Dans la nouvelle Tunisie qui émerge, la donne sociale change, le climat d’investissement évolue. Il faut connaître l’état des forces – patronat et syndicats – comprendre les revendications, ce qui ne remet pas en cause les avantages de ce pays comme site d’implantation. Mais il est impératif pour les entreprises de s’adapter.
Avec l’avènement de la démocratie en Tunisie, les entreprises, locales et étrangères devront revoir leur politique sociale. Pas parce que les institutions politiques ne sont pas en place, mais parce que le régime policier de l’ex-président Zine el-Abidine Ben Ali a laminé les organisations représentatives.
Après la « révolution du jasmin », Hédi Djilani, le président du syndicat patronal Utica (Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’industrie), sous la pression du Centre des jeunes dirigeants (CJD), a dû démissionner de ses fonctions. Depuis, les luttes intestines sont fortes. Certains chefs d’entreprise estiment qu’il faut réformer l’organisation de l’intérieur. D’autres, comme Tarak Chérif, à la tête du groupe Alliance et co-
président du Conseil des investisseurs France-Tunisie, ont annoncé de longue date leur intention de
lancer un nouveau syndicat.
Côté employés, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) est accusée d’avoir abandonné la lutte sous l’ère Ben Ali pour obtenir des concessions. La centrale, dont le secrétaire général est Abdessalem Jerad, est confrontée à l’émergence de deux nouveaux syndicats, l’Union des travailleurs tunisiens (UTT) et la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT). Pire, son unité est menacée et un éclatement ne peut plus être exclu. L’organisation se scinde en trois courants : les anciens partisans du parti unique dissous, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) ; les syndicalistes liés au parti communiste des ouvriers de Tunisie (POCT) ; les islamistes, qui forment une mouvance naissante.
Par ailleurs, la révolution a commencé à l’intérieur du pays, quasiment au centre, à Sidi Bouzid, quand Mohammed Bouazizi, un Tunisien de 33 ans, s’est immolé par le feu le 17 décembre dernier. « Il y avait eu une alerte en 2008, quand l’État avait été confronté à une fronde des populations et des travailleurs dans le bassin minier de Gafsa-Redeyef », rappelle Tarak Chérif. Mais, en définitive, « nous avons tous été surpris, car la population n’avait jamais eu l’occasion de s’exprimer librement depuis les sultans ottomans et les beys de Tunis au xviiie siècle », souligne Stéphane Le Graët, fondateur de PMGI Maghreb (organisation et management en entreprise), qui a vécu jusqu’à l’âge de 17 ans en Tunisie.
À l’intérieur du pays, les unions régionales de l’UGTT ont « pris le parti des manifestants », relate un fonctionnaire européen. La « maison mère » à Tunis a pris le train en marche. Elle aurait cherché, au demeurant, à jouer un rôle modérateur, mais sans succès. On ne sait plus si ce sont des chômeurs, encadrés par des brigades de l’UGTT non contrôlées, ou des bandits qui dressent des barrages sur les routes dans l’intérieur du pays. Toujours est-il que des mouvements spontanés, parfois violents, ont été déclenchés, y compris dans certains quartiers populaires de Tunis. Dans les entreprises, le dialogue social est aujourd’hui ouvert. Certaines sociétés ont anticipé, accordant jusqu’à 15 % d’augmentations salariales. Rattrapage ou pas, selon les cas, « elles ne devraient pas, et l’économie tunisienne aussi, avoir trop de mal à absorber ces hausses », juge un diplomate français. En revanche, les sociétés étrangères devront revoir leur politique de ressources humaines et « penser local », pointe Stéphane Le Graët.
En particulier, des sociétés étrangères abusent de l’intérim pour ne pas titulariser des travailleurs. Une pratique d’autant plus courante qu’un contrat à durée déterminée (CDD) peut porter sur quatre ans. Il est certain que les syndicats se battront pour réduire la durée légale des CDD.
