Les acteurs de la supply chain souffrent d’un manque de préparation au Brexit, la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, en particulier en cas de « no deal ».
Deal or no deal ? C’est la question shakespearienne qui tient en haleine le Royaume-Uni et ses partenaires depuis des mois. À l’heure où nous écrivons ces lignes, le 8 mars, trois semaines avant le 29 mars, jour de sortie prévu du Royaume-Uni de l’Union européenne (U.E), le suspense subsiste. Pendant ce temps, les interminables tractations politiques entre la Première ministre Theresa May et le Parlement britannique et entre Londres et Bruxelles se poursuivent.
Manque de préparation des deux côtés de la Manche
Le constat du manque de préparation est partagé par les acteurs de la supply chain des deux côtés de la Manche. Personne n’est prêt au no deal car pendant de longs mois beaucoup se sont dit que cela n’allait finalement pas se faire.
Si un accord avec l’UE était finalement arraché à la dernière minute, il prévoit une période de transition jusqu’à fin 2020, durant laquelle il n’y a pas de déclaration en douane à faire aux frontières entre l’UE et le Royaume-Uni. Elle pourrait être prolongée de un à deux ans, le temps de mettre en place un accord de libre-échange. Ce qui garantirait un bon niveau de fluidité lors du passage des marchandises.
Mais le spectre du no deal s’est étendu à mesure que la date fatidique du 29 mars s’est rapprochée. La possibilité d’un délai de quelques semaines ne changerait pas fondamentalement la donne, mais donnerait un temps utile aux entreprises jusqu’ici incrédules face au Brexit pour se préparer. « Certes, les grandes entreprises qui exportent ou importent déjà en dehors de l’UE sont prêtes, remarque Denis Choumert, président de l’AUTF. Mais parmi les autres, certains pensent qu’on va se débrouiller comme pour le bug de l’an 2000, d’autres font confiance aux transitaires. Cela nécessite tout de même de travailler sur ses processus internes pour pouvoir donner les éléments à déclarer en douane. Nous pensons que les expéditions en petits volumes souffriront. »
Pénurie de déclarants en douane
La Freight Transport Association (FTA), syndicat professionnel britannique qui rassemble chargeurs et opérateurs supply chain s’alarme (cf. encadré). Les prestataires de transport et logistique français font écho.
« Le niveau d’incertitude politique est problématique. Les politiciens ne sont pas à la hauteur, regrette Anne Sandretto, déléguée générale, TLF Overseas. Il est plus facile de critiquer l’Union européenne que d’en sortir. Toutefois, notre profession est responsable. Nous travaillons sur le sujet avec nos homologues européens du CLECAT et britanniques de la BIFA. »
Stéphane Salvetat, directeur général de LAM France, explique les problèmes concrets que rencontre un commissionnaire en douane et transport : « nos clients qui ont des flux avec le Royaume-Uni nous posent des questions ; ils savent qu’il y aura forcément un surcoût. Aujourd’hui, j’ai trois déclarants en douane pour près de 4 000 opérations en douane par an. Le problème est qu’on ne sait toujours pas s’il y aura un no deal ou non. L’investissement n’est dans ces conditions pas automatique, alors même qu’il y a des tensions sur le marché du travail sur le métier de déclarant en douane. La profession est en manque de compétences. »
Les chargeurs sont aussi inquiets. D’après Denis Choumert, « mieux vaut se préparer à un no deal. Nous manquons de visibilité, par exemple sur la procédure s’il n’y a pas eu de déclaration anticipée. Nous sommes inquiets en ce qui concerne les contrôles phytosanitaires et sur les procédures de stockage à Calais et Boulogne en absence de déclaration anticipée. »
Un gros travail déjà accompli par l’Administration
Tout n’est pas sombre pour autant. En France, le Premier ministre Édouard Philippe a déclenché le 17 janvier 2019 un plan lié à un Brexit sans accord. Au programme, notons le maintien des licences et autorisations pour les produits liés à la défense et aux matériels spatiaux, la possibilité d’effectuer les contrôles phytosanitaires après l’entrée des produits et/ou animaux sur le territoire métropolitain, dans des centres situés à proximité de leur point d’entrée, et la possibilité pour les entreprises établies au Royaume-Uni de réaliser des opérations de transport routier de marchandises (opérations bilatérales, transit, cabotage) jusqu’au 31 décembre 2019.
Le gouvernement a mis en place brexit.gouv.fr, site d’informations dédié. La Douane a publié un guide pour aider les entreprises qui importent ou exportent des marchandises depuis ou vers le Royaume-Uni et les transporteurs à se préparer au Brexit et à maîtriser les fondamentaux du dédouanement.
