Donald Trump, dans un de ses revirements de dernière minute qui met à bout de nerf les directions d’entreprises, vient de décréter une suspension pour 90 jours (sauf pour la Chine) de ses droits de douane réciproques, ne maintenant que les 10 % universels, mais l’incertitude reste entière. Passée la sidération, comment les PME et ETI françaises qui ont des courants d’affaires avec les États-Unis s’adaptent-elles à la nouvelle politique tarifaire américaine et à son imprévisibilité ? Le Moci a enquêté auprès de Salvéo, Ragni, Laguiole en Aubrac, Fermob, Leader, Stif et Thuasne.
« Cette période est très particulière, ça change tous les jours, une forme d’incertitude s’est installée, de crainte du risque » observe à chaud Laura Naville, responsable de l’Amérique du Nord pour Salveo, société française spécialisée dans le conseil et l’accompagnement des entreprises à l’international.

Basée à Montréal, d’où elle répond aux questions du Moci le 8 avril, elle est aux premières loges pour suivre l’évolution du climat des affaires non seulement parmi les entreprises françaises et européennes que sa société accompagne, mais aussi américaines. « Beaucoup d’Américains sont eux-mêmes surpris par la brutalité de ces mesures, la plupart ne soutiennent pas cette escalade », constate-t-elle.
Pour l’heure, difficile de se projeter dans l’avenir tant l’horizon manque de visibilité. Dans ce contexte, « plusieurs projets ont été mis en stand-by », indique Laura Naville. D’ores et déjà, cette experte du marché nord-américain observe deux tendances fortes dans les réactions des entreprises : « celles qui sont déjà implantées aux États-Unis vont continuer à s’américaniser, celles qui n’y sont pas encore vont regarder ailleurs ». Car une présence américaine est coûteuse à installer et « investir du temps et de l’argent sur un marché aussi instable est trop compliqué ».
Un diagnostic que confirment les témoignages que nous avons recueillis auprès de diverses PME et ETI françaises.
Dans l’incertitude quant à la durée de la situation

Le groupe Ragni, spécialise des systèmes d’éclairage public, est installé aux États-Unis depuis 2013 via une filiale, Ragni Lighting, à Denver, dans le Colorado, où il a développé une activité d’assemblage de pièces venues de France et d’ailleurs, notamment des pièces en aluminium injecté. Les perspectives sont porteuses pour ses solutions économes en énergie et en CO2 et l’entreprise basée à Cagnes-sur-Mer vient même de créer une co-entreprise avec son partenaire distributeur Expérience Brand. Mais cette présence locale n’enlève rien aux incertitudes.
« On ne sait pas lesquelles des mesures tarifaires vont aller au bout, ça change tous les jours, on entend parler de négociations », soupire Jean-Christophe Ragni, président du groupe, contacté le 7 avril. Et de glisser que certains de ses interlocuteurs dans les entreprises américaines « s’excusent des décisions prises par leurs dirigeants ». « Si c’est trop pénalisant, nous seront contraints d’augmenter nos prix », indique-t-il. Mais pour l’heure, pas question de remettre en cause le projet d’investissement outre-Atlantique, c’est le « wait and see ».
Limiter les hausses de prix sur le marché américain

La célèbre coutellerie Laguiole en Aubrac réalise un quart de son chiffre d’affaires aux États-Unis où elle dispose depuis 20 ans d’un bureau de représentation. Elle vend des couteaux de Laguiole, qui bénéficient d’une indication géographique depuis l’an dernier et sont fabriqués dans l’Aveyron par des maîtres couteliers. Son dirigeant avait anticipé la situation en mettant en place une parade aux hausses de droits de douane.
« Pour pallier ces hausses de droits de douane, nous avons pu compter sur notre bureau commercial à Miami, Christian Valat, directeur de Laguiole en Aubrac. Nous n’en avons pas fait une filiale, mais nous avons créé une société de droit local. Comme nous n’avons pas le droit de vendre à perte, nous vendons à cette société, c’est-à-dire à nous-mêmes, les marchandises à prix coûtants ce qui permet d’absorber le surcoût. Un produit à 100 euros revient à 125 euros avec les droits de douane. Vendu 80 euros il revient finalement à 100 euros. »
Faire des stocks et travailler sur la structure des prix

ETI de 500 salarié spécialiste du mobilier d’extérieur, pour laquelle les États-Unis sont devenus le deuxième marché à l’export quasi à égalité avec l’Allemagne, Fermob fait partie de ces multiples exportateurs qui ont anticipé les futurs tarifs de Trump et ont fait des stocks, contribuant à engorger les ports américain fin 2024. Fermob a ainsi expédié pour plus de 2 millions d’euros de marchandises avant l’entrée en vigueur des surtaxes de 20 % selon Les Echos.
Mais une hausse des prix est inévitable à terme si les tarifs douaniers sont maintenus. « 5 à 10 % de droits de douane supplémentaires, nous aurions pu les atténuer. Mais à 20 ou 25 % – on ne sait pas encore à quelle hauteur nous serons taxés -, nous sommes contraints de réagir », a confié Baptiste Reybier, son dirigeant à notre confrère. Son instruction à ses partenaires américains est d’appliquer une hausse des prix de 11 %. Et à terme, concrétiser un projet d’implantation locale pour effectuer les finitions de peinture, pour réduire encore la facture.
Revisiter la structure des prix aux États-Unis