François Pargny
AFC Industrie : allier la souplesse et la rigueur de l’administration
« Les autorités tunisiennes savent faire preuve de souplesse quand c’est nécessaire, mais elles restent finalement très rigoureuses », affirme Bruno Bourel, un Français travaillant en Tunisie depuis seize ans et actionnaire unique d’une PME de 80 salariés, AFC Industrie, à Tunis.
Cette société d’assemblage, de fabrication et de contrôle, totalement exportatrice, possède un gros client en France, Ecofit, producteur de moteurs et de ventilateurs à Vendôme (Loir-et-Cher). Créée en mai 2010, AFC commençait à exporter un mois après, alors même que ce sous-traitant ne disposait pas de tous les documents lui permettant de fonctionner. Il avait, d’ailleurs, pu au préalable installer ses machines, sans disposer de l’agrément des Douanes pour l’utilisation des locaux. « Le camion transportant les machines était plombé. Le douanier a juste contrôlé son contenu », rapporte Bruno Bourel.
« Pour autant, insiste le directeur de la PME, l’administration est extrêmement rigoureuse et vous devez vous doter de tous les documents vous permettant de fonctionner, d’exporter et de bénéficier des avantages du statut de société totalement exportatrice, comme l’exonération de TVA, ce qui demande en gros trois mois. »
Treize mois après son démarrage, AFC ne connaît pas de turnover de son personnel, tunisien et principalement féminin. « Manager n’est, pourtant, pas simple, affirme Bruno Bourel. Les Tunisiens sont compétents, mais un peu fatalistes. Il faut leur donner le tempo pour avancer », explique le dirigeant français. Pour réduire cette contrainte, il responsabilise ses cadres – quatre femmes et un homme – en leur donnant des objectifs chiffrés.
Quatre d’entre eux bénéficient d’un CDI. La responsable de la logistique, qui disposait d’une expérience professionnelle, a, au passage, doublé son salaire en entrant chez AFC. « La cadre en charge de la qualité a voulu, pour sa part, signer un CDD d’un an pour se donner la liberté de rester ou de partir », précise Bruno Bourel. « L’entreprise compte sept autres salariés en CDI, qui sont des personnes d’expérience que j’ai pu débaucher ici, en Tunisie, en leur offrant un salaire de 30 à 40 % supérieur à ce qu’ils touchaient dans leur précédente société », assure le directeur d’AFC. Les autres employés ont conclu des CDD de trois à six mois qui ont été renouvelés. Leur paie correspond au Smic augmenté de 15 %. « Pour cette catégorie de personnel, expose Bruno Bourel, nous expliquons que leur capacité à devenir polyvalent est une garantie pour rester dans l’entreprise. »
F. P.
ENS : jouer la carte institutionnelle et politique
Dans des secteurs prioritaires comme l’environnement et le tourisme, jouer de ses relations peut être indispensable, surtout quand il s’agit d’introduire une nouvelle technologie. Tel est le cas de la société Espace nautique & Services (ENS), fondé en novembre 2008 par Philippe Darboux, ancien directeur chez Eurocopter et président de la mutuelle d’EADS.
« Au départ, je voulais nettoyer des bateaux. Puis, m’étant rendu compte que les Tunisiens savaient très bien le faire, j’ai imaginé de récupérer avec un bateau des déchets maritimes ou aquatiques, solides ou liquides, dangereux ou non », relate le créateur d’ENS. Il s’est associé à deux autres entreprises, d’une part, la tunisienne Azimuts pour les études et les analyses, d’autre part, la française Segor (groupe Sita) pour la récupération à quai et le transport des déchets jusqu’à une déchetterie agréée. « J’ai sciemment joué la carte des politiques », raconte Philippe Darboux. Par exemple, grâce à un ami très connu, directeur de clinique, il a rencontré le sénateur maire d’une grande ville, puis le ministre tunisien de l’Environnement. Il a aussi bénéficié de l’appui de la ME Ubifrance à Tunis.
En juin 2010, il organise la démonstration du bateau nettoyeur Cataglop, de marque Ecocéane, au port de Sidi Bou Saïd, en présence du ministre de l’Environnement et de l’ambassadeur de France. Cet événement lui permet de sensibiliser les professionnels des marinas, des ports de plaisance ou des agences, comme l’ANPE (environnement) ou l’Angep (gestion des déchets).
