« Il n’y aura pas de retour en arrière. On peut rêver, être dans le déni, mais le Royaume-Uni sortira bien le 29 mars 2019 de l’Union européenne. Il faut donc s’y préparer », lance d’emblée Sandrine Gaudin, secrétaire générale des Affaires européennes, en ouvrant, le 14 mars, un séminaire du Medef consacré au ‘Brexit’. « S’y préparer » est sans doute été l’expression qui est la plus utilisée tout au long de cette réunion. S’y préparer, notamment s’agissant des PME, et plus encore « celles qui ne connaissent pas le grand export, et donc les difficultés et les formalités qui vont avec le commerce extracommunautaire », s’inquiète Jean-Michel Thillier, adjoint au directeur général de la Douane et des droits indirects.
Le ‘Brexit’ monte dans la hiérarchie des préoccupations des entreprises qui commerce avec le Royaume-Unis. Le sujet a ainsi été discuté lors de conférences au Salon international du transport et de la logistique (SITL), qui se tenait cette semaine au parc des expositions de Paris nord-Villepinte. Un signe. Car les entreprises vont être confrontées à l’arrêt des camions à la frontière, l’imposition de formalités douanières pour le franchissement ou non (normes, notamment sanitaires) et de contrôles. Quelque 250 douaniers supplémentaires sont prévus en 2018 et début 2019, notamment dans les Hauts-de-France et Normandie, mais aussi un peu en Bretagne ou pour l’aéroport de Nice pour les marchandises et les passagers.
W. Quaedvlieg (VNO-NCW), J. Ritz (BDI) : il faut se préparer « au pire »
Le risque de chaos ne peut pas être écarté. « Il a été calculé que deux minutes de contrôle douanier à Douvres pourrait entraîner 27 kilomètres de bouchons routiers », déplore Elvire Fabry, chercheur senior à l’Institut Jacques Delors. Au total, pour entrer au Royaume-Uni, ce sont 500 camions étrangers qui font l’objet de contrôle. « Mais demain, ce serait plus de 8 000 véhicules supplémentaires qui devraient remplir des formalités douanières », prévient le Medef dans son Guide Brexit à l’usage des entreprises, notamment des PME.
Les ports vont aussi devoir s’adapter, à l’instar de Calais qui avait investi 800 millions d’euros avant le référendum britannique. Quel sera l’impact en termes de transport de marchandises et de passagers ? « Séparer l’import et l’export, même à Calais, est impossible, on n’a pas la place », dévoile Bernard Mazuel, délégué général de l’Union des ports de France, qui indique qu’il faudrait « multiplier les capacités de contrôle phytosanitaire et véto sanitaire en France ».
Il faut se préparer « au pire » avertissent de leur côté plusieurs responsables européens, comme Winand Quaedvlieg, le directeur du bureau du patron néerlandais VNO-NCW à Bruxelles, et Joscha Ritz, senior manager de la Fédération de l’industrie allemande BDI. Le pire, ce serait le « hard Brexit », ce que ne souhaite ni le Royaume-Uni, ni les États membres, mais qui ne peut être totalement exclu. Dans ce cas, on reviendrait aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) pour régir les échanges entre le Royaume-Uni et l’UE.
C’est pourquoi, « dès maintenant, PME doivent engager une revue générale de leurs activités, leurs systèmes informatiques, leurs ressources humaines et d’autres domaines comme la propriété intellectuelles », soutient Thomas Courbe, directeur général adjoint au Trésor.
L’État français à l’écoute du secteur privé
Si le Royaume-Uni a créé un ministère du Brexit, on s’organise aussi côté européen. La directrice des Relations internationales de BusinessEurope, l’organisation qui rassemble les diffétentes fédérations patronales nationales de l’UE, Luisa Santos, préside également la task force Brexit du patronat européen. Le Medef s’est aussi doté d’une task force Brexit, confiée à Philippe Méchet, animateur du séminaire du 14 mars sur le sujet.
