Entretien avec Alberto Balboni, économiste chez Xerfi
La dégradation du solde commercial de l’industrie française pèse sur le déficit du commerce extérieur. Alberto Balboni pointe une fois de plus la faiblesse du tissu des ETI et PMI en France.
Le Moci. Pouvez-vous expliquer en quoi la dégradation progressive du solde commercial de l’industrie française est responsable du déficit du commerce extérieur français ?
Alberto Balboni. Chiffres à l’appui, je constate qu’en 2011 la facture énergétique (solde commercial concernant les produits énergétiques y compris le pétrole raffiné et le coke) a représenté 74 % du déficit commercial français. En revanche, l’industrie (y compris le matériel militaire qui est comptabilisé à part par les Douanes) a contribué au déficit à hauteur de 31 %. La somme fait plus que 100 % car le secteur agricole a affiché un excédent commercial d’environ 4 milliards d’euros.
Par rapport à 2010, le déficit s’est creusé de 18,1 milliards d’euros, passant de 51,5 milliards à 69,6 milliards. Les contributions de la facture énergétique et de l’industrie à cette dégradation ont été, respectivement, d’environ deux tiers et un tiers. On ne peut donc pas nier une forte contribution de l’alourdissement de la facture énergétique à la dégradation du déficit en 2011. Cette contribution est tout à fait logique, car le cours annuel moyen du pétrole n’était pas comparable en 2010 et en 2011 (il était d’environ 40 % plus élevé qu’en 2010).
C’est pourquoi, il est plus intéressant de comparer le déficit de 2011 à celui enregistré dans une autre année où le prix de l’énergie était historiquement élevé.
L’année 2008, qui est par ailleurs l’année du précédent record en matière de déficit commercial de la France, se caractérise par un prix moyen du brent comparable (bien que légèrement inférieur) à celui de 2011. Or, on s’aperçoit que la facture énergétique a été similaire en 2008 (59 milliards) et en 2011 (62 milliards). En revanche le déficit de l’industrie (hors matériel militaire) s’est fortement dégradé en l’espace de trois ans, passant de 16,5 milliards à 28,9 milliards (cf. graphique en bas de page en PDF).
On distingue donc deux composantes dans le déficit commercial français : l’une conjoncturelle, lié à la facture énergétique et tributaire des évolutions exogènes des cours du pétrole. Cette composante peut varier d’une année sur l’autre, mais les éventuelles dégradations ne peuvent pas être imputées à une baisse de compétitivité de la France.
L’autre composante est en revanche structurelle et concerne le déficit industriel. Or celui-ci était encore excédentaire au milieu des années 2000 et continue de se détériorer d’année en année.
Le Moci. Quels sont les secteurs industriels les plus touchés ?
Alberto Balboni. En 2011, presque tous les grands secteurs de l’industrie ont contribué au creusement du déficit de l’industrie. Les secteurs déficitaires comme le textile, la métallurgie, la chimie ou l’automobile ont vu leurs déficits se creuser, tandis que les secteurs excédentaires (comme l’industrie pharmaceutique et aérospatiale) ont vu leurs excédents fondre. Il est intéressant de se pencher sur les différents secteurs de la catégorie des matériels de transport.
Le secteur de la construction automobile, encore excédentaire à hauteur de 3,8 milliards d’euros en 2006, a vu son solde se dégrader de manière constante, jusqu’à atteindre un déficit de 8,4 milliards en 2011. Les équipementiers automobiles affichent encore un excédent (de 3,1 milliards) mais ce dernier s’est dégradé légèrement par rapport à 2010.
La même chose a eu lieu dans le secteur aérospatial. Le fleuron du commerce extérieur français a affiché un excédent de 17,7 milliards en 2011 contre 18,1 milliards en 2010. Enfin, les secteurs du matériel ferroviaire et des navires (qui étaient jusqu’à 2010 excédentaires) ont affiché pour la première fois un solde (légèrement) négatif en 2011.
Seule exception parmi les secteurs de l’industrie manufacturière, l’industrie agroalimentaire a vu son excédent augmenter en 2011, mais même ce chiffre cache une petite déception, car cette amélioration a été essentiellement due à la performance des boissons alcoolisées (domaine dans lequel la France bénéficie de positions de « monopole » mondial sur plusieurs produits (tels le champagne, les vins de Bordeaux ou le cognac) et non aux produits alimentaires transformés.
D’ailleurs, la France a cédé dès 2001 à l’Allemagne la place de premier exportateur de produits agroalimentaires vers l’Union européenne et l’écart entre les deux parts de marché n’a cessé de se creuser depuis.
Le Moci. Le modèle économique français basé sur le dynamisme de la consommation des ménages et des services doit-il évoluer ?
Alberto Balboni. En plus d’être basé sur le dynamisme de la consommation et des services, le modèle de croissance français de ces dernières années est basé sur le rôle des multinationales dans l’économie. La France dispose de plus de grands groupes transnationaux que l’Allemagne ou l’Italie.