Aujourd’hui, compte tenu des événements, le projet de bateau dépollueur est suspendu. Néanmoins, ENS est devenu conseiller de l’Office national du tourisme tunisien (ONTT) pour l’obtention du label Pavillon bleu sur des plages. Et, surtout, ce qui fait vivre dans l’immédiat ENS : la société tunisoise représente en Tunisie Medusa Product, une société de Monaco, inventeur des filets antiméduses. Ce produit peut être utilisé pour protéger les plages. D’une taille standard de 25 m de long et 2,70 m de profondeur, « il se présente comme une piscine de mer. Nous l’avons déjà vendu à plusieurs hôtels, comme le Mövenpick à Gammarth, El Shem à Monastir, Riadh Palms et Haschubal à Port El Kantaoui », révèle Philippe Darboux. ENS effectue également la pose et le service après-vente : réparation, stockage, entretien, contrôle de la sécurité. Comme les filets ne laissent pas pénétrer les micro-organismes, l’initiateur du projet tunisien espère un jour pouvoir aussi utiliser ses bateaux dépollueurs pour récupérer les déchets le long de ces piscines.
En fait, ce ne sont pas les projets qui manquent : système d’optimisation de carbonisation et d’économie de carburant pour les bus ou encore production de briques, à base d’un mélange de boues d’épuration et d’algues, pour la construction et la production de tables, de meubles ou d’équipements de plage…
F. P.
NP Tunisia : société totalement exportatrice vendant localement
Filiale du plasturgiste lyonnais Nief Plastic (groupe Sintex), NP Tunisia vend à une cinquantaine d’entreprises établies sur place, par exemple, des boîtiers à Sagem, son principal client.
Comme ses partenaires exportent, ensuite, leurs produits finis, le sous-traitant tunisois bénéficie des avantages prévus par le statut de société totalement exportatrice : exonération d’impôt pendant dix ans (au-delà, le taux est de 10 %), de TVA, etc. « Si nous étions localisés dans une région dite de l’intérieur, nous aurions aussi reçu une aide à la construction, à l’investissement matériel, une exonération de charges sociales », expose Arnaud Boulard, le directeur du site tunisien. Mais, en l’occurrence, sise à Tunis, la filiale de Nief ne bénéficie pas de ces avantages. En revanche, ses clients sont tous situés dans un rayon de 70 kilomètres, et 90 % se chargent du transport départ usine.
Crise ou pas crise, NP Tunisia affiche des croissances annuelles remarquables, de l’ordre de 20 à 30 % par an. Son principal client, Sagem, est une success story en Tunisie. « C’est grâce à sa filiale tunisienne que Sagem est devenu aussi client de notre groupe au Maroc et en France », assure Arnaud Boulard.
Par ailleurs, remarque-t-il, « nombre de sociétés qui faisaient sous-traiter jusqu’à présent en France, en Hongrie, en Espagne ou en Italie regroupent leurs achats et leurs productions, à l’instar de Mersen ». Ce fabricant de porte-fusibles et de fusibles, qui assemble en Tunisie, confiait l’injection de ses produits en Espagne. Cette activité est maintenant réalisée par NP Tunisia. Cette société compte 350 personnes, principalement dans l’activité d’emballage, car le process est largement automatisé. D’ailleurs, elle investit 1 million d’euros dans de nouvelles machines d’injection.
Un ouvrier possède un niveau d’éducation moyen peu élevé (2e-3e), ce qui explique peut-être un événement récent, qui s’est déroulé dans son entreprise et auquel Arnaud Boulard ne s’attendait pas : l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) souhaitait organiser des élections pour doter l’entreprise d’une section syndicale. Le jour dit, la représentation était insuffisante. « Je pensais que deux leaders syndicaux allaient se détacher et, finalement, ce n’est pas le cas. Ils n’ont pas vraiment cherché à se révéler », observe encore avec surprise le patron de NP Tunisia.