Pour aider les entreprises françaises à se préparer, le Medef a aussi réalisé un « Guide du Brexit ». Parmi les « actions » qu’il préconise pour s’organiser : désigner « un chef de file » dans l’équipe de direction pour « superviser » le dossier, mais aussi faire en sorte que ce soit tous les responsables de l’entreprise qui identifient « ensemble les hypothèses et les domaines d’exposition » ; ensuite, communiquer en interne et travailler en réseau, notamment avec son organisation professionnelle.
D’autres conseils sont donnés, comme d’évaluer l’ampleur des changements possibles dans le fonctionnement de la société (chaîne logistique, marchés, main d’œuvre, législation, coûts, localisation des activités, modèle opérationnel, systèmes, données, fiscalité, etc.).
Pour sa part, l’Administration française se déclare prête à rencontrer le secteur privé, collectivement et individuellement. Le Trésor et la direction générale des Entreprises ont ainsi réuni trois fois l’ensemble des fédérations professionnelles, selon Xavier Merlin, chef du secteur de l’Action territoriale, européenne et internationale à Bercy.
Négocier le niveau de règlement et exiger une concurrence loyale
Quatre grands domaines de vigilance ont pu ainsi être identifiés lors de ces réunions :
1/ Les barrières tarifaires. Simple en apparence, ce sujet peut être plus épineux, si l’on aborde la question de la chaîne des valeurs, par exemple dans l’automobile.
2/ Les barrières non tarifaires (BNT). Dans la pharmacie, qu’en sera-t-il des autorisations de mise sur le marché, dans l’automobile des homologations ? Et dans l’aéronautique, est-ce que la certification européenne sera toujours valable, faudra-t-il une double certification ? Par ailleurs, l’imposition de barrières non tarifaires deviendraient un handicap réel « pour des entreprises soumises au just in time et à des cadences croissantes », pointait Pascal Belmin, directeur des Affaires règlementaires européennes chez Airbus.
Les droits de douane et les BNT sont des systèmes mis à priori en place à court terme. En revanche, les règlements et les règles d’origine pourraient évoluer dans le temps au Royaume-Uni et donc constituer un danger à moyen-long terme.
3/ Les règlements que Londres pourrait adapter à ses intérêts concerneraient notamment les aides publiques à l’industrie, alors que ces dernières sont strictement encadrées dans l’UE. Dans la chimie, le Royaume-Uni pourrait aussi se dispenser, au moins en partie, des obligations liées aux directives européennes Reach (protection de la santé humaine et l’environnement) et Seveso (prévention des risques majeurs sur des sites industriels). En mai prochain, le nouveau règlement européen sur la protection des données personnelles sera applicable dans les Etats membres. Qu’en sera-t-il au Royaume-Uni dans le futur ?
4/ Le Royaume-Uni pourrait devenir une plateforme d’entrée des pays tiers dans l’UE, en adoptant des règles d’origine divergentes de celles dont dispose cette dernière. Il s’agirait donc de favoriser la réexportation vers le marché commun à partir du territoire britannique.
Des interrogations sur les IG et le brevet unitaire
Un autre sujet qui inquiète les entreprises est la propriété intellectuelle. Dans ce domaine, Thierry Sueur, président du comité du Medef sur la propriété intellectuelle, souligne que quatre possibilités :
1/ Les droits d’auteur. Il n’y a déjà pas d’harmonisation en Europe. Donc aucun vrai changement à attendre.
2/ Les identifications géographiques (IG). Il faudra s’assurer que Londres respecte les IG sur le long terme.
3/ Les marques, dessins, modèles, bases de données. Il y a un droit national et un droit européen. Il faudra donc s’assurer que les marques communautaires puissent se transformer en marques britanniques et que pour celles qui ne sont pas enregistrées pourront disposer d’un délai pour le faire », relevait Thierry Sueur.
4/ Le brevet unitaire. A côté du brevet national et du brevet européen, a été ajouté le brevet unitaire dans 25 États membres (les 28 – 3 : Espagne, Pologne et Croatie). Deux avantages à cette protection, qui n’est pas encore en cours : simplification et baisse des coûts. Le Royaume-Uni a ratifié l’accord après son référendum sur la sortie ou non de l’UE, mais rien ne dit qu’elle voudra participer à cette initiative européenne, une fois le Brexit devenu effectif.
