Chercheuse à l’Institut Jacques Delors, Elvire Fabry est spécialiste de la géopolitique du commerce, une discipline sont les sujets ne manquent pas en ce moment. Elle revient pour le Moci, sur le bilan de la présidence Biden et sur les politiques commerciales que pourraient mener les deux candidats à la présidentielle américaine, prévue le 5 novembre prochain.
Le Moci. Quel bilan peut-on tirer de la politique commerciale américaine menée par Joe Biden ?
Elvire Fabry. Biden a atténué deux irritants de la relation transatlantique : les sanctions réciproques sur le contentieux Boeing-Airbus et les droits de douanes supplémentaires sur l’acier et l’aluminium importés d’Europe. Mais il ne les a pas supprimés, sinon suspendus, alors que notamment certains États restaient très favorables à ces taxes. Il y a en fin de compte beaucoup d’alignement dans la dynamique protectionniste de la politique commerciale de Joe Biden et celle de Trump.
Biden a néanmoins affiché une volonté de rapprochement avec les Européens avec la création du TTC, le Trade and Technology Council. Mais quand on passe en revue tous les groupes de travail, on voit que ce sont tous les grands sujets de la relation bilatérale, le renforcement de la résilience des chaines de valeur, la réduction des dépendances stratégiques, l’approvisionnement en minerais critiques, les enjeux de la politique digitale, les productions standards en commun, etc. qui étaient discutés, mais il y a peu de résultats. Ces enjeux sont étroitement corrélés à celui de sécurité économique et Washington attend un alignement sur sa stratégie anti-Chine de la part de Bruxelles tandis que les Européens veulent limiter le de-risking à ces secteurs stratégiques bien précis. Ces discussions menées à un niveau assez technique n’ont pas débouché sur des conclusions très concrètes.
Malgré tout l’intérêt, face à la Chine, que nous aurions à travailler de manière plus étroite, les approches américaine et européenne de ces enjeux restent différentes. Les 27 sont appelés à prêter une attention particulière aux attentes de Washington alors que le soutien à l’Ukraine leur est indispensable. Il faut considérer ces enjeux avec un grand angle et pas seulement sous le prisme des échanges commerciaux ou des investissements.
« La stratégie américaine exige d’avoir des partenaires stratégiques qui s’alignent »
Cependant, le renforcement du protectionniste américain vis-à-vis de la Chine a un impact direct sur l’UE. L’augmentation brutale des droits de douane américains pour les importations de technologies vertes comme les batteries, les véhicules électriques et les semi-conducteurs, signifie que les exportations chinoises ont encore plus besoin du débouché du marché européen alors que leur capacité de production n’est plus absorbée par leur demande locale. Le marché américain continuera à se fermer, comme le montre l’interdiction aux véhicules électriques qui ont un software ou hardware chinois de rouler sur les routes américaines, au nom de la sécurité nationale.
La stratégie américaine exige d’avoir des partenaires stratégiques qui s’alignent, pour éviter les contournements. On a vu le Canada augmenter ses droits de douane comme les États-Unis. Le Brésil et la Turquie ont à leur tour mis en place des droits de douanes qui visent à inciter les constructeurs chinois à s’installer directement chez eux. Istanbul suspend ces droits en échange d’un important investissement en Turquie, comme celui de BYD.
Cette pression supplémentaire sur l’Union européenne complique le dossier des relations bilatérales entre Washington et Bruxelles. D’un côté il y aurait un intérêt à plus de coordination sur certains enjeux et de l’autre, il y a par définition beaucoup d’unilatéralisme américain. En plus de cela il faut mentionner l’Inflation Reduction Act (IRA) et la crainte d’un appel des investissements européens vers le marché américain. L’impact de l’IRA est à relativiser. Certes, les usines s’ouvrent aux États-Unis. Mais d’une part, on voit que les investissements américains eux-mêmes ne sont pas toujours évidents à mettre en place et, d’autre part, que l’effet aspirateur des investissements européens n’est pas aussi immédiat qu’attendu.
