À l’occasion de la sortie d’un ouvrage de réflexion collectif sur la question de la réindustrialisation de la France*, l’économiste Jean-Louis Levet, proche du parti socialiste, livre au Moci sa vision de quelques-uns des enjeux du commerce extérieur aujourd’hui.
Le Moci. Pourquoi le déficit commercial a-t-il remis au goût du jour l’industrie ?
Jean-Louis Levet. Nous avons eu trois modes successives qui, d’une certaine façon, ont marginalisé l’industrie dans les priorités des politiques publiques. La première a été celle de la société postindustrielle dans les années 1980, qui postule que l’avenir est dans les services et pas l’industrie. Ensuite, dans les années 1990 est arrivée la mode de la nouvelle économie, qui nous vient de Wall Street et qui nous explique qu’Internet et la finance sont les nouveaux leviers de la prospérité de demain : on a vu où cela nous a menés avec la bulle Internet des années 2000 et la crise de 2007. Enfin, la mode des entreprises sans usines lui a succédé à partir du début des années 2000.
À partir du moment où existent en même temps cette financiarisation de l’économie et l’extension de ces valeurs à l’industrie, essentiellement via les fonds de pension, on passe d’un modèle d’ingénieur, issu des années 1960 et 1970, à un modèle totalement financier. Quelles sont ces valeurs de la finance ? La liquidité, le court terme, exactement l’inverse de celles de l’industrie qui nécessitent des investissements et du long terme. Avec la financiarisation, la rentabilité financière prend le pas sur la rentabilité économique de l’entrepreneur. Le changement de modèle est radical.
Il faut rappeler que c’est l’industrie qui structure nos exportations, que 80 % du commerce international, ce sont des échanges de produits, de biens – les services pèsent moins de 10 %. À partir du moment où l’industrie n’est plus considérée comme une priorité nationale, que le tissu industriel se fragilise, le déficit va s’accroître. La crise de 2007 va arriver là-dessus et révéler nos faiblesses structurelles : un pays qui n’innove pas assez en termes de ruptures technologiques, un déficit d’entreprises moyennes, des relations grands groupes-PME qui ne sont pas équilibrées…
Le Moci. Eurostat vient de publier les résultats préliminaires d’une étude comparative des coûts horaires du travail moyens dans les 27 États membres [voir page précédente]. C’est un point qui reste problématique.
Jean-Louis Levet. Le coût du travail a effectivement augmenté de plus de 30 % depuis les années 1980 par rapport à l’Allemagne, ce qui nous met aujourd’hui à peu près au niveau du coût du travail allemand dans l’industrie, sachant qu’il est plus important dans les services. Je me souviens que lorsque j’ai commencé ma vie professionnelle au ministère de l’Industrie, en 1982-83, le coût du travail français était de 25 % inférieur au coût du travail allemand. Le problème est que nous cumulons un double inconvénient : un coût du travail qui a augmenté et un niveau d’innovation qui a baissé. Le lien est rompu entre coût du travail élevé et haut de gamme.
L’Allemagne a toujours lié coût du travail élevé et produits haut de gamme. Les pays scandinaves comme la Suède aussi. Ces pays ont beaucoup moins de difficultés que nous. À partir du moment où nous n’avons pas cette production intensive en capital et en savoir, l’augmentation du coût du travail devient un problème. La réponse à la désindustrialisation ne peut donc pas passer que par une baisse du coût du travail.
Le Moci. Et l’euro ? Une politique de change plus souple n’aiderait-elle pas à passer ce cap difficile ?
Jean-Louis Levet. Tout l’enjeu de 2012, du prochain président, quel qu’il soit, mais aussi de l’Europe, est qu’il nous faut conjointement mener une politique de « soutenabilité » de nos dépenses publiques – donc de maîtrise et de réduction de nos déficits – et en même temps mettre en place une politique de stimulation de la croissance par l’investissement et la réduction des inégalités. C’est pour cela qu’il faut raisonner en termes de projet politique. C’est la prise de conscience que les pays européens font aujourd’hui. Que le président de la BCE parle d’ajouter une politique de croissance dans le pacte budgétaire européen n’est pas le fruit du hasard…
Le Moci. N’est-ce pas un peu utopique, connaissant les divisions au sein des 27 ?
Jean-Louis Levet. Je crois que les pays européens ont renouvelé leur compréhension de la crise. Nous ne sommes plus à considérer que l’unique cause de la crise est le surendettement et la crise financière. La crise financière est liée à la politique de dérégulation financière qui a été menée aux États-Unis et le surendettement des ménages américains a été lié à la désindustrialisation de ce pays. Le point commun avec la France est ce processus de désindustrialisation qui a commencé dans les années 1970 parce que les États-Unis et la France ont fait le choix implicite d’une économie sans industrie. À partir du moment où vous délocalisez massivement vos sites de production, vos sites de recherche et de commercialisation, le niveau de qualification de la main-d’œuvre diminue car vous créez davantage d’emplois dans les services de proximité, moins qualifiés et moins bien payés. Et à partir du moment où vous avez moins de pouvoir d’achat, vous compensez par de l’endettement.
