Sur le marché domestique comme à l’export, les concurrents du chantier breton Piriou sont néerlandais, espagnols, turcs, italiens, singapouriens, israéliens. Pour garder une activité industrielle forte en France tout en restant compétitif, la qualité technique ne suffit plus : proposer des solutions de crédit ou de financement aux clients devient incontournable. Piriou, lauréat de notre Palmarès 2023 dans la catégorie « Financement de l’export », cultive désormais cette expertise acquise dans la décennie 2010, dans le cadre de sa stratégie de diversification sur les marchés de la défense.
La spécialité de Piriou, chantier naval créé à Concarneau en 1965 par deux frères du même nom, c’est dans la construction et la réparation navales de navires en acier et aluminium jusqu’à 120 mètres, adaptés à différents types de besoin : défense, remorquage, navire de soutien, pêche, navires spéciaux ou encore navire d’expédition. « Nous proposons à nos clients des navires sur mesure plutôt que standard » souligne Alain Le Berre, directeur général Finance (CFO) du groupe (notre photo, 2e en partant de la droite).
Quelque 600 de ces embarcations ont été construites en 55 ans par cette ETI bretonne de 1500 personnes, dont la moitié en France et le reste dans ses implantations à l’étranger. Sa croissance et son internationalisation se sont accélérées lorsque Piriou, jusque-là focalisé sur les marchés civils, est entré sur le marché de la défense. Une entrée qui a été facilitée par la création d’une coentreprise avec le géant Naval Group, Kership, en 2011. « Après dix ans, cette stratégie lancée par Pascal Piriou est un succès » souligne Alain Le Berre.
De fait, en dix ans, le chantier de Concarneau a plus que doublé son chiffre d’affaires, de 120 à 340 millions d’euros, dont plus de 60 % à l’international. Pour accompagner cette expansion, il a créé des chantiers de sous-traitance en Roumanie et au Vietnam et a développé un réseau international d’implantations pour se rapprocher de ses clients et assurer les services de maintenance en Afrique et au Moyen-Orient (Nigeria, Sénégal, Côte d’Ivoire, Maroc, Dubaï aux Emirats arabes unis, Argentine).
Aujourd’hui, alors que l’ETI doit digérer cette forte croissance, l’heure n’est plus à une expansion internationale tous azimuts. « La crise de la Covid-19 avec les fortes perturbations dans les supply chain et le retour de l’inflation a redonné de l’attractivité à l’Europe », indique Alain Le Berre. La priorité du groupe est de préparer ce qu’Alain Le Berre appelle « la prochaine vague » : celle de la « décarbonation » du transport maritime. Le chantier de Concarneau a construit les premiers navires à propulsion vélique de Grain de Sail et Towt (photo ci-dessus). Et il doit bientôt livrer une barge qui sera équipée d’une pile à hydrogène…
Une expertise en matière d’ingénierie financière export acquise ces dix dernières années
Pour en arriver là, l’une des clés a été de se doter d’une expertise en matière d’ingénierie financière export, indispensable pour être efficace sur les appels d’offres internationaux et notamment être capable de proposer des solutions de financements aux clients. A l’international, les marchés de Piriou sont en effet publics (civils et militaires) et privés.
Les premiers sont généralement issus soit d’appels d’offres classiques, soumis à des règles strictes de codes de marchés publiques, soit de consultations de gré à gré. Pour le marché privé, peu d’appels d’offres, le plus souvent des consultations.
« Il y a dix quinze ans, on ne montait pas de financement export : c’était un domaine qui nous était étranger », se souvient Alain Le Berre. L’arrivée des contrats avec des États étrangers dans les années 2010, pour des navires destinés à la défense ou à la surveillance des côtes, a changé la donne. La direction financière de Piriou a dû faire son apprentissage d’un univers très réglementé, dont ni les paramètres, ni les mécanismes et a fortiori le jargon ne sont à la portée des non-initiés. « Nous avons commencé à apprendre, nous sommes même allés nous présenter à la direction générale du Trésor à Paris » se souvient-il. Kership, la coentreprise avec Naval Group, a aussi été très utile pour cet apprentissage.
Un poste de responsable de la trésorerie et des financements a été créé il y a six ans, occupé actuellement par Fabien Toulemonde. Son job principal : mobiliser les solutions en termes de couverture de risque, de moyens de paiements et de financement, adaptées aux besoins de chaque prospect qualifié que les commerciaux remontent du terrain. « Selon les cas, notre direction commerciale élabore une offre technique et nous, les financiers, nous nous mobilisons pour élaborer le volet financier de l’offre, en commençant par évaluer la solidité financière du client potentiel ».
Pour les clients privés, s’ils ont besoin de délais de paiement et/ou de financements, des solutions peuvent être trouvées sur le marché privé auprès des assureurs-crédits et des banques. « Pour bénéficier d’une assurance-crédit export publique, il faut prouver que les conditions de concurrence l’exigent », rappelle Fabien Toulemonde. Une analyse de la situation financière et de la solvabilité du client est un préalable et la proximité avec lui est indispensable. « Le plus important, c’est la décision de crédit, souligne Alain Le Berre. Ensuite, on met en place des paiements sécurisés, pouvant aller jusqu’à un crédit documentaire ».