Jean-Michel Thillier, directeur général adjoint des Douanes et droits indirects se montre confiant : « le maître mot à conseiller aux entreprises est de bien anticiper la traversée. De notre côté, nous préparons tout comme si le no deal allait arriver. Nous modifions nos infrastructures. Nous testons la première quinzaine de mars un nouveau module informatique pour gérer les flux rouliers aux frontières avec le Royaume-Uni. À partir de mars, 530 agents supplémentaires, dont des agents expérimentés, sont déployés aux points les plus sensibles, y compris les aéroports, dont 250 dans les Hauts-de-France. Par ailleurs, il y a eu aussi des recrutements au niveau des services phytosanitaires de l’État. »
Les professionnels français anticipent
Côté éditeurs de logiciels pour le transport maritime, la société MGI, qui a notamment comme client Dunkerque, propose un module spécifique pour les flux relatifs au Brexit. Idem du côté de son concurrent Soget dont le directeur général, Hervé Cornède apparaît serein : « contrairement à d’autres frontières à passer, le passage se fait dans un délai très court, ce qui nécessite de l’anticipation. Pour les passages de frontière par voie maritime, le module de notre Cargo Community System (CCS) S)1 Easy Brexit est le même pour tous les opérateurs. Il est testé et prêt. Anticiper les flux d’informations dématérialisés et la déclaration en douane permettront aux transporteurs d’éviter les blocages. »
TLF et TLF Overseas recommandent à ses adhérents de se préparer à un no-deal au 29 mars et à toutes les conséquences sur l’activité. Ils conseillent de bien communiquer auprès des clients, en les incitant à demander un numéro EORI « Economic Operator Registration and Identification » (numéro unique d’identification communautaire attribué par les administrations douanières européennes), et, à l’import, de mettre en place des solutions intégrant les procédures douanières de transit (sites agréés, caution).
Anne Sandretto souligne le travail fourni par TLF : « un groupe de travail transverse étudie les questions sociales, commerciales, juridiques, informatiques et douanières pour avoir une vision globale des enjeux et des conséquences.TLF accompagne ses membres en leur fournissant informations et documentation pratique. Nous les avons alertés sur la hausse du volume des déclarations en douane à l’import et là l’export, qui nécessite de la formation et du recrutement. Nous avons trouvé un organisme partenaire pour mettre en place un module de formation accéléré. Les flux de marchandises vont être modifiés. Les flux alimentaires notamment vont changer en fonction du niveau d’efficacité des contrôles phytosanitaires aux différents postes-frontières. Nous travaillons à limiter les files d’attente. Les déclarations anticipées vont primer. »
Pour montrer ce qu’il va se passer avec le Brexit, les douaniers ont enclenché le 5 mars la grève du zèle dans de nombreux sites. Ils réalisent des contrôles plus approfondis, ce qui a notamment engendré des kilomètres de bouchons pour les poids lourds. Ils réclament plus de moyens humains et matériels. La création de postes prévue, au total 700, est à leurs yeux insuffisante.
Le chemin est encore long pour aboutir à des flux transport et douaniers aussi fluides qu’avant le Brexit. En attendant, espérons que cette bascule historique ne se termine pas aussi mal que dans les tragédies shakespeariennes. Mon royaume pour un accord !
Christine Calais
Trois questions à Pauline Bastidon, directrice de la politique européenne de la Freight Transport Association (FTA)
Le Moci. Les opérateurs de transport et les chargeurs britanniques, que la FTA représente, sont-ils prêts pour le Brexit ?
Pauline Bastidon. Il est impossible d’être parfaitement prêt ! Nos membres sont dans l’incertitude d’une sortie avec ou sans accord. Certains hommes politiques veulent sortir sans accord, mais n’ont rien à proposer pour s’organiser sur le terrain. Les réalités opérationnelles passent au second plan. C’est une façon de se jeter dans le précipice.
Le Moci. Quels sont les principaux problèmes que soulève le Brexit ?
P. B. Les acteurs de la chaîne logistique manquent de temps pour se préparer. Pourtant, malgré l’incertitude, il faut s’y mettre. Si certains de nos membres se sont préparés, le changement est difficile et coûteux pour les PME, et elles ont tendance à remettre l’ouvrage au lendemain. De plus, nous manquons au Royaume-Uni cruellement d’agents de dédouanement, alors que nous savons que la demande de compétences va augmenter. De nombreuses questions pratiques restent également en suspens : par exemple, que se passera-t-il pour les produits en transit le 29 mars à minuit ? À Calais, le parking de 200 places sera-t-il assez grand ?
Le Moci. Que va changer le Brexit pour le monde de la supply chain ?
P. B. Les supply chain sont si imbriquées, que le Brexit va impliquer de profonds changements. Si on aboutit au no deal, ce ne sera certes pas la fin du monde, mais un choc énorme ; une période de transition serait salutaire pour s’adapter.