Le nouveau règlement d’arbitrage de la Chambre de Commerce Internationale (« CCI ») (le « Règlement ») est entré en vigueur au 1er janvier 2012. L’une des avancées majeures du Règlement est la création de l’arbitre d’urgence. Trois ans après, retour d’expérience sur cette innovation importante.
L’article 29 du Règlement permet en effet aux parties de demander des mesures provisoires ou conservatoires avant que le tribunal arbitral n’ait été constitué ou même avant que la demande d’arbitrage n’ait été enregistrée par le secrétariat de la Cour internationale d’arbitrage de la CCI.
Auparavant, la seule possibilité pour une partie d’obtenir des mesures provisoires ou conservatoires avant la constitution du tribunal dans les arbitrages CCI était de faire appel aux juridictions du lieu où la mesure urgente avait principalement vocation à être exécutée, qu’il s’agisse ou non des juridictions du siège de l’arbitrage. L’intérêt de cette nouvelle disposition du Règlement est donc de faire en sorte que cette phase préliminaire puisse être d’ores et déjà entendue sous les auspices de la CCI, élargissant en cela la panoplie des parties à la recherche d’un remède urgent.
L’article 29(7) du Règlement prévoit en effet que les dispositions relatives à l’arbitre d’urgence n’empêchent pas les parties de solliciter l’octroi de mesures provisoires ou conservatoires urgentes auprès de toute autorité judiciaire compétente à tout moment avant la soumission d’une requête à cette fin conformément au Règlement et même postérieurement si les circonstances s’y prêtent.
L’arbitre d’urgence fait ainsi désormais partie intégrante du Règlement. Si les parties ne spécifient pas explicitement dans leur clause d’arbitrage l’exclusion de l’arbitrage d’urgence (opt out), la possibilité de nommer un arbitre d’urgence s’appliquera par défaut. De manière intéressante, à l’occasion de l’une des premières affaires traitées, la CCI a accepté de considérer le recours à l’arbitrage d’urgence comme possible en présence d’une clause d’arbitrage signée avant l’entrée en vigueur du Règlement, mais dont les termes précisaient que les règles applicables seraient celles en vigueur à la date de la mise en œuvre de l’arbitrage. Ce point, conforme en effet au texte de la clause d’arbitrage et donc à la volonté des parties, n’a pas été contesté par la partie défenderesse.
Bon à savoir
Aspects coût et efficacité
Le coût de la procédure auprès de la CCI, hors frais d’avocats, se monte à 40 000 USD, dont 5 000 USD non-remboursés si l’arbitre d’urgence désigné se déclare incompétent. Toutefois, ce coût est à mettre en perspective avec la rapidité de la décision, qui contraste avec les délais parfois plus importants lorsque le même type de demande est formulé devant les juridictions étatiques. Par ailleurs, bien que l’arbitre d’urgence ne rende qu’une ordonnance, ainsi qu’il est indiqué ci-dessous, l’« imprimatur » de la CCI permet à la partie bénéficiaire d’envisager une exécution volontaire dans certains cas plus facilement que dans le cadre de procédures nationales.
La typologie des mesures
L’arbitre d’urgence devra tout d’abord déterminer avec soin s’il est compétent pour ordonner les mesures sollicitées. Il vérifiera ainsi notamment que la clause d’arbitrage en cause l’y autorise et que les mesures demandées n’excèdent pas l’étendue de ses pouvoirs. À supposer qu’il soit bien compétent, le secrétariat de la CCI présente cinq types de mesures conservatoires ou provisoires qui peuvent entrer dans le champ de l’arbitrage d’urgence, étant entendu que ces mesures ne sont pas limitatives, à savoir :
• des mesures maintenant le statu quo entre les parties en vue d’un règlement du litige. Un vendeur peut ainsi se voir ordonner de livrer son acheteur, le tout assorti d’une obligation de paiement – ou inversement ;
• des mesures destinées à protéger les éléments de preuve, afin notamment d’empêcher la destruction ou la perte de documents importants pour l’issue du litige ; • des mesures assurant le paiement des frais de l’arbitrage. Le séquestre d’une certaine somme d’argent par une partie dont la solvabilité est douteuse peut ainsi dans certains cas être ordonné afin d’assurer le paiement des frais de l’arbitrage.
