De nombreux changements de régimes politiques se sont produits ces derniers mois en Afrique. Que deviennent les contrats d’État qui avaient été signés ou étaient en cours de réalisation ? Quelle sécurité juridique pour les contrats internationaux signés avec la Libye, la Côte d’Ivoire, la Tunisie, l’Égypte… ? Analyse d’expert.
Si les bouleversements politiques récents affectant un certain nombre de pays du continent africain ne cessent de nourrir les commentaires des politologues, ils soulèvent également sur le plan du droit des affaires international un certain nombre d’interrogations et de craintes quant au sort des contrats signés par des sociétés ou investisseurs étrangers avec lesdits États.
Qu’il s’agisse de la Libye, de la Côte d’Ivoire, de la Tunisie, de l’Égypte et peut-être bientôt de l’Algérie, du Yémen ou de Bahreïn, quelle sécurité juridique peut-on accorder auxdits contrats ? Devront-ils être renégociés avec les nouveaux gouvernements ? Ces questions relèvent essentiellement de la problématique des « successions d’États ou de gouvernements », telle qu’appréhendée par le droit international public. La réponse à y apporter sera, sur un plan strictement juridique, plus ou moins connue selon les circonstances considérées et, dans tous les cas, particulièrement compliquée en termes de pratiques et de relations d’affaires.
Deux cas de figure : succession d’États ou succession de gouvernements
En effet, les changements de régime que connaissent actuellement ces pays sont susceptibles d’être analysés en une succession d’États ou une succession de gouvernements. Dans le premier cas, les nouveaux gouvernants, suite à une transition « révolutionnaire », affirment leur intention de rompre avec le passé et de constituer un nouvel État, distinct du précédent. Dans le second cas, la continuité de l’État n’est pas en cause, mais la légitimité du gouvernement se revendiquant comme représentant institutionnel dudit État est controversée. Sans entrer dans les détails des critères de distinction entre l’une et l’autre des hypothèses, le cocontractant étranger à un contrat d’État sera alors amené à s’interroger sur le sort de son contrat et sa validité future, voire sur l’interlocuteur désormais compétent pour en assurer l’exécution et, le cas échéant, la modification.
Dans cette perspective, et au regard de l’actualité internationale récente, il convient de distinguer la situation en Côte d’Ivoire de celles de la Tunisie, de l’Égypte et de la Libye.
• En Côte d’Ivoire, aucun mouvement « révolutionnaire » ne peut être invoqué. Seule une élection présidentielle conforme au droit national a conduit à l’élection de deux présidents qui avaient chacun installé un gouvernement prétendument légitime. En l’espèce, la difficulté pour l’investisseur international partie à un contrat d’État résidait dans l’identification du représentant légitime de l’État cocontractant. Dans une telle situation, et indépendamment des décisions politiques de reconnaissance de l’un ou l’autre des gouvernements par les États tiers, le critère normalement utilisé est celui de l’effectivité du contrôle exercé sur le territoire.
Jusqu’aux récents évènements militaires ayant conduit à l’arrestation du président sortant Laurent Gbagbo, les investisseurs internationaux étaient ainsi confrontés à l’incohérence entre la reconnaissance politique du gouvernement d’Alassane Ouattara par la majorité des États tiers et l’application du critère de l’effectivité qui devait en toute hypothèse conclure à la légitimité du gouvernement Gbagbo.
• Dans les cas de la Tunisie, de l’Égypte et surtout de la Libye, les transitions « révolutionnaires » sont susceptibles de conduire les nouveaux régimes à choisir de rompre avec le passé et d’appliquer le principe dit de la table rase, non seulement aux traités mais également aux contrats signés antérieurement, faisant ainsi prévaloir leur souveraineté nouvelle. Sans préjuger de ce que décideront les États concernés, il est à relever que cette attitude est relativement fréquente, et permet notamment de faire échec aux traités bilatéraux ayant pu être conclus et de nature à brider la marge de liberté des nouveaux gouvernants.
Cela ne signifie bien évidemment pas pour autant que les contrats antérieurs ne seront plus honorés. Mais cette position facilitera leur renégociation, comme c’est souvent le cas en matière de contrats de concession portant sur l’exploitation de ressources naturelles, où l’argument de la « souveraineté permanente sur les ressources naturelles » est de plus en plus fréquemment mis en avant.