« Le groupe Leader est implanté depuis 2011, nous sommes américains aux États-Unis ». Miguel Ferreira, le patron du groupe Leader, spécialiste normand des équipements et produits de lutte contre les incendies, qui a fait l’acquisition du fabricant texan de ventilateurs Tempest en 2017, n’est pas homme à se laisser abattre. « Tout est imprévisible depuis plusieurs semaines », mais « il ne faut pas subir, il faut innover » déclare-t-il au Moci le 8 avril depuis le Québec, où il est venu rendre visite aux équipes de la filiale canadienne récemment intégrée au groupe, CET, avant de se rendre au grand salon américain des matériels anti-incendie FDIC, à Indianapolis.
Bonne nouvelle pour le dirigeant : les équipes canadiennes avaient vu venir le risque tarifaire porté par le président Trump et ont eu la sagesse de faire certifier tous ses produits USMCA, du nom de l’accord commercial liant le Canada, les États-Unis et le Mexique. Autrement dit, ils échapperont aux nouveaux tarifs.
Et concernant la filiale américaine, qui s’approvisionnent en produits Leader pour compléter ses propres gammes, Miguel Ferreira a anticipé : « Depuis début janvier, nous travaillons avec nos 300 distributeurs américains pour minimiser l’impact des hausses tarifaires, explique-t-il. Pour beaucoup de nos produits fabriqués en France, les émulseurs par exemple ou encore les ventilateurs, on utilise des matières premières et composants que l’on fait venir des États-Unis. On est en capacité aujourd’hui de ne pas payer de droits de douane sur ces matières premières et composants là, lorsqu’on importe aux États-Unis les produits finis venus de France. »
Outre la remise à plat de la structure de la valeur des produits, qui a nécessite une bonne maîtrise des notions clés de l’origine douanière, le groupe Leader travaille aussi sur une augmentation du taux d’intégration locale des matériels et produits qu’il commercialise aux États-Unis. Qu’il s’agisse des ventilateurs, dont les sous-ensembles sont importés de France et assemblés localement, aux émulseurs, pour lesquels l’entreprise pourrait à terme n’exporter que les concentrés pour transférer à son usine texane l’activité d’assemblage. « Partout où je vends, j’aime être au plus proche des clients finaux » conclut le dirigeant.
Renforcer son empreinte américaine

Un contrat avec la branche stockage d’énergie de Tesla, a propulsé Stif sur le marché américain qui représente aujourd’hui 40 % de son activité. L’ETI angevine, spécialiste des solutions contre les incendies et les explosions industrielles, s’apprêtait à ouvrir un site de production lorsque Donald Trump a été élu à un second mandat.
« Sans être totalement sereins, nous sommes confiants car nous avons préparé cette hausse des droits de douane, confie au Moci, le 7 avril, José Burgos, le P-dg de la Société de tôlerie industrielle française (Stif). L’usine de notre coentreprise à Houston est passée de la classification « stockage logistique » à « production industrielle » afin de servir nos clients américains. Elle est actuellement en cours de démarrage et la mise en place devrait prendre quatre semaines. En attendant, nos produits sont expédiés depuis notre site français et Tesla supporte le coût des nouveaux droits de douane. Nous avons également réalisé un sourcing 100 % local pour ne pas avoir à importer d’intrants. »
Compter sur son assise internationale pour maîtriser l’impact
Présent dans le monde entier, le fabricant stéphanois de dispositifs médicaux (orthopédie, compression et sport) Thuasne a renforcé en 2024 sa présence aux États-Unis où elle produit aujourd’hui dans cinq usines afin de servir la clientèle locale. A en croire son porte-parole, la situation est sous contrôle.

« Depuis plusieurs années, Thuasne possède une forte assise internationale (18 filiales en Europe, en Afrique, en Asie et en Amérique du Nord) et structure son implantation industrielle de manière régionale pour se rapprocher de ses marchés, indique dans un courriel adressé au Moci son service communication. Cette décision permet de répondre aux enjeux de proximité de ses territoires de commercialisation tout en réduisant ses émissions de CO2. Thuasne est implanté en Amérique du Nord depuis 2001 avec la création de sa filiale. Depuis, sa présence sur le territoire nord-américain s’est renforcée par l’intermédiaire d’acquisitions (TownSend design en 2011, Quinn Medical en 2016, Lantz Medical en 2019, Knit-Rite en 2020 et Corflex en 2024). Ainsi, le groupe sera probablement impacté mais de manière maîtrisée. »
Malgré le manque de visibilité à court terme, les entreprises françaises planchent déjà sur leur stratégie d’adaptation.
Enquête réalisée par
Christine Gilguy et Sophie Creusillet