Pour répondre à l’hostilité américaine, soutenir l’Ukraine et garantir sa propre sécurité, l’Union européenne (UE) devrait augmenter considérablement ses dépenses en matière de défense. Au-delà des aspects financiers, se réarmer efficacement nécessitera aussi de réduire la dépendance aux États-Unis en réorientant l’industrie européenne, pour l’heure tournée vers l’export, et de faire encore monter en puissance ses capacités de production. Revue de détail dans cet article proposé par notre partenaire La newsletter BLOCS.
Lacunes identifiées
« L’Europe est prête à accroître massivement ses dépenses de défense, a lancé mardi 4 mars Ursula von der Leyen. À la fois pour répondre à l’urgence d’agir et de soutenir l’Ukraine et pour répondre au besoin à long terme d’assumer une plus grande responsabilité dans notre propre sécurité ».
Pour y parvenir, la présidente de la Commission met sur la table un plan baptisé « Réarmer l’Europe », visant à mobiliser 800 milliards d’euros, dont 150 proviendraient de prêts accordés par l’UE aux États membres. L’objectif de ce plan qui doit être discuté dès jeudi 6 mars par les Vingt-Sept : combler les lacunes de l’UE en la matière, et combattre sa dépendance à l’armée américaine.
Les secteurs dans lesquels l’Europe doit progresser ne manquent pas. « En matière de renseignement, de défense aérienne, ou encore de logistique, il est crucial que l’Europe augmente ses capacités », estime ainsi Gesine Weber, chercheuse associée du think tank German Marshall Fund.
Ces manques sont en outre identifiés depuis des années par l’Agence européenne de défense, dans des rapports qui nourrissent les discussions politiques.
Le déblocage de fonds ne suffira toutefois pas à réarmer l’Europe efficacement.
Causes structurelles
Celui-ci viendra certes encore donner un coup de fouet aux dépenses annuelles des Vingt-Sept, qui ont déjà progressé d’environ 30 % depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, après des années de sous-investissement.
Il ne règlera toutefois pas à lui seul les problèmes profonds qui brident la défense européenne. Comme l’explique une très intéressante analyse du média spécialisé défense Bruxelles2, qui propose 10 actions concrètes à mettre en place immédiatement : « le manque de moyens apparent des armées européennes tient davantage à des causes structurelles : inorganisation totale entre les Vingt-Sept, duplications, très faible mutualisation des moyens, etc. Sans oublier la fuite avérée des budgets, avec les nombreuses acquisitions à l’étranger ».
Entre 60 et 80 % du matériel de défense européen est en effet importé depuis l’étranger, principalement des États-Unis, mais aussi de la Corée du Sud et d’Israël. Entre 2019 à 2023, 55 % des importations d’armes des États européens provenaient des États-Unis, selon les estimations de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (Sipri).
Préférence absente
Cette dépendance aux entreprises américaines pourrait bien se perpétuer : le plan d’Ursula von der Leyen ne semble pas pour l’heure contenir de « préférence européenne ».
Une erreur pour Nathalie Loiseau, eurodéputée Horizons, spécialiste des questions de défense : « Il faut bien distinguer les deux sujets, explique-t-elle. D’un côté, pour aider Kiev, il y a urgence et il faut trouver le maximum de matériel à envoyer, d’où qu’il vienne. Pour ce qui nous concerne, en revanche, la préférence européenne est une absolue nécessité. Quand on voit que le président américain peut suspendre les livraisons du jour au lendemain, comme il vient de le faire pour l’Ukraine, il faut se préparer au pire ».
Une rupture des livraisons américaines paraît toutefois peu probable à Gesine Weber, du German Marshall Fund : « Les systèmes de défense américains sont souvent produits dans les États républicains, avec des sommes considérables à la clé, explique la chercheuse allemande. Donald Trump aurait donc du mal à justifier cette décision. D’autant plus qu’il répète que les Européens n’achètent pas assez d’armes ».
