Les entreprises françaises sont de plus en plus nombreuses à s’intéresser au Kazakhstan. À côté des grands groupes qui s’y sont implantés à la faveur de grands contrats, des PME et des entrepreneurs y développent leurs affaires, en dépit de règles contraignantes comme celle du « local content », le « contenu local ». Comment font-elles ? Enquêtes et témoignages.
« Local content » : une demande d’assouplissement
La loi kazakhstanaise oblige les sociétés étrangères à acheter des biens et à employer localement. Une excellente façon de soutenir le développement d’un tissu industriel national… mais l’application s’avère souvent difficile.
Le 4 novembre 2011, à Astana, Eric Besson soulevait la question « des dérogations nécessaires à la législation du Kazakhstan en matière de recrutement de main-d’œuvre étrangère spécifique. » Et ce n’est rien moins qu’avec le Premier ministre, Karim Massimov, que notre ministre de l’Industrie abordait le problème. Certes, il le faisait à propos du gisement pétrolier géant de Kashagan, dont Total préside la société opératrice. Mais cela n’en prouve pas moins combien le « contenu local » est un vrai sujet, perçu comme handicapant pour les entreprises étrangères œuvrant au Kazakhstan.
Le 1er janvier prochain, Astana prévoit d’accroître encore les taux de « contenu local. » « Notre plan est d’avoir 90 % de contenu local dans les services d’ici à 2015 », explique Yerlan Kylbaïev, directeur de département à l’Agence nationale du développement du contenu local (Nadloc). Un « contenu local » qui n’est « pas applicable à un contrat signé entre entreprises privées, mais seulement avec un organisme public, une entreprise d’État, et pour le secteur de l’exploitation du sous-sol », précise le fonctionnaire.
Cette loi est bonne sur le principe, reconnaissent les hommes d’affaires étrangers. Surtout en cette année de révoltes arabes, où les logiques rentières ont montré leur dangerosité dans les États pétroliers du Moyen-Orient qui n’ont pas utilisé leurs pétrodollars pour développer un tissu industriel et créer de l’emploi.
Le problème, au Kazakhstan, est l’application de cette loi qui exige des taux de « contenu local » trop élevés compte tenu des capacités actuelles du pays. « En ce qui concerne l’embauche de cadres, on ne peut pas respecter la loi sans mettre en danger nos opérations. Ce pays manque d’ingénieurs. Cela tient à la mauvaise qualité de la formation, mais aussi au très grand nombre de projets en cours », explique un cadre d’une entreprise minière occidentale.
Du coup, en 2011, des entreprises françaises se sont investies dans la formation et la recherche pour respecter la loi sur le « contenu local » : Total avec un projet d’institut de soudure, Schneider Electric comme partenaire industriel d’un centre des métiers de l’électricité, Lactalis et Areva pour former leurs cadres. Le législateur kazakhstanais travaille à une loi sur le calcul du « contenu local » applicable à tel ou tel secteur. « Il faudrait que cette loi ne s’inspire pas que des industries extractives, mais tienne compte des fondamentaux des autres secteurs. Nous avons une activité d’intégrateur. Pour nous, la maintenance et la formation sont capitales », témoigne Silvère Delaunay, directeur d’EADS Kazakhstan. En attendant, il faut s’adapter.
R. G.
CIS : s’adapter pour gagner des appels d’offres
En 18 ans d’expérience sur les chantiers pétroliers et miniers du Kazakhstan, la société de catering marseillaise CateringInternational & Services (CIS) a appris à évoluer dans ce pays en mutation permanente. Elle y prévoit 37 % d’augmentation du chiffre d’affaires en 2012.
« Ce pays avance tellement vite depuis quelques années qu’il faut en permanence savoir s’adapter », raconte Rémy Guth, le directeur de CAC, filiale au Kazakhstan de CIS. Et ce pionnier de la société marseillaise en Asie centrale de préciser que le succès réside dans la rapidité de l’adaptation aux évolutions du pays. C’est ainsi que CIS a eu jusqu’à 1 200 employés et gère 18 contrats, avec des sociétés chinoises, russes ou kazakhstanaises.