« Tous nos concurrents se sont présentés en apportant des solutions de financement »
Mais pour les contrats publics, le crédit export public reste souvent incontournable. D’autant que les clients de Piriou, des Marines nationales de taille intermédiaire ou des organismes publics, se situent le plus souvent dans des pays émergents aux finances fragiles et dont les budgets sont comptés.
Cas classique : le beau contrat remporté auprès de la Marine sénégalaise en 2019 pour la fourniture de trois patrouilleurs hauturiers, un marché de plus de 200 millions d’euros. « C’était un appel d’offres en consultation restreinte, se souvient Alain Le Berre. Tous nos concurrents se sont présentés en apportant des solutions de financement ».
Ayant à cette date déjà engrangé un savoir-faire solide dans ce domaine, l’équipe financière de Piriou n’a eu aucun mal à monter son offre de financement avec ses partenaires bancaires et Bpifrance assurance export : un crédit export classique, avec un crédit acheteur fourni par deux banques en pool contre-garanti par Bpifrance assurance export. Deux des trois patrouilleurs ont déjà été livrés, un troisième est en cours de finition.
Piriou est devenu un expert dans ce domaine. L’entreprise a ainsi été la première à décrocher un Pass Export de la DG Trésor en 2018. Ce dispositif contractuel sur cinq ans est proposé aux entreprises exportatrices industrielles françaises pour leur simplifier l’accès aux dispositifs publics d’assurance et de financement export.
Parmi les simplifications apportées par le Pass export, un calcul de la part française non pas dossier par dossier mais sur la base d’une moyenne calculée sur l’ensemble des contrats soutenus par l’État dans la période du Pass. Le respect des règles de part française minimum (20 pour l’assurance-crédit export, par exemple) – pour simplifier la part du Made in France dans le produit -est indispensable pour être éligible à ces dispositifs et dans les faits, plus cette part sera importante, plus l’administration sera allante dans l’octroi des garanties et financements.
L’enjeu du Made in France
Autant dire que l’entreprise doit être fine sans son calcul de la part française d’un contrat export, distinguant ce qui est réalisé en France et ce qui est importé, et prenant en compte tout autant le volet industriel (construction ou assemblage) que les apports immatériels réalisés sur le sol français (ingénierie, études, etc.).
Chaque détail compte, et parfois, la tâche est complexe tant les supply chain sont internationalisées, ne serait-ce qu’à l’échelle européenne : « comment faire si vous achetez un moteur et des services à un revendeur français d’une marque allemande, illustre Alain Le Berre. La complexité du calcul de la part française d’un contrat illustre l’apprentissage nécessaire pour maîtriser les outils du financement export. Le Pass nous a permis de parfaire notre éducation dans ce domaine ».
Pour l’occasion de la signature du premier Pass en 2018, se souvient Alain Le Berre, le chantier de Concarneau avait reçu la visite d’une délégation de hauts fonctionnaires, incluant des responsables de la direction générale du Trésor (DG Trésor) et de la direction générale des entreprises (DGE) venus de Paris spécialement. Car il s’agit d’un véritable contrat de confiance avec l’administration : en échange de facilités, dont ce dispositif de calcul de part française simplifié basé sur la moyenne réalisée pour l’ensemble des contrats ayant bénéficié d’un soutien public, l’administration attend de l’entreprise un engagement à privilégier autant que faire se peut le Made in France.
« Notre Pass a été renouvelé en 2022 mais pour le premier Pass, la part française moyenne a été de près de 70 % » souligne Alain Le Berre, qui insiste sur l’importance d’avoir de bonnes relations et un dialogue constant avec l’administration. C’est l’une des raisons pour laquelle chaque année, il se rend à Paris pour rencontrer ses interlocuteurs à Bercy.
Une agilité qui permet au groupe breton de rester compétitif
Piriou est plutôt bien positionné : ses bateaux affichent une part française de 80 à 90 % lorsqu’ils sont réalisés entièrement en France -à l’exception de certains composants importés en l’absence de production française-, comme ce fut le cas des patrouilleurs achetés par le Sénégal. Elle tombe à 30 – 50 % lorsque les coques sont réalisées en sous-traitance par les chantiers roumain ou vietnamien du groupe et les finitions en France. « Nous utilisons plusieurs modèles d’organisation en fonction des clients, avec un atout de taille qui est d’être le seul chantier à disposer de chantier de construction à l’international » souligne Alain Le Berre. Cette agilité permet au groupe breton de rester compétitif, malgré la concurrence redoutable des pays à plus bas coût de main d’œuvre, tout en conservant sur le sol français un savoir-faire et une activité industriels importante.
L’ETI bretonne, devenue experte dans le domaine du financement, utilise toute la palette des outils de financement et continue à accumuler les « premières ». Elle a ainsi aussi été la première ETI française à bénéficier d’une « garantie interne », c’est-à-dire une couverture d’assurance-crédit de Bpifrance assurance export pour un contrat destiné à un client domestique français. Ce dispositif, mis en place en 2019 et réservé aux secteurs naval et spatial civils, vise à aider les entreprises françaises de ces secteurs à pouvoir aligner leur offre sur celle de concurrents internationaux bénéficiant du soutien de leur agence de crédit export nationale. « L’impact sur le commerce extérieur français n’est pas anodin puisqu’il évite ainsi une importation » souligne Alain Le Berre.
Cet outil sera déterminant, notamment, pour proposer des solutions de financement compétitives aux projets issus de la vague de la décarbonation du secteur maritime.
Christine Gilguy