Sans aller jusqu’à une rupture des livraisons, on peut craindre une limitation des usages des armes américaines par les États européens, estime pour sa part Arthur Kenigsberg, un think tank spécialisé sur l’Europe centrale et orientale.
« Les lois extraterritoriales américaines comme la Réglementation américaine sur le trafic d’armes au niveau international (ITAR) permettent aux États-Unis de restreindre les usages de leurs armes, explique-t-il. Concrètement, si la Russie envahit l’Estonie, on pourrait imaginer que Washington empêche à cette dernière d’utiliser ses avions de combat ».
Logique transactionnelle
Arthur Kenigsberg imagine toutefois mal les pays d’Europe centrale et orientale se passer d’armes américaines, à l’utilisation desquelles sont formées leurs troupes, pour l’heure.
« Il faut s’attendre à ce que certains de ces États entrent dans une logique transactionnelle avec les États-Unis, explique-t-il. Avant, ils achetaient du matériel américain pour s’assurer de la protection de Washington. Maintenant, ils risquent de le faire pour au moins maintenir les troupes américaines sur leur territoire. Pour la Pologne, qui doit sécuriser ses frontières avec le Belarus et avec l’enclave russe de Kaliningrad, c’est un enjeu sécuritaire majeure. La Lituanie semble aussi s’engager dans cette voie transactionnelle ».
Si les pays d’Europe centrale et orientale saisissent bien le risque de dépendre de Donald Trump, ils ne voient pas encore le matériel européen comme une option viable à court terme.
Les capacités ne manquent pourtant pas sur le Vieux Continent, mais l’industrie est pour l’heure essentiellement tournée vers l’export. L’Europe, qui importe donc plus de la moitié de ses armes en provenance des seuls États-Unis, est ainsi responsable de plus d’un tiers des exportations d’armes au niveau mondial.
Une situation paradoxale qui n’a rien d’inéluctable, selon Nathalie Loiseau. « L’achat d’armes reste un choix souverain des États, mais quand on utilise de l’argent européen, il faut qu’il y ait une préférence européenne pour corriger cette situation, affirme l’eurodéputée. Nous devons aussi réfléchir à des incitations pour éviter que notre industrie soit aussi dépendante au grand export. Cette situation les soumet à la concurrence d’autres fournisseurs et les rend dépendants de clients qui ne sont pas toujours alignés sur nos intérêts ».
Tensions sur l’offre
Reste à savoir si la Base industrielle et technologique de défense (BITD) européenne est en mesure de suivre. En France, sa production a déjà augmenté de 10 % depuis 2022. « Cependant, les tensions sur l’offre y ont nettement augmenté, à rebours de l’évolution du reste de l’industrie : les difficultés d’approvisionnement y sont plus fortes et l’appareil productif plus sollicité », explique une note de conjoncture de l’Insee publiée en juillet 2024.
En cause, notamment, des difficultés d’approvisionnement liées aux tensions commerciales mondiales et aux difficultés des règles de transfert de composantes au sein de l’UE, ainsi que les difficultés de certains sous-traitants, qui manquent de visibilité sur les commandes. Deux difficultés sur lesquels les Européens peuvent agir par la simplification et un soutien financier au secteur, selon Nathalie Loiseau.
Les capacités de production, bien que sous « tension relative », selon l’Insee, semblent néanmoins offrir une marge de manœuvre. D’autant plus que les réorientations d’usines produisant du matériel civil vers la défense se multiplient à travers le continent, concrétisant « l’économie de guerre » que la France, entre autres, proclame depuis le début de l’invasion russe en Ukraine.
Un mouvement de fond, pour Gesine Weber : « Il faut s’attendre à d’autres réorientations de ce genre et, plus généralement, repenser le lien entre civil et militaire, estime la chercheuse allemande. On voit par exemple que les drones civils ont un impact assez considérable sur le conflit ukrainien. Il faut s’en inspirer ».