin d’échapper aux futurs droits de douanes américains.

« Les ports américains ont enregistré de fortes hausses des volumes, et nos analyses suggèrent que les entreprises ont fait suffisamment de stock afin de répondre à la demande pour environ six mois », indique ainsi une note publiée le 4 avril par Allianz.
Cette tendance, qui permettra à un certain nombre d’entre elles d’éviter une augmentation soudaine de leurs prix, ne devrait toutefois pas suffire à contrebalancer le coup déjà porté par l’attitude erratique du président américain au commerce international.
Selon une étude du Global Sovereign Advisory (GSA) sortie avant même le feu d’artifice du 2 avril, l’impact est déjà palpable. « Les frayeurs tarifaires, ou ‘tariffs scares’ ont en elles-mêmes une incidence sur les comportements de consommation et d’investissement des entreprises et des ménages. D’après nos calculs, la croissance du commerce mondial pourrait au niveau d’incertitude actuel être déjà amputée d’un peu moins de deux points de pourcentage cette année », explique Julien Marcilly, chef économiste du GSA.
De surcroît, la pratique du frontloading s’est avérée bien moins opérante dans certains secteurs, comme l’automobile, dont les chaînes de valeurs complexes fonctionnent à flux tendu.
Ainsi, certains mastodontes de l’industrie des voitures, frappés d’une barrière douanière spécifique de 25 %, se sont trouvés cueillis à froid : Jaguar Land Rover a décidé dès le 2 avril de suspendre pour un mois toutes ses livraisons vers les États-Unis.
La situation est encore plus critique dans le secteur de l’aéronautique, frappé de plein fouet par les surtaxes sectorielles mises en œuvre depuis le 12 mars sur les importations d’acier et l’aluminium se répercutent en particulier sur le prix des appareils, comme ceux sur les pièces et les moteurs.
Howmet Aerospace, un sous-traitant qui fournit des pièces pour les avions construits par Airbus et Boeing, a invoqué « une situation de force majeure » afin de se réserver le droit de suspendre certaines livraisons affectées par les tarifs, a révélé Reuters vendredi dernier.
Relocaliser la production aux États-Unis, tout sauf une formalité
C’est le rêve de Donald Trump : voir les multinationales investir dans de nouvelles unités de production aux États-Unis pour échapper à ses droits de douane. Certaines d’entre elles, comme Apple ont déjà annoncé des plans d’investissements dans le pays de l’Oncle Sam, pour tenter d’adoucir son président.
D’autres pourraient franchir le pas rapidement. Jaguar Land Rover, par exemple, y réfléchit sérieusement. Car si près d’un quart de ses ventes sont destinées au marché américain, l’entreprise basée au Royaume-Uni, et détenue par l’Indien Tata Motors, ne compte pas à ce jour de sites de production outre-Atlantique.