Faute d’éducation civique et d’approche du syndicalisme, il est, sans doute, difficile de demander au personnel de l’entreprise de développer une conscience sociale de type syndicaliste. L’UGTT va donc devoir relancer le processus électoral et convaincre au sein de l’entreprise. De son côté, Arnaud Boulard a décidé d’augmenter sensiblement les salaires des employés. « De 5 % par an, nous sommes passés pour 2011 à 15 % », annonce-t-il. Un « minimum », selon lui, si l’entreprise veut « pérenniser son activité ».
F. P.
PMGI Maghreb : diffuser la culture tunisienne
Filiale du cabinet parisien PMGI, la société régionale PMGI Maghreb, spécialisée dans le conseil en management, la formation et le recrutement, s’efforce d’adapter la culture européenne à la culture tunisienne. Le seul Français qu’elle emploie, Stéphane Le Graët, également son fondateur, connaît bien le pays.
Le directeur général de PMGI Maghreb, qui a vécu en Tunisie de 2 à 17 ans, aime à raconter cette histoire toute récente. « J’étais très fier d’avoir sélectionné une grosse poignée de candidats pouvant être embauchés par la directrice des ressources humaines d’une société française cherchant à s’implanter sur place. C’était la première fois que cette femme d’expérience se déplaçait en Tunisie. Elle avait préparé trois questions pour ses entretiens, qui allaient aboutir à un fiasco. »
Voici les trois questions : 1. Pourquoi voulez-vous changer de poste ? 2. Quel est votre profil de carrière ? 3. Quelle est votre connaissance du groupe ? Les réponses furent les mêmes pour tous les candidats : 1. Pour augmenter leur salaire ; 2. Les candidats n’ont pas su répondre ; 3. Ils ne connaissaient pas le groupe.
Résultat : la directrice des ressources humaines n’a retenu aucun candidat. Primo, elle refusait de les augmenter. Secundo, elle ne comprenait pas que, dans la culture tunisienne, le mot carrière n’évoque rien, car le temps n’a pas la même importance qu’en Occident. Tertio, elle était choquée que ses interlocuteurs ne connaissent pas son groupe.
« Jusqu’à la révolte du 14 janvier, les entreprises européennes ont pu se limiter à former leur personnel, à les sensibiliser au management et à la culture du groupe. Mais, depuis, c’est fini », assure Stéphane Le Graët. Selon lui, elles doivent apprendre « à penser local » et « à structurer leur politique de ressources humaines ». « Elles devront rechercher des gains de productivité pour amortir des hausses de salaires légitimes, faire face aux revendications après avoir abusé de la flexibilité du marché du travail en utilisant l’intérim, gérer les syndicats, signer des conventions d’établissement. En d’autres termes, elles devront ouvrir un dialogue social, alors que ce n’était pas la priorité jusqu’à présent. »
« Pendant les événements, poursuit le patron français, PMGI Maghreb a servi à ces entreprises de plateforme d’informations. Parce que mes quinze salariés, qui sont tous entrepreneurs ou chefs de mission autonomes, ont pu démonter leurs capacités professionnelles et ont participé à la révolution, au sein notamment de l’Atuge, l’Association tunisienne des grandes écoles, qui est très active. »
Ces quinze consultants, dont plusieurs binationaux, possèdent tous un bac tunisien ou français obtenu sur place. Ce sont des ingénieurs de l’École des arts et métiers de Lille ou Paris, des diplômés en sciences économiques ou sciences politiques à Aix-en-Provence, anciens élèves de l’École nationale des ingénieurs de Tunis (Enit) ou titulaires d’un MBA de l’université Laval à Montréal. « Je les ai choisis la tête bien pleine, avec de l’expérience ou un bon cursus universitaire, et l’esprit ouvert et critique », précise Stéphane Le Graët. Ils maîtrisent aussi parfaitement au moins la langue française.
L’investissement humain semble porter ses fruits, puisque le cabinet tunisois compte parmi ses clients « ayant choisi d’adapter leurs comportements à une nouvelle culture et de nouvelles méthodes » Latelec, Sagem Communication, Total ou encore Delice Danone.
F. P.