En revanche, par rapport à ces deux pays (et surtout vis-à-vis du premier), elle a un déficit en termes d’ETI (les « entreprises de taille intermédiaires », employant de 250 à 5 000 salariés) et de PME capables d’exporter. Or, les multinationales ont tendance à produire directement dans les pays de destination de leurs ventes. À ce propos, il faut souligner que lorsqu’une multinationale comme Alstom ou Areva (ou encore plus récemment Dassault) décroche un grand contrat à l’étranger, souvent celui-ci prévoit la production sur place (en Corée ou en Inde…) de la marchandise livrée, et donc n’a pas d’effet positif sur la balance commerciale française, car il n’y a pas dans ce cas d’exportation de produit depuis la France (*).
Pire, l’effet sur la balance commerciale française peut même être négatif, si la marchandise produite à l’étranger par la multinationale française est ensuite importée en France (cf. Renault au Maroc).
Toute initiative politique (et fiscale) visant à renforcer la compétitivité des PME et des ETI françaises (via une hausse de leur rentabilité et donc de leurs taux de marge) serait la bienvenue pour accroître leur capacité d’exportation. En effet, exporter signifie tout d’abord faire face à des coûts plus élevés, en matière de transport, assurance, prospection des marchés… Mais il faut savoir aussi que toute politique industrielle visant à augmenter la compétitivité des firmes exportatrices implique des coûts en termes de stagnation du pouvoir d’achat et de la consommation des ménages – et donc in fine de la croissance – pendant plusieurs années, avant que les effets positifs de ces politiques puissent se manifester via un essor des exportations.
L’exemple de l’Allemagne de la première moitié des années 2000 nous montre que le renforcement de la compétitivité a un prix en termes d’années de croissance perdue. Il est donc raisonnable de se demander si la période actuelle (se caractérisant déjà par un ralentissement de la croissance et de la consommation des ménages en particulier) est vraiment le bon moment pour entreprendre ce chemin.
Propos recueillis par Isabelle Verdier
(*) En revanche il reste un effet positif au niveau de la balance courante française, car la multinationale rapatrie ses revenus en France (quand elle ne les réinvestit pas dans le pays d’implantation).
L’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni font mieux que la France
Alberto Balboni explique aussi pourquoi, en matière de commerce extérieur, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni font mieux que la France : « Parmi les grands pays européens, la France est la seule à avoir enregistré une hausse des exportations inférieure à 10 % (+8,6 %) en valeur en 2011. En outre, la reprise des exportations hexagonales depuis le point bas atteint en 2009 a été plus molle que celle observée en Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne et en Italie. Ces observations semblent montrer que l’industrie hexagonale est sortie plus affaiblie que celles de ses partenaires de la crise de 2008-2009.
La structure industrielle de l’Italie est composée d’un étroit tissu de PME souvent regroupées en « districts », notamment dans le nord et dans le centre du pays. Quelques districts bien connus sont celui de la mécanique à Bologne, des lunettes, du textile, et des équipements sportifs en Vénétie, du cuir et chaussures dans les Marches, de la céramique dans le département de Modène, de l’agroalimentaire à Parme… Les PME italiennes sont plus ouvertes à l’exportation que les françaises et en particulier à l’exportation vers le grand large (Asie, Russie…) du fait d’une spécialisation de niche qui les rend souvent leaders sur des petits marchés (c’est le cas aussi de certaines PME allemandes).
L’Italie affiche comme la France un déficit commercial, mais d’une part ce déficit est nettement plus faible (un peu plus de 30 milliards d’euros en 2011), d’autre part il est entièrement dû à la facture énergétique (l’industrie transalpine demeure génératrice d’excédents, à la différence de la française). Ceci dit, l’Italie n’a pas été aussi « vertueuse » que l’Allemagne dans le renforcement de sa compétitivité extérieure. D’ailleurs, sa part de marché dans le commerce mondial de produits manufacturés a bien reculé depuis le début des années 2000 (mais moins que celle de la France), alors que celle de l’Allemagne a légèrement augmenté, malgré l’essor des pays émergents exportateurs, comme la Chine.
En ce qui concerne l’Espagne et le Royaume-Uni, ils ne sont pas du tout des exemples de réussite industrielle. D’ailleurs, les deux affichent des gros déficits commerciaux. Celui du Royaume-Uni est supérieur à celui de la France, alors que celui de l’Espagne est devenu plus faible cette année, essentiellement en raison d’un fort ralentissement des importations, dû à une demande domestique très morose.
Le Royaume-Uni a un modèle économique basé sur le développement des services, notamment financiers, incarnés dans la City de Londres. L’Espagne a fondé sa forte croissance de la période 2000-2007 sur l’essor de la consommation des ménages et de la construction résidentielle, en partie financées à crédit. Elle est maintenant en train de « purger » les excès des années passées, suite à l’effondrement de la bulle immobilière en 2008-2009 (d’où une période prolongée de désendettement des ménages, crise durable du secteur de la construction, chômage élevé…).
Donc en comparant la faible croissance des exportations françaises en 2011 à la croissance des exportations britanniques et espagnoles, je veux surtout souligner qu’en 2011 la performance française à l’export a été même pire que celle de deux pays qui ont des difficultés notoires en matière d’exportation et de compétitivité de l’industrie. »
Propos recueillis par I. V.