Dans le cas de la Libye, une difficulté supplémentaire vient s’ajouter à celles précédemment décrites. En effet, et dans l’hypothèse où la guerre opposant les forces pro-Kadhafi aux insurgés se pérenniserait, cette situation serait susceptible de déboucher sur une scission de facto de la Libye, avec cette fois-ci apparition d’un État nouveau, complexifiant d’autant les règles susceptibles d’être appliquées.
Recours possibles : tribunal international ou Cirdi
Dans un tel contexte, il serait inadapté pour l’investisseur étranger de s’adresser aux juridictions de l’État concerné en vue d’obtenir le règlement des litiges consécutifs aux bouleversements
politiques, de même que serait inutile la saisine de tribunaux d’autres juridictions, comme pourraient le permettre certaines règles de droit international privé.
En l’espèce, c’est auprès d’un tribunal international qu’il conviendra de s’adresser, et ce alors même qu’en principe, les tribunaux internationaux ne peuvent connaître des affaires concernant une personne privée qu’à la condition d’avoir été saisis par l’État dont cette personne est ressortissante.
Ce principe connaît toutefois une exception particulièrement intéressante, dans le cadre de la convention de Washington pour le règlement des différends relatifs aux investissements, conclue en 1965 sous l’égide la Banque internationale de reconstruction et de développement (BIRD), qui met en place un centre international de règlement des différends, appelé Cirdi (1). La simple ratification de cette convention par l’État concerné risque cependant de ne pas suffire pour permettre la saisine du Cirdi. En effet, la compétence de ce dernier doit faire l’objet d’un consentement explicite, soit dans un accord d’investissement, soit dans une loi nationale, ou encore dans le contrat lui-même. Si ces conditions sont remplies, l’investisseur étranger comme l’État partie pourront saisir une commission de conciliation (chargée de faire des recommandations) ou un tribunal arbitral (qui rendra une sentence obligatoire). En pratique, les investisseurs ou industriels étrangers qui envisagent de conclure un contrat d’État devront vérifier si l’État considéré a ratifié la convention de Washington précitée, puis s’assurer que ledit contrat stipule une clause permettant aux parties de soumettre leur différend à un tribunal international, qui se prononcera alors sur le fondement du droit international. Dans ce cadre, il sera particulièrement recommandé de faire explicitement référence dans le corps même du contrat aux principes généraux du droit international public, afin que le tribunal arbitral saisi puisse, le cas échéant, se prononcer sur des problématiques relevant du droit international public, telles que celles présentées supra.
Par ailleurs, cette précaution permettra à l’investisseur étranger dont le contrat d’État se verrait définitivement remis en cause de s’appuyer sur les principes généraux du droit international public afin d’être en mesure de demander l’indemnisation de son préjudice – le plus souvent dans le cadre de la théorie des expropriations directes ou indirectes (dites « rampantes »). Cette indemnisation, déterminée sur la base d’un principe d’indemnisation de la valeur réelle des investissements réalisés, pourra couvrir tant les dépenses engagées que la perte de profit– en termes juridiques le damnum emergens et le lucrum cessans (2).
Il appartient aux industriels et investisseurs désireux de conclure des contrats d’État internationaux de prendre pleinement conscience tant de la nature des risques encourus que de l’état du droit international susceptible d’être invoquéCeci afin d’anticiper, dès la rédaction du contrat d’État, les problématiques de droit international public susceptibles d’apparaître. Et de négocier, le moment venu, la préservation de leurs intérêts économiques sans compromettre le développement de leurs relations commerciales futures.
À défaut, ils n’auront d’autre option que d’abandonner leurs activités dans le pays concerné et d’engager des procédures contentieuses dont l’issue sera fort aléatoire.
Olivier Laffitte, avocat au barreau de Paris, Taylor Wessing LLP
(1) Convention de Washington du 18 mars 1965 pour le règlement des différends relatifs aux investissements entre États et ressortissants d’autres États.
(2) Cour permanente de justice internationale, 26 juillet 1927, Usine de Chorzów.