« L’Afrique s’est bien éveillée »: Didier Kling, le président de la CCIP Ile-de-France, a trouvé le bon mot pour accueillir le millier de participants – dirigeants d’entreprises, responsables économiques, institutionnels – au 8e Forum Afrique organisé le 8 février par Le Moci en partenariat avec le Cian (Conseil des investisseurs français en Afrique), sur le thème « Innovation, nouveaux modèles : le dynamisme des économies africaines ».
Mieux appréhender les transformations africaines, au-delà des à-coups de la conjoncture économique ou politique, tel était en effet l’objet du forum cette année. « Enlevons le masque que nous avons devant les yeux, les choses vont changer rapidement » : Alexandre Vilgrain, le président du Cian, a donné le ton en ouverture du Forum. « Dans dix ans, le supplément de population en Afrique équivaudra à la totalité de la population européenne, ce qui est à la fois une opportunité et un défi redoutable, qui nous oblige à nous interroger sur les clés de l’inclusion africaine », a souligné, pour sa part, Bruno Mettling, le président d’Orange Middle East and Africa, dans un « pitch » qui a conclu la matinée de tables-rondes plénières.
Le digital outil de transformation dans l’éducation, la santé, l’agriculture
La crise des matières premières aurait pu inquiéter un moment. Mais aujourd’hui la Banque mondiale est optimiste, avec un taux de croissance économique prévu à 2,7 % en 2018 et estimé en 2019-2020 à 3,3-3,6 %. Dans ce contexte, l’économie se transforme.
La classe moyenne continue à émerger et de nouveaux modèles apparaissent, grâce aux nouvelles technologies, au profit de la population, a encore remarqué Bruno Mettling, citant l’éducation (les supports numériques rendent les coûts supportables et favorisent l’interopérabilité entre apprenants et enseignants), la santé (le digital permet d’anticiper, de prévoir les risques et de faciliter le travail de réseau) et l’agriculture (avec le mobile, se sont développées de plateformes de conseil de proximité et de connaissance des marchés).
« Dans l’agriculture et l’utilisation du numérique, les entreprises françaises devraient être plus présentes », a estimé de son côté Jean-Michel Huet, associé chez BearingPoint, auteur de Le Digital en Afrique*, qui intervenait dans la table-ronde d’ouverture, consacrée aux nouveaux modèles émergeant sur le continent. En Afrique de l’Ouest, par exemple au Nigeria et en Côte d’Ivoire, le digital se développe dans l’agriculture.
Janngo, Bureau Veritas, Total : de l’innovation dans l’économie réelle
Quel que soit le secteur, il est important que le numérique se diffuse auprès de tous : entreprises, Administrations, société civile. Or, l’un des obstacles sur le continent africain, a prévenu Stéphane Colliac, Senior Economist chez Euler Hermes, lors de la table-ronde d’ouverture, est que « s’il y a une réelle avancée du digital en Afrique, des pays sont très peu couverts et, comme ce sont des stratégies nationales, il n’y a pas de diffusion à l’extérieur des frontières, faute d’intégration régionale ».
Mais pour les entreprises, les solutions technologiques sont des relais de croissance, quels que soient les fournisseurs ou les utilisatrices. Et malgré les obstacles, elles les utilisent pour faire évoluer leurs offres. La table-ronde d’ouverture du Forum Afrique du Moci et du Cian a permis ainsi de mettre en exergue plusieurs démarches innovantes :
– Ainsi, la Sénégalaise Fatoumata Bâ, après avoir lancé l’e-commerçant Jumia en Côte d’Ivoire et au Nigeria, a créé la société Janngo (Demain en peul), le premier « startup studio » d’Afrique visant à faire émerger des plateformes de solutions pour faciliter le quotidien des entrepreneurs et producteurs africains, et qui a reçu le soutien de plusieurs investisseurs français, dont la famille Mulliez (Auchan), et africains.
Première née de cette entreprise : sa plateforme numérique Jexport vise ainsi à faciliter, via des offres de transports et logistique, l’accès des producteurs au marché, l’exportation au meilleur prix et la réduction des coûts et des pertes. Aux transporteurs, elle permet aussi de massifier leurs volumes, de baisser leurs coûts et d’optimiser le transport. Économiser les ressources est un enjeu crucial en Afrique. Selon Fatoumata Bâ, « 40 % de la production de nourriture sur le continent sont gaspillés, soit 250 kilos par personne et par an » et quand « le coût de la logistique entre pour 6 à 7 % du coût des marchandises aux États-Unis, ce chiffre passe à 75 % en Afrique de l’Est ».
– Autre projet novateur, le « guichet unique » du commerce extérieur que Bureau Veritas a mis en place à Lomé, Cotonou ou Kinshasa. Cette plateforme dématérialisée et sécurisée permet de déposer des informations et des documents standardisés nécessaires aux différentes opérations d’export, d’import, de transbordement et de transit. « Elle apporte plus de fluidité et de transparence dans les échanges et permet aussi de lutter contre la corruption et les comportements discriminatoires de l’Administration », a commenté Eric Sabatier, Senior Vice President chez Bureau Veritas, spécialiste de l’inspection, l’audit et l’analyse de produits. Pour ce dirigeant français, « l’Afrique est un laboratoire » pour reproduire dans le monde un modèle visant à optimiser et sécuriser les opérations des acteurs publics et privés.
– Chez Total, le réseau de stations-service que compte le groupe sur le continent ne se limitent plus à vendre des carburants. Elles offrent des services d’entretien et deviennent de véritables boutiques, voire des « kiosques numériques ». « L’Afrique est un baromètre et un accélérateur de l’innovation », selon Thibault Flichy, Vice President Marketing & Digital Afrique, qui s’est félicité du partenariat noué par son groupe avec Orange pour l’utilisation de son service de transfert d’argent et de paiement mobile Orange Money.
« Amazon veut réaliser des stations service aux États-Unis. Total, qui possède un réseau de 5 000 stations-service en Afrique, veut, de son côté, créer sur ce continent une économie de plateformes, avec des partenaires qui ont besoin de pôles physiques pour y vendre leurs produits », a encore expliqué Thibault Flichy. Aujourd’hui, dans les pays les plus avancés où se trouve Total, 30 % des ventes dans les stations seraient réalisées avec l’application Orange Money.
Kenya : des professionnels de la vue dans les stations-service
Total innove aussi avec de nouvelles prestations. Ainsi, dans quelques stations d’essence au Kenya, il est possible de tester la vue des chauffeurs et d’adapter les lunettes à leurs besoins spécifiques. « Nous faisons cela avec une startup française », a précisé Thibault Flichy. En octobre dernier, le groupe français a annoncé avec Essilor un programme pilote portant sur la lutte contre la mauvaise vue et l’amélioration de la sécurité routière dans ce pays. D’où la mise en place de services adéquats dans les relais routiers et dans les stations-service de Total. D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 13 000 Kényans sont tués dans des accidents de la route chaque année et 8 millions souffrent d’une vue déficiente.
Pour Bruno Mettling, il est évident que les nouvelles technologies vont rapidement se répandre en Afrique. Le président d’Orange Middle East and Africa a cité ainsi l’exemple du téléphone mobile. « Les opérateurs sont en train de se doter de Smartphones à 20-30 dollars, au lieu de 50-60 en entrée de gamme », a-t-il observé. Ainsi, selon lui, « des centaines de millions d’Africains auront accès à Internet dans le futur ».
François Pargny
* Le digital en Afrique – Les cinq sauts numériques – 3 avril 2017 – Les Cahiers du Cian – Michel Lafond