• des mesures assurant l’exécution de la sentence arbitrale à venir sur le fond, en préservant les actifs pertinents. Par exemple, l’interdiction temporaire de disposer d’un actif ou de le déplacer ;
• des mesures prévoyant un paiement partiel. Il incombe à l’arbitre d’urgence lui-même d’établir si la mesure réclamée est réellement urgente et justifiée et donc d’établir s’il y a lieu ou non, au cas par cas, de l’accorder.
Les conditions de mise en œuvre
La procédure de l’arbitre d’urgence n’est disponible que si la clause d’arbitrage qui lie les parties vise le Règlement. En outre, les dispositions relatives à l’arbitre d’urgence ne s’appliquent pas si :
• la convention d’arbitrage visant le Règlement a été conclue avant la date d’entrée en vigueur du Règlement (à savoir le 1er janvier 2012) et ne précise pas que le règlement applicable est celui en vigueur à la date de la mise en œuvre de l’arbitrage,
• les parties sont convenues d’exclure l’application des dispositions relatives à l’arbitre d’urgence, ou
• les parties sont convenues d’une autre procédure pré-arbitrale prévoyant l’octroi de mesures conservatoires ou provisoires ou d’autres mesures similaires. Cela est le cas par exemple dans les contrats FIDIC faisant appel à un « Dispute Adjudication Board ».
La demande de mesures d’urgence peut être transmise à la CCI à tout moment avant que le dossier de l’affaire ne soit transmis au tribunal arbitral. Dans ce cas, la partie devra produire une copie de la demande d’arbitrage (si elle en est l’auteur) et tout autre document produit par les parties dans la procédure d’arbitrage entamée. Il est également possible pour une partie de faire appel à l’arbitre d’urgence avant même que la demande d’arbitrage au fond n’ait été communiquée à la CCI.
Dans ce cas, il est cependant nécessaire pour la partie requérante de soumettre une demande d’arbitrage sur le fond au plus tard dix jours après que le Secrétariat a reçu la demande de mesures d’urgence. L’arbitre d’urgence peut, par ailleurs, lui-même et dans des circonstances réellement exceptionnelles, octroyer un délai supplémentaire pour le dépôt de la demande d’arbitrage.
Bon à savoir
Des délais courts La CCI nomme en principe l’arbitre d’urgence dans un délai de 48 heures suite au dépôt d’une demande. L’arbitre d’urgence doit quant à lui rendre sa décision dans les 15 jours. Cela n’exclut pas, toutefois, dans des cas particuliers, que l’arbitre d’urgence puisse, soit rendre son ordonnance plus rapidement, soit « geler » la situation dans l’attente de son ordonnance. A titre d’exemple, les auteurs ont pu obtenir récemment d’un arbitre d’urgence CCI, en moins de quarante-huit heures à compter du dépôt d’une demande d’arbitrage d’urgence et moins de huit heures après la transmission du dossier à l’arbitre, l’interdiction d’appeler une garantie à première demande émise sur ordre d’une société étatique, interdiction confirmée par l’arbitre à l’issue des quinze jours de la procédure d’arbitrage d’urgence.
La forme et les effets de la décision de l’arbitre d’urgence
Les décisions de l’arbitre d’urgence, qualifiées d’ordonnances, s’imposent aux parties, qui s’engagent à les exécuter spontanément. Elles n’ont donc en principe de valeur que contractuelle, comme les décisions d’un « Dispute Adjudication Board » par exemple. En cas de défaut d’exécution, les parties s’exposent à d’éventuelles sanctions ou inférences négatives au cours de la procédure d’arbitrage portant sur le fond de l’affaire.