Ce qui manque des deux côtés de la Manche au secteur privé, c’est la « visibilité », regrette Marianne Estève, WW Trade Compliance director Essilor et présidente du comité Douane du Medef. « Il va y avoir un Conseil européen les 22 et 23 mars. Espérons que nous aurons des réponses plus claires », espère Bernard Spitz, président du pôle international et Europe du Medef. « Les enjeux pour nous, ce sont de conserver la fluidité et de préserver le marché intérieur », soutient pour sa part Thomas Courbe pour le Trésor.
La fluidité n’est pas un problème mineur. Dans le Guide Brexit du Medef, on lit ainsi que « 30 % des exportations britanniques vers l’Union européenne (soit 54,8 milliards d’euros en 2016) et 22 % des importations provenant de l’Union européenne (soit 60,1 milliards d’euros) dépendent de la rapidité et de la fiabilité » du tunnel sous la Manche. Il faut aussi y ajouter le transport de passagers, avec ses retombées économiques et sociales, et les voyages d’affaires.
Londres veut un nouvel accord approfondi
Aujourd’hui, toutefois, personne ne veut croire à un «hard Brexit », c’est-à-dire à une séparation hostile communément appelée « rupture sèche ». Le scénario probable, selon le Medef, serait que « le Royaume-Uni quitte le marché unique et négocie un nouvel accord commercial avec l’Union européenne ».
De fait, Oriel Petry, ministre conseiller aux Affaires commerciales à l’ambassade de Grande-Bretagne à Paris, veut dissiper tout malentendu quand au niveau d’exigence normative des Britanniques : « Nous ne voulons pas nous attaquer à la sophistication de l’UE. Nous ne voulons pas diminuer notre niveau de réglementation. Le consommateur britannique est aussi sophistiqué que le consommateur français ou allemand. Et le gouvernement est aussi ouvert et flexible que possible ».
« Franchement, on veut que l’UE devienne un succès, c’est notre intérêt à long terme », renchérit Chris Hobley, directeur de l’Accès aux marchés et budget au ministère du Brexit. Pour lui, il faut « un accord qui dure, donc stable et juste » pour une « relation économique forte pour l’avenir » et donc « pas de hard Brexit ». Mais il faut aussi « inventer un nouveau type d’accord », plus approfondi que ceux signés avec la Norvège dans le cadre de l’Espace économique européen (EEE) ou avec le Canada avec le CETA (Comprehensive Economic and Trade Agreement/Accord économique commercial global)*.
Au-delà des négociations, c’est l’agenda du ‘Brexit’ qui inquiète les milieux d’affaires. Sur ce point, la situation est en voie de clarification.
La phase de transition proposée par le négociateur européen Michel Barnier a finalement fait l’objet d’un accord avec son homologue britannique, David Davis: elle s’ouvrira le 29 mars 2019 et s’achèvera le 31 décembre 2020. Par ailleurs, durant la transition, Londres respectera les règles de l’UE, tout en ne participant pas à ses décisions et bénéficiera en échange de l’accès au marché unique. Ce projet des deux négociateurs, qui inclut un accord sur le sort des expatriés, doit être encore entériné par le Conseil européen des 22 et 23 mars à Bruxelles.
Les États membres voulaient le statu quo pendant la transition, et les entreprises aussi. Une chance à ne pas laisser passer. Il faut, de toute urgence, se préparer avant le grand saut dans l’inconnu.
François Pargny
* UE / Royaume-Uni : Londres espère un accord « CETA plus, plus, plus »
Lire également dans la LC d’aujourd’hui : Brexit / France : comment Paris pilote l’installation de l’EBA
Pour prolonger :
–Royaume-Uni / UE : le rôle majeur de la France dans les coulisses du ‘Brexit’
–UE / Royaume-Uni : le Medef n’exclut pas un scénario catastrophe pour le ‘Brexit’
–UE / Royaume-Uni : les banques et les douanes face au scénario d’un ‘Brexit’ dur