Le Moci. Mais l’Allemagne aussi a délocalisé…
Jean-Louis Levet. Un certain nombre de travaux montrent qu’en Allemagne, la délocalisation a été un outil stratégique de développement économique alors qu’en France, elle a été trop souvent soit une réponse à un manque d’innovation, soit un effet de mode. Au début des années 2000, il fallait entendre le nombre d’entreprises et de grands cabinets qui disaient qu’il fallait tout délocaliser, ce que j’avais appelé à l’époque le « tout délocalisable à moindre coût ». Nous avions alors une conception de la division internationale du travail totalement archaïque : nous considérions que les cerveaux devaient rester en Europe et que les jambes devaient être en Chine. Le seul problème est qu’on a oublié que les Chinois ne sont pas plus idiots que les Européens et qu’ils ont non seulement des jambes, mais aussi des cerveaux. Aujourd’hui, 20 % des chercheurs dans le monde sont chinois.
Le Moci. Vous êtes relativement prudent par rapport au protectionnisme. Vous appelez ça « civiliser la mondialisation », c’est-à-dire introduire un protectionnisme ciblé et, surtout, travailler à l’échelle européenne…
Jean-Louis Levet. Ce n’est pas tout à fait ça. Je suis pour une Europe ouverte, pas pour une Europe offerte. Concrètement, aujour-d’hui, le débat libre-échange ou protectionnisme est un faux débat. La question n’est pas de savoir s’il faut être pour ou contre, l’histoire nous enseigne que ce sont deux impasses. Le vrai débat porte sur la régulation de la mondialisation : faut-il ou pas organiser le commerce international. Des pays comme l’Allemagne, le Japon, la Chine jouent en permanence l’ouverture et la protection. L’ouverture parce que l’échange international, s’il est équilibré, sert la croissance, la protection parce qu’à certains moments, pour des secteurs porteurs, naissants ou en difficulté, une protection peut être nécessaire. Or, l’Europe joue l’ouverture, elle ne joue pas la protection. Je crois qu’il faut jouer sur deux principes : le principe de réciprocité et le principe d’équilibre.
Propos recueillis par Christine Gilguy
* Réindustrialisation, j’écris ton nom, mars 2012, Fondation Jean-Jaurès, 355 pages, 12 euros.
Logiques d’adaptation contre logiques d’anticipation
« La France a poursuivi des logiques d’adaptation à des modes qui aujourd’hui nous coûtent très cher alors que des pays comme l’Allemagne ont mis en place des stratégies d’anticipation après avoir fait l’effort de comprendre la nouvelle division internationale du travail. Elle a parfaitement su délocaliser, dans sa sphère géostratégique d’influence traditionnelle que sont les pays d’Europe centrale et orientale, des produits intermédiaires qui entrent dans la fabrication de ses produits. Et c’est la raison pour laquelle elle a aussi joué l’intégration de ces pays dans l’UE. La France n’a pas compris ça. Nous avons joué l’élargissement avant de jouer l’approfondissement, l’euro avant la gouvernance économique. Nous payons aujourd’hui ces échecs stratégiques très lourds. J’aurais tendance à dire que nos déficits visibles – budgétaire, commercial – s’expliquent par des déficits cachés : un déficit de culture stratégique, de prospective et d’évaluation des politiques publiques. Une simple réforme du coût du travail ou une simple poursuite de la réforme des politiques publiques ne sont pas des réponses à l’échelle des enjeux auxquels nous sommes confrontés. »
Jean-Louis Levet
Docteur d’État en sciences économiques, spécialiste des questions liées au développement du système productif, Jean-Louis Levet est actuellement conseiller au Commissariat général à l’investissement, organisme mis en place en 2010 et rattaché au Premier ministre pour gérer le plan d’investissement d’avenir, et que dirige René Ricol. Il a exercé des responsabilités dans les secteurs privé et public. Marqué à gauche (il a notamment été responsable national du Parti socialiste chargé de l’industrie de 2003 à 2007), il fait partie des inspirateurs des projets de François Hollande en matière économique. Il est l’auteur d’essais qui alimentent régulièrement le débat public. Le dernier en date est un ouvrage collectif édité par la Fondation Jean-Jaurès, Réindustrialisation j’écris ton nom, où sont présentés diagnostic, réflexions et propositions concrètes pour relancer l’industrie.