La décision rendue par l’arbitre d’urgence n’étant pas qualifiée de sentence arbitrale, et ne pouvant en avoir la nature dans certains systèmes juridiques comme le système français (où la qualification de sentence arbitrale suppose par hypothèse qu’un litige soit tranché de manière définitive, ce qui par définition n’est pas le cas pour l’arbitre d’urgence), il semble difficile d’envisager qu’elle puisse faire l’objet d’une exécution forcée devant les juridictions étatiques par la partie qui l’a obtenue, à l’inverse d’une décision judiciaire ou d’une sentence arbitrale. La CCI rapporte toutefois une affaire dans laquelle l’ordonnance de l’arbitre d’urgence a fait l’objet d’une exécution forcée devant un juge étatique.
Cela n’est pas le plus important toutefois, car la pratique de la CCI et d’autres institutions montre que les décisions des arbitres d’urgence sont dans leur grande majorité exécutées spontanément, dans la mesure où la partie récalcitrante encourrait le risque d’être plus sévèrement sanctionnée lors de la procédure arbitrale sur le fond si elle ne la respectait pas.
Tout comme une ordonnance de référé en France ne lie pas le juge du fond, n’ayant pas autorité de la chose jugée au principal, l’ordonnance de l’arbitre d’urgence CCI ne lie pas le tribunal arbitral, qui est libre d’adopter la décision qu’il souhaite. Même s’il est encore trop tôt pour le dire, toutefois, il serait hasardeux d’en déduire que l’ordonnance d’un arbitre d’urgence n’aura jamais aucune influence sur le fond. Dans l’ensemble des affaires où une procédure d’arbitrage sur le fond s’est poursuivie à la suite de la décision de l’arbitre d’urgence, les ordonnances rendues n’ont, à ce jour, fait l’objet d’aucune modification ou d’annulation par les tribunaux arbitraux statuant sur le fond.
Quoi qu’il en soit, même le défaut pour la partie soumise à l’ordonnance d’un arbitre d’urgence de respecter cette ordonnance ne prive pas pour autant l’arbitrage d’urgence de tout intérêt pour le bénéficiaire de la mesure ordonnée. Dans l’affaire CCI n°20208 précitée, le défaut du bénéficiaire de la garantie à première demande de respecter l’injonction qui lui avait été faite par l’arbitre d’urgence de ne pas appeler la garantie a conduit son adversaire, bénéficiaire de l’ordonnance, à saisir un tribunal – étatique cette fois – d’une demande d’interdiction de paiement par la banque contre-garante, une demande d’injonction à l’encontre de la banque garante de premier rang n’étant pas envisageable en l’espèce. Cette demande a prospéré, la violation de l’ordonnance de l’arbitre d’urgence ayant constitué un élément supplémentaire permettant de caractériser l’abus.
Bilan provisoire
Fin 2014, la procédure de l’arbitrage d’urgence CCI a été utilisée à notre connaissance à au moins dix reprises, impliquant 34 parties de 15 nationalités différentes dans des domaines très divers. Six des dix affaires impliquaient plus de deux parties. La procédure a été utilisée au moins une fois dans un cadre multipartite et multi-contrats, impliquant au surplus un État et certaines sociétés étatiques. Les dix affaires ont donné lieu à huit ordonnances.
L’arbitre d’urgence ne s’est déclaré incompétent qu’une seule fois, les sept autres affaires ayant donné lieu à une décision sur le fond des demandes. Sur ces sept ordonnances, quatre ont donné lieu à l’octroi de mesures provisoires. Cette procédure a démontré sa célérité, les délais ayant toujours à notre connaissance été respectés, et son efficacité. Il convient à ce titre d’encourager la partie envisageant la nomination d’un arbitre d’urgence aux termes du Règlement de prendre attache le plus tôt possible avec le secrétariat de la CCI, avant même le dépôt de la demande, afin de permettre à la CCI de l’anticiper et de réfléchir d’ores et déjà au meilleur profil d’arbitre d’urgence pouvant être nommé. Le bilan en termes d’exécution semble bon également, démontrant que la souplesse du mécanisme remplit parfaitement son objectif.
Jean-Christophe Honlet, Associé, Dentons (Paris)
Augustin Barrier, Collaborateur, Dentons (Paris)