Hausse généralisée des tarifs : « Une telle décision aurait un impact majeur sur les échanges entre les États-Unis et l’Europe »
Le Moci. A quoi s’attendre en cas d’élection de Donald Trump ?
Elvire Fabry. S’il est élu, Trump a déjà annoncé la couleur : il augmentera de 60 % les droits de douane sur les produits chinois et jusqu’à 20 % pour toutes les autres importations, ce qui pose la question d’un retour de l’inflation. Car en fin de compte, c’est le consommateur américain qui va payer. Une telle décision aurait un impact majeur sur les échanges entre les États-Unis et l’Europe. La Chine mettrait encore plus de pression sur Bruxelles pour accéder au marché européen dont ses exportateurs ont particulièrement besoin alors que l’économie chinoise va mal.
Ce serait délicat à gérer pour Bruxelles, car nous dépendons d’approvisionnements critiques venant de Chine pour notre industrie verte et digitale. L’accès au marché européen pourrait être davantage conditionné à la sécurisation de ces approvisionnements critiques, pour éviter qu’ils puissent faire l’objet de mesures coercitives de la part de Pékin.
La question est de savoir si Trump pourra mettre en œuvre ces mesures. Cela dépendra de la composition du Congrès après les élections. A cela s’ajouterait la volonté de résoudre la question du Mexique qui est actuellement une véritable porte d’entrée des investissements chinois vers les États-Unis. Faudra-t-il attendre la révision du USMCA [USA-Mexico-Canada], le nouvel Alena, prévue en 2026 ou bien Donald Trump agirait-il dès 2025 alors que l’on assisterait au retour dans la course de Robert Lighthizer, l’ancien Trade Representative américain, qui veut accélérer le découplage vis-à-vis de la Chine. Ce qui à nouveau n’irait pas sans poser de soucis aux Européens.
« Kamala Harris reste consciente des besoins de débouchés pour les exportations américaines »
Le Moci. Et dans le cas d’une présidence Harris ?
Elvire Fabry. Kamala Harris parle beaucoup moins du commerce. Elle a une approche pragmatique du commerce. Elle s’est opposée aux derniers accords commerciaux auxquels elle aurait souhaité intégrer des standards environnements et sociaux plus élevés ; alors que Trump, à la fin de son mandat, avait lancé des négociations avec le Kenya et se montrait ouvert à des négociations avec le Royaume-Uni dans le cadre du Brexit.
Tandis que Trump cherche à rapatrier les emplois aux États-Unis, Kamala Harris reste consciente des besoins de débouchés pour les exportations américaines. Comme pour Trump, il est intéressant de voir quels conseillers pèseraient sur sa politique commerciale. Son potentiel vice-président, Tim Waltz, vient du Wisconsin, un État qui exporte beaucoup de produits agricoles et où l’on sait qu’on a besoin du commerce extérieur, y compris avec la Chine. Lui-même connaît bien ce pays. Cela pourrait inciter une Administration Harris à continuer à cibler le découplage sur des secteurs industriels stratégiques, plutôt que de s’engager dans une guerre tarifaire généralisée.
A la différence de Trump, on pourrait s’attendre à ce qu’il y ait beaucoup plus d’exigences en termes de développement durable, à la fois sur l’environnement et les droits sociaux. C’est l’ADN politique de Harris de se pencher plus sur les questions sociales et de durabilité. Son approche du commerce est moins punitive et plus sélective en ce sens qu’il serait davantage conditionné. On pourrait espérer une relation transatlantique plus constructive, bien que les tractations internes continueraient sans doute encore de mettre les Européens devant le fait accompli des nouvelles initiatives américaines, sans nécessaire coordination. Trump aurait une approche directement conflictuelle. Avec Harris les relations ne seraient pas totalement apaisées et « Win Win ». Sur tout le volet de la sécurité économique, les États-Unis continueraient de faire pression pour qu’on s’aligne sur leur stratégie et les Européens auraient sûrement du fil à retordre.
Propos recueillis
par Sophie Creusillet