Guerre syrienne, incertitudes politiques… La Turquie est prise dans un maelström de tensions régionales et intérieures qui pourraient donner le tournis. Pourtant son économie résiste et ses entrepreneurs gardent le moral. Enquête sur le paradoxe turc.
Les hommes d’affaires en Turquie ont toutes les raisons de s’inquiéter. Durant la guerre civile en Syrie, le pays a reçu plus de trois millions de réfugiés. Les bombes de l’organisation État islamique (EI) et de la rébellion kurde visent ses villes. La Russie, principale pourvoyeuse d’hydrocarbures et important débouché pour les produits turcs, a déployé un éventail de sanctions économiques après que la chasse turque a abattu un de ses avions de combat, en novembre à la frontière turco-syrienne. Deux élections législatives successives en 2015 et des interrogations sur une dérive autoritaire d’Ankara ont ajouté au climat d’incertitude.
Et pourtant, la machine tourne. L’économie turque a connu en 2015 une croissance de 4 % (avec un pic à 5,7 % au quatrième trimestre). Cette progression a été portée principalement par les dépenses publiques, dopées en cette année électorale, et la consommation des ménages, en forte hausse après les législatives du 1er novembre, qui ont rassuré sur la stabilité du pays en redonnant la majorité absolue au parti islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002. Contre toute attente, les investissements directs étrangers (IDE) ont connu en 2015 un plus haut historique à 16,6 milliards de dollars, inédit depuis la récession mondiale de 2008.
Face à ces résultats, un constat s’impose : le temps où les crises politiques pouvaient provoquer un effondrement de la Bourse d’Istanbul ou les faillites en chaîne des banques turques est révolu.
Coups d’État, conflit entre laïcs et islamistes, guerres du Golfe dans l’Irak voisin… « Pendant longtemps en Turquie, la politique a influencé l’économie, mais aujourd’hui le secteur privé a réussi à dépasser ce genre d’attitude », commente Léon Co kun, dirigeant du cabinet de conseil aux entreprises Mazars-Denge. Un jugement partagé par Éric Fajole, directeur de Business France pour la Turquie, qui observe une « certaine déconnexion de l’actualité politique et du business ». « Dans les milieux d’affaires, on ne parle pas trop de question kurde ou de Syrie. Lors d’une récente réunion à Uluda (nord-ouest), j’ai croisé une cinquantaine de grands patrons turcs, tous extrêmement positifs. Il y avait beaucoup d’enthousiasme, de confiance dans l’avenir du pays. Ils parlaient d’industrie 4.0, montraient beaucoup d’ambitions à l’étranger », confie Éric Fajole.
Habitués à l’incertitude politique, les hommes d’affaires turcs ont développé une grande capacité d’adaptation. Ainsi, si les statistiques montrent des exportations turques vers la Russie en chute libre en 2015 (- 39,6 % par rapport à 2014, à 3,6 milliards de dollars), les entreprises semblent avoir trouvé la parade aux sanctions. « Bon nombre d’industriels turcs que nous connaissons ont trouvé des astuces pour expédier leurs produits en Russie sous d’autres origines, via la Bulgarie, la Roumanie, l’Azerbaïdjan », signale Éric Fajole. De nouveaux marchés suscitent un intérêt croissant, à commencer par l’Iran.
L’Afrique également suscite un fort intérêt. Il y a aussi une tendance récente des grands groupes turcs à vouloir investir en Europe. L’afflux de réfugiés a, quant à lui, eu des conséquences insoupçonnées. « Les réfugiés qui viennent d’arriver éperonnent la consommation en dépensant leurs économies et les salaires qu’ils perçoivent dans l’économie grise », a affirmé en mai l’agence de notation Standard & Poor’s, estimant que l’« effet réfugiés » était à l’origine de 0,2 % à 0,3 % de croissance annuelle du PIB turc.
Dans un rapport récent, l’agence Ernst & Young table pour 2016 sur une croissance « similaire à celle de 2015 ou même légèrement plus positive » et révèle un regain d’optimisme des investisseurs : 36 % des entreprises sondées par E&Y prévoient un « environnement positif pour l’investissement » en Turquie en 2016, contre 16 % lorsque la même question avait été posée pour 2015 un an auparavant. Le secteur de l’énergie s’impose comme l’un des chefs de files de cette croissance, avec les privatisations attendues de plusieurs centrales électriques et des projets de construction de gazoducs.