En 2009, CIS crée sa filiale 100 % kazakhstanaise pour répondre au nouvel impératif de « contenu local » requis par la loi du pays. « Elle nous permet de maximiser les notes que nous obtenons dans les appels d’offres. Si vous remplissez les critères du « contenu local », le prix que vous proposez est minoré de 20 % », explique Saman Hamidi, directeur Asie centrale de CIS. Tout le dispositif au Kazakhstan de CIS témoigne de cet impératif d’adaptation. « Nous y avons quatre bureaux, en raison de l’immensité du pays, mais aussi des lourdeurs administratives, affirme M. Hamidi. Il nous faut remplir plusieurs fois les mêmes imprimés pour le service des impôts, la sécurité sociale, les retraites, etc. C’est très lourd. J’ai une équipe complète pour gérer ces affaires », déplore-t-il. Grand comme cinq fois la France mais seulement peuplé de 15 millions d’habitants, le pays impose des contraintes qui lui sont propres. « Lorsque je choisis un fournisseur, je vérifie d’abord sa capacité à livrer quelles que soient les températures et aussi loin que se trouve notre site », explique Rémy Guth. Les choses s’améliorent. « Tout le monde passe aux normes ISO, cela facilite notre travail », constate M. Hamidi. Du coup, CAC vient d’adopter un business plan prévoyant une augmentation de 37 % de son chiffre d’affaires en 2012.
R. G.
Protech : « Nos clients, le top 1 000 des Kazakhstanais les plus riches »
2 000 dollars US pour faire protéger la peinture de sa voiture de luxe, ça marche au Kazakhstan. En janvier 2010, trois jeunes entrepreneurs, deux Français et un Kazakhstanais, lançaient Protech, à Almaty. C’est bien parti et le trio multiplie les idées pour explorer cette niche du luxe jusqu’au bout.
Des traitements et soins esthétiques pour les voitures de luxe, c’est un vrai marché au Kazakhstan. Rien qu’à Almaty, la capitale économique du pays, 160 Bentley circulent dans le réseau de rues en damier, dessiné à l’époque soviétique, cinq Bugatti Veyron, une quinzaine de McLaren SLR et de Maybach sans parler des Porsche et autres Lexus qu’on ne compte plus. « Les gens qui achètent ce genre de voitures des centaines de milliers d’euros n’hésitent pas à ajouter 2 000 dollars pour un service qui rendra leur véhicule brillant comme un bijou. Ils disent oui tout de suite », explique Stéphane Onimus, 35 ans, un des trois patrons de « Le Rocher », qui a repris la licence de Protech, société monégasque. En janvier 2010, il lançait Protech à Almaty avec Alexandre Houdebine et Eldos Daulet, un jeune Kazakhstanais parfaitement francophone. « Nous avons créé la société en octobre 2009. En trois semaines, assisté d’un notaire spécialisé, elle était enregistrée. Cela a été facile », raconte Stéphane Onimus.
Après une longue expérience commerciale à Dubaï, Stéphane décide de s’installer au Kazakhstan en 2008. Il monte deux petites sociétés d’import mais se concentre surtout sur le projet Protech « qui demandait à être très bien ficelé. » Mais la niche haut de gamme est là et les concurrents directs quasi inexistants. « Nous avons fait une étude de marché, passé des accords avec les distributeurs des grandes marques en leur disant qu’avec nous ils allaient offrir un service en plus à leurs clients et donc encore améliorer leur marge, sans rien avoir à investir. »
Dans le showroom de Land Rover, sur l’avenue Suyumbai à Almaty, un discret présentoir noir est disposé près des véhicules. Chaque matin, une équipe de « Le Rocher » passe bichonner les 4×4 à la peau de chamois.
« Nous n’avons presque rien investi dans les locaux puisque nous travaillons chez les concessionnaires pour être au plus proches des clients finaux. Soit ils ont station de lavage, soit nous utilisons un produit de nettoyage écologique sans eau, avant de procéder au traitement Protech », explique Stéphane Onimus. Il a fallu environ 85 000 euros d’investissement de démarrage pour obtenir la franchise, acheter les produits et les équipements. « Nous limitons pour l’instant nos frais de fonctionnement en travaillant directement chez nos partenaires concessionnaires en attendant de monter notre propre centre », ajoute-t-il.
La société est en phase de démarrage, mais tout annonce un avenir radieux. Le trio a démarré en septembre dernier son activité film avec la marque Sunprotech : films « teintage » de vitres, de protection pour carrosserie, antirayures, décoratifs… D’autres projets sont dans les cartons, comme le lavage dans les hôtels de luxe… et pourquoi pas le marché des jets privés des oligarques kazakhstanais ? « Mais il nous faut encore gagner en expérience », estime Stéphane Onimus.