D’autres géants de l’automobile pourraient lui emboîter le pas. Le Suédois Volvo réfléchirait ainsi à s’appuyer davantage sur son usine américaine de Caroline du Sud ; idem pour le Japonais Nissan, qui aurait pour projet de déplacer certaines productions depuis le Japon vers son site de Smyrna dans le Tennessee, selon le Financial Times …
Toutes entreprises confondues, les annonces d’investissements destinés «à (re)localiser des productions aux États-Unis afin de réduire l’exposition aux droits de douane s’approchent du millier de milliards de dollars en dépit de défis potentiels tels qu’un coût du travail plus élevé », calcule Allianz.
Le rêve trumpien se heurte toutefois à une multitude d’obstacles.
Parmi eux, l’état de tension du sein du marché du travail américain constitue une limite de plus au rapatriement de productions dans le pays : la main d’oeuvre fait déjà parfois défaut – comme dans le BTP – afin de concrétiser les nombreux projets d’usines lancés sous la présidence de Joe Biden (grâce, en particulier, à L’Inflation Réduction Act).
Autre obstacle : les délais de construction. « Un investissement dans une nouvelle usine prend des années à être amorti, explique Bruno de Moura Fernandes, responsable de la recherche macroéconomique de Coface. Je ne parierais pas sur un afflux massif des capacités de production aux États-Unis, surtout que Trump est susceptible de changer d’avis à tout moment. Il faut d’ailleurs prendre en compte les élections de mi-mandat [renouvelant l’essentiel du Congrès américain], qui interviendront dans un an et demi ».
La diversification neutralisée
Éviter de trop dépendre de la Chine et multiplier les sources d’approvisionnement pour dissoudre les risques de disruption : la tendance n’est pas nouvelle et s’est encore renforcée, dans un contexte de peur de l’embrasement du conflit commercial sino-américain.
« La précédente offensive tarifaire de Trump en 2018-2019, avait abouti sur une reconfiguration des chaînes de valeurs internationales, depuis la Chine qui en était la cible principale, vers des pays connecteurs tels que le Vietnam, le Cambodge, la Malaisie, et le Mexique. C’est de nouveau à ce type de mouvement que l’on peut s’attendre à terme plutôt qu’à une baisse des importations aux États-Unis au profit de la production nationale », décrypte Bruno de Moura Fernandes.
Cependant, quels pays pourraient cette fois en bénéficier ?
« L’incertitude demeure à ce stade tellement grande, avec des négociations bilatérales susceptibles de s’ouvrir, et dont on ne peut pas prévoir l’issue, que les entreprises devraient plutôt rester dans l’expectative, tant que l’environnement tarifaire ne s’est pas stabilisé », tempère cet expert.

La situation du Vietnam est l’un des exemples emblématiques du flou ambiant. Dans le sillage du premier mandat de Trump, ce pays d’Asie du Sud-Est a attiré une myriade d’investissements, et est devenu un hub manufacturier affichant un excédent commercial annuel de 123 milliards d’euros sur les États-Unis. Ce qui explique que Donald Trump lui ait infligé un tarif colossal de 46 % le 2 avril.
Dans le textile, du côté de la production de chaussures de sport notamment, des multinationales comme Nike, qui comptent de nombreuses usines sur place, ou encore Adidas, et Puma, pourraient par conséquent être tentées de déplacer leurs productions vers d’autres pays. Le gouvernement vietnamien a toutefois engagé avec la Maison Blanche des « discussions très productives », d’après Donald Trump. Conséquence : Nike et consorts n’ont d’autre choix que de patienter.
La donne est similaire dans l’électronique : le géant du jeu vidéo Nintendo a annoncé qu’il reportait le début des précommandes de sa nouvelle console Switch 2 aux États-Unis, en raison des tarifs trumpiens. Et pour cause, le groupe japonais avait relocalisé plus de la moitié de sa production de la Chine vers le Vietnam et le Cambodge, frappé pour sa part de 49%.
Bricoler pour survivre
Face à cette incertitude qui continue, beaucoup d’entreprises préfèrent privilégier les ajustements pragmatiques « en vendant des produits ne comportant pas certains composants, quand cela est possible, ou en s’appuyant sur des matériaux moins onéreux afin de minorer l’incidence des tarifs », relève Allianz.
Autre possibilité de bricolage : mettre en place des stratégies dites « de valorisation ». En clair, des techniques visant à réduire le calcul du prix des biens importés afin de minimiser l’impact des droits de douane. L’une d’entre elles consiste à dissocier du produit physique en lui-même une redevance pour l’utilisation de la propriété intellectuelle lui étant associée.
Ces techniques ne devraient pas suffire à empêcher une drastique augmentation des prix. Aux États-Unis « environ deux tiers des entreprises vont probablement répercuter leurs coûts additionnels issus des tarifs sur les consommateurs », estime Allianz dans sa note.
Pour autant, les acteurs industriels ne se trouvent pas sur un pied d’égalité, en fonction de leurs secteurs d’activité et de leurs positionnements : « les entreprises bénéficiant d’une forte reconnaissance de marque et d’un positionnement solide sur le marché, comme les marques de luxe ou certaines entreprises technologiques, sont mieux équipées pour [augmenter les prix] sans perte significative de parts de marché, tandis que les entreprises à faible marge, comme dans le commerce de détail pourraient rencontrer de plus sévères difficultés », lit-on dans ce même document.