Suivent les grands travaux d’infrastructures, pour lesquels le gouvernement prévoit d’engager des dizaines de milliards de dollars d’ici à 2023, date du centenaire de la fondation de la République turque. Derrière des projets pharaoniques hautement médiatisés – troisième pont et aéroport d’Istanbul, tunnel routier sous le Bosphore, canal reliant la mer Noire à la mer de Marmara – se cache une myriade d’aménagements attractifs pour les investisseurs étrangers : construction de 10 000 km de voies ferrées à grande vitesse et de 4 000 km de voies conventionnelles, acquisition de 200 rames de trains à très grande vitesse, arrivée du tramway dans une quinzaine de villes, gestion de 7 500 km d’autoroute, privatisation de ports en 2016… Des marchés que peuvent briguer les entreprises étrangères, à condition de prendre des partenaires locaux.
« Le secteur de l’énergie (le nucléaire, les énergies renouvelables, la distribution), les transports (la fabrication d’équipements pour les trains à grande vitesse) et d’autres infrastructures, l’aérospatiale, la défense, les technologies de l’information et de la communication et les industries pharmaceutiques sont considérés comme des secteurs prioritaires avec un grand potentiel pour l’investissement français », liste le président de l’agence gouvernementale Invest in Turkey, Arda Ermut.
L’automobile reste aussi une valeur sûre. « Il y a tout ici : 13 producteurs internationaux de véhicules, avec autour, toutes les industries annexes fournissant les composants et autres activités de sous-traitance annexes, un environnement de plus en plus concentré dans une zone géographique précise », au sud-est d’Istanbul, rappelle Yves-Marie Laouënan, président de LDS Consulting, cabinet spécialisé dans l’implantation de sociétés européennes. Plus généralement, « tout ce qui est industriel a le vent en poupe ici : il y a un déficit de recherche et développement et les Turcs ont besoin de savoir-faire », complète-t-il.
Seul secteur touché de plein fouet par les sanctions russes et les craintes sécuritaires, le tourisme risque de vivre en 2016 son annus horibilis. Sur janvier-février, les arrivées de vacanciers étrangers ont chuté de 8,48 % (à 2,4 millions), avec une baisse brutale de l’afflux de touristes russes (- 54,4 %, à 42 000), qui représentent habituellement 10 % du marché touristique turc. Le pire restant probablement à venir. « Le plus gros impact n’est pas encore arrivé. Certains opérateurs que nous connaissons bien nous annoncent une chute de l’affluence de 30 à 40 % cet été », indique Éric Fajole. Si 2015 a été une bonne année en termes d’IDE, les craintes sécuritaires pourraient également, sur la durée, peser sur le moral des investisseurs. « Certaines entreprises (françaises) ont différé leurs déplacements de prospection pour des raisons de sécurité. On constate également un peu moins d’entreprises présentes sur certains salons professionnels », constate Raphaël Esposito, directeur de la Chambre de commerce et d’industrie franco-turque (CCIFT).
Pourtant, le principal danger pour la Turquie n’est peut-être pas à chercher dans les aléas de sa conjoncture politique, mais plutôt dans des tendances de fond : bulle immobilière, problèmes de financement des entreprises turques, protectionnisme, risque d’étranglement si une hausse des taux d’intérêts mondiaux fait repartir la hot money de Turquie vers les États-Unis et l’Europe. Surtout, la hausse de 30 % du salaire minimum – une promesse électorale entrée en application au premier janvier – risque de bouleverser le paysage industriel turc. Pour certains entrepreneurs, cette mesure pourrait être une cause de départ. « Nous sommes encore bien ici, parce que nous vendons des produits pas trop en entrée de gamme. Mais on se demande quand même si nous n’allons pas devoir partir vers un pays de l’Union européenne comme le Portugal », indique Jordane Simha, cofondatrice de la société française d’ameublement de salle de bains Batigreen. Un analyste occidental, parlant sous le couvert de l’anonymat, évoque déjà un « risque de désindustrialisation de la Turquie ».
Nicolas Cheviron à Istanbul
Chiffres clés (2015)
Superficie : 780 000 km²
Population : 77,7 millions d’habitants
Croissance économique : 4 %
Produit intérieur brut (PIB) : 799,5 milliards de dollars
PIB/habitant : 10 500 dollars
Inflation : 8,8 %
Chômage : 10, 9 %
Importations : 207,2 milliards de dollars (- 14,4 % par rapport à 2014)
Exportations : 143,9 milliards de dollars (- 8,7 % par rapport à 2014)
Sources : Institut turc de la statistique (TUIK)