R. G.
Danone et Lactalis : face à un secteur laitier à reconstruire
Le secteur des produits laitiers n’est pas le plus facile au Kazakhstan. Danone et Lactalis en savent quelque chose. Tout est à faire.
C’est de l’amont à l’aval que les difficultés s’accumulent. « Notre plus gros problème, c’est l’approvisionnement en lait. Il en manque dans le pays », explique David Manzini, le directeur de Danone en Asie centrale et dans le Caucase. Résultat, la petite usine d’Almaty, ouverte il y a un an, prévue pour 15 000 t/an, principalement de yaourts et de produits comme Activia ou Rastichka, ne tourne qu’à 35 % de ses capacités.
N’ayant jamais été véritablement restructurée depuis la chute de l’URSS, la production de lait au Kazakhstan souffre de tous les maux. La saisonnalité varie de un à six au cours de l’année. La productivité est faible : 2 500 litres par an et par vache, soit deux trois fois moins qu’en Europe. La qualité n’est pas toujours au rendez-vous. La collecte du lait est laborieuse tant les producteurs sont éparpillés sur l’immense territoire kazakh. Lactalis va parfois chercher son lait jusqu’à 600 km. « Ouvrir une ferme serait probablement une solution. Nous sommes en cours d’étude pour le développement d’un projet », affirme David Manzini. Pour Danone Berkut, la filiale locale du groupe, il faudra également encourager le support des petits producteurs de lait avec un système de coopératives, car ils sont très dépendants de négociants locaux. Ce moyen permettrait plus facilement d’octroyer des microcrédits qui aideraient les fermiers, parfois n’ayant que quelques vaches, à améliorer quantité et qualité de leur production.
Côté marché, là aussi il s’agit de structurer. « Il nous faut encore expliquer au consommateur kazakhstanais que, pour sa santé, il doit manger de bons produits laitiers », explique M. Manzini. Le directeur de Danone Berkut a par exemple proposé voilà trois mois au gouvernement de faire un programme d’éducation alimentaire sur les produits laitiers, du type de celui de la Commission nationale interprofessionnelle laitière en France (« les produits laitiers sont vos amis pour la vie… »). Pas de réponse pour le moment.
Actuellement, pour des raisons de logistique et de prix, le marché est tenu à 45 % par des sociétés vendant des yaourts UHT, moins chers que les yaourts « vivants. » Avec une inflation de plus de 7 % en 2011, notamment sur le panier de la ménagère, Danone a choisi de baisser ses prix de 17 à 20 % pour les placer à environ 10 % au-dessus de ceux des yaourts UHT.
R. G.
Corruption : du mieux, mais le fléau persiste
« Je ne connais pas de sociétés qui aient fermé à cause de la corruption, mais j’en connais que cela a dissuadé de venir », nous explique un expatrié occidental qui travaille au Kazakhstan depuis dix ans. « C’est épuisant. Un coup c’est la douane, un autre l’inspection du travail, les services hygiéniques, quelqu’un qui vous explique que contre un dessous-de-table vous pourrez reconcourir dans un appel d’offres perdu… À chaque fois, on voit bien que ce n’est pas le respect de la loi qui les amène », poursuit-il. Rares sont les hommes d’affaires étrangers que nous avons interrogés qui n’ont pas eu affaire à la corruption.
Certes, les choses s’améliorent. « Entre 1993, quand je suis arrivé, et aujourd’hui, c’est le jour et la nuit », constate Marc Bassot, vétéran français de la république centrasiatique. Depuis quelques années, le gouvernement mène une lutte contre la corruption qui a conduit à l’arrestation de milliers de fonctionnaires.
« C’est une vraie campagne de lutte. Des gens sont arrêtés, ce qui est nouveau. Avant, les corrompus n’écopaient que d’amendes. Malgré tout, la corruption ne diminue pas », estime Sergueï Zlotnikov, directeur Kazakhstan de Transparency International.
Manque de volonté politique au plus haut niveau ? C’est ce que tend à prouver l’exemple d’une autre ancienne république soviétique, la Géorgie, qui a véritablement éradiqué la corruption depuis